Piquillo Alliaga/58

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 275-276).


LVIII.

le sacrifice.

Cependant, Bernard de Sandoval et l’archevêque Ribeira avaient pris depuis longtemps les mesures nécessaires à l’exécution de leurs plans ; à Valence, à Grenade et dans toute l’Andalousie, dans l’Aragon et les deux Castilles, des émissaires répandaient les bruits les plus alarmants et soulevaient toute la population espagnole contre les Maures.

Le mémoire rédigé par Ribeira, et que le roi n’avait pas lu, circulait dans tout le royaume et faisait grande impression, non-seulement sur les membres du clergé, mais sur les personnages les plus puissants et les plus influents d’alors.

Le saint prélat démontrait que l’Espagne avait dans son sein un million d’ennemis vaincus, mais non subjugués, qui formaient une nation à part, et qui ne se rallieraient jamais franchement à la religion, aux mœurs et aux intérêts espagnols.

Il attestait que les Maures conspiraient continuellement, et que dernièrement encore, lors des dangers auxquels l’Espagne n’avait échappé que parle génie et la prévoyance du duc de Lerma, les Maures, en apprenant les préparatifs du roi Henri IV, lui avaient offert de l’or et des soldats[1] ; que si, par un miracle exprès de la Providence, le roi Henri n’était pas mort, l’Espagne se serait vue attaquée à la fois au dedans et au dehors ; que pareil événement pouvait se représenter, et que si à la première guerre étrangère tous les Maures du royaume prenaient les armes, les Espagnols seraient, comme leurs ancêtres, forcés de se soumettre au joug du vainqueur, ou de chercher encore, comme au temps de Pélage, un abri dans les rochers et les montagnes des Asturies.

Ces raisonnements produisaient un grand effet sur les classes élevées ; et pour le peuple, l’archevêque Ribeira avait recours à d’autres moyens. On parlait d’une conspiration qui ne tendait à rien moins qu’à faire débarquer en Espagne Muleïsilan, le sultan de Maroc.

Les Maures, disait-on, lui avaient promis de se soulever à son approche, de lui fournir cent cinquante mille combattants, de l’aider à piller les églises, à profaner les hosties et à pendre tous les moines et curés du royaume ; laquelle conspiration, ajoutait-on, venait d’être découverte par le tribunal du saint-office[2].

L’effroi était grand, les prêtres inventaient des récits étranges, merveilleux, qui passaient de bouche en bouche, et ajoutaient à la frayeur générale.

On disait qu’à Daroca, le bruit des trompettes et des tambours avait retenti dans les airs au moment où la procession sortait du monastère ; qu’à Valence on avait aperçu pendant plusieurs jours un nuage d’une éclatante blancheur, sillonné de bandes sanglantes ; qu’une image de la Vierge avait paru tout inondée de sueur[3], et qu’enfin la cloche de Villila avait sonné d’elle-même pendant plusieurs jours[4].

Les esprits, en émoi et vivement frappés, étaient dans l’attente d’un grand événement, et, comme Ribeira le disait au roi, le vœu général appelait l’ordonnance dont les conséquences pouvaient être si fatales pour l’Espagne.

Yézid reçut de Valence toutes ces nouvelles, et le lendemain du jour dont nous venons de parler, il entra de bonne heure dans la chambre d’Aïxa. Il la trouva pâle et debout. Elle ne s’était pas couchée de la nuit ; elle l’avait passée tout entière à prier, à invoquer sa mère et à lui demander conseil.

— Sœur ! lui dit le jeune Maure, il n’y a plus à tarder, il faut partir aujourd’hui même pour Valence.

— Et pourquoi ?

— Notre père et tous nos frères courent les plus grands dangers, notre place est près d’eux.

Il lui fit connaître alors une partie de ce que nous venons de raconter, ajoutant que déjà les jours de Delascar d’Albérique avaient été menacés, que la populace furieuse, et excitée par des agents secrets, avait voulu mettre le feu à son habitation.

Aïxa tressaillit.

— Ce n’est rien encore, continua Yézid, tous les vaisseaux dont l’Espagne peut disposer sont réunis sur nos côtes, toutes ses troupes ont ordre de marcher sur Valence et sur Grenade. Quelque odieux complot se prépare contre nous, et pour le déjouer j’ignore ce que médite mon père, mais il m’écrit que pour sauver sa religion et ses frères, tout est permis.

— Il a dit cela ! s’écria Aïxa en pâlissant.

— Voici sa lettre. Il nous demande pardon de ce qu’il va faire ; mais il sait que nous pensons comme lui, et que nous n’hésiterions pas un instant à sacrifier tout ce que nous avons de plus précieux et de plus cher.

— Il a dit cela ! s’écria Aïxa avec terreur.

— Vois toi-même… Voici ses derniers mots : sauver nos frères, et puis mourir !

Aïxa prit la lettre d’une main tremblante, et pendant qu’elle la lisait :

— Qu’as-tu, ma sœur ? s’écria Yézid en voyant la pâleur mortelle qui couvrit tous ses traits.

— Laisse-moi cette lettre, mon frère.

Elle la serra dans son sein, et dit :

— Tu as raison… nous ne pouvons rester ici… il faut partir ; fais tous tes préparatifs. Dispose pour ce soir une voiture… il doit tarder à mon père de revoir sa fille. Tu la lui ramèneras, Yézid, lui dit-elle froidement.

Yézid allait sortir. Il se retourna et vit Aïxa chanceler ; il revint vivement sur ses pas, et cherchant à la calmer :

— Je t’ai effrayée, ma sœur, lui dit-il, en t’apprenant brusquement toutes ces nouvelles, et en te parlant de malheurs qui, je l’espère, ne se réaliseront pas. Mon père saura les détourner.

— Il ne le pourrait qu’au prix de ses jours ! dit Aïxa.

— Puis, se remettant de son trouble, elle ajouta avec calme :

— J’espère comme toi que nos ennemis reculeront devant l’exil ou le massacre de nos frères. Piquillo vient d’être appelé au palais de l’inquisition : il nous apprendra ce qu’on a décidé, et peut-être ce soir pourras-tu porter à Valence la nouvelle que le roi et son ministre ont renoncé pour jamais à leurs sinistres desseins.

Elle prononça ces derniers mots avec une oppression si visible que Yézid lui dit encore :

— Tu veux me le cacher, sœur, tu souffres !

— Non, je n’ai rien… À quelle heure comptes-tu partir ?

— Ce soir, pour qu’on ne nous voie pas ; ce soir, à onze heures.

— C’est bien… je serai prête.

Et la voiture t’attendra.

— Pas ici… Je ne voudrais plus rentrer dans cet hôtel.

— Et pourquoi ?

— Tu le sauras. Attends-moi près la petite porte du palais, celle qui conduisait aux appartements de la reine… tu sais bien ?

Yézid tressaillit.

— Oui, je la connais, dit-il ; mais pourquoi à cet endroit ?

— Parce qu’il est solitaire… et puis pour d’autres raisons que tu sauras… je te les dirai.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Pourquoi ! reprit-elle en tremblant de tous ses membres ; ne me le demande pas, je t’en conjure. Puis, joignant les mains, elle lui dit : Va-t’en !

Yézid la regarda avec surprise. Mais il respecta son secret, se rappelant qu’autrefois, lui aussi, avait voulu qu’on respectât les siens. Il embrassa sa sœur et sortit.

  1. Fonseca, page 445.
  2. Fonseca, passim.
  3. Mémoire de Ribeira, archevêque de Valence.
  4. Sully, Économies royales, t. viii, p. 328.