Piquillo Alliaga/57

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 272-275).


LVII.

les conditions.

Le roi, prêt à signer, s’arrêta, jeta vivement la plume et s’écria avec colère :

— La duchesse de Santarem ! nous serons ravis de la voir ! Qu’elle entre ! qu’elle entre ! Pardon, mes pères, et vous, monsieur le duc ; nous reprendrons cette affaire plus tard.

Il y avait dans son geste et dans sa voix une expression tellement impérative qu’il n’y avait pas moyen de rester davantage. Ils sortirent donc. Le duc, en s’éloignant lança un coup d’œil d’indignation à l’huissier malencontreux qui avait annoncé la duchesse et qui venait ainsi, sans le savoir, de renverser leurs projets.

Le pauvre huissier n’aperçut pas le regard foudroyant du ministre, car dans ce moment il s’inclinait jusqu’à terre pour le saluer.

Mais le lendemain il fut destitué sans avoir jamais pu deviner la cause de sa disgrâce.

Le roi n’avait jusque-là connu dans son amour qu’un tourment, c’était de ne pas voir celle qu’il aimait ; qu’une crainte, c’était de n’en pas être aimé. Il ne lui était pas venu à l’idée que ce cœur insensible pour lui pût ressentir de l’affection pour un autre.

Il avait toujours et complétement ignoré le supplice de la jalousie ; celle qu’il ressentait en ce moment venait, comme toute passion nouvelle et non encore éprouvée, l’envahir tout entier.

À la vue d’Aïxa, son sang avait reflué vers son cœur ; il était pâle ; ses lèvres tremblantes balbutiaient des mots inarticulés qu’il achevait à peine, et son trouble était d’autant plus violent qu’il faisait tous ses efforts pour le cacher.

Enfin, il lui fit signe de s’asseoir, en essayant de
C’est toi que je revois ! s’écrie Yézid en le pressant sur son cœur.
sourire, et ce sourire donna à tous ses traits une expression convulsive dont Aïxa s’effraya.

— Qu’avez-vous donc, sire ? s’écria-t-elle.

— Ce que j’ai, ingrate !..

Et alors tout ce que son cœur contenait de rage et de douleur comprimées s’échappa avec des cris et des sanglots.

Ce n’était plus cet homme apathique et indolent, ce roi que rien ne semblait émouvoir, pas même la misère de ses peuples : c’était un amour outragé, furieux, jaloux ! et la jalousie a son éloquence, qui est là même pour tous, pour l’homme du peuple comme pour le roi ; car dans les grandes passions, dans l’expression d’un sentiment violent et énergique, le langage de l’un s’élève, et le langage de l’autre s’abaisse.

Ainsi, le roi, oubliant son rang, le roi, furieux comme le dernier de ses sujets, accabla Aïxa de reproches et de menaces, de mépris et de haine, et finit par tomber à ses pieds ivre de colère et d’amour.

Aïxa avait fait d’inutiles efforts pour calmer cet accès de fièvre chaude et de délire, auquel elle n’aurait rien compris, sans le nom de Fernand, que le roi répéta souvent.

— Quels reproches ai-je donc mérités de Votre Majesté ? dit-elle enfin, quand il lui fut permis de se faire entendre ; avais-je accepté ses vœux ?..

— Non… non, dit le roi ; mais vous avez accueilli ceux de Fernand !

— Avais-je promis à Votre Majesté mon cœur et mon amour ?

— Non, mais vous les avez donnés à Fernand… l’oserez-vous nier ? Et ce n’est rien encore ! continua-t-il avec une impétuosité de paroles que rien ne pouvait interrompre ; si vous me quittez… si vous retournez à Valence, n’est-ce pas pour l’épouser ?.. Répondez, répondez-moi donc !.. Qui vous empêche de répondre ?

— Vous seul, sire ; j’attends que Votre Majesté me le permette.

— Moi ! dit le roi avec rage ; moi qui vous supplie, à genoux, de parler, de me dire la vérité !

— Vous la connaîtrez tout entière, sire !.. je ne sais qui a pu m’accuser auprès de Votre Majesté d’aimer don Fernand d’Albayda.

— Ce n’est donc pas vrai ? dit le roi avec un transport de joie en étendant les mains vers elle.

Aïxa se recula, baissa les yeux et répondit :

— C’est vrai… sire !

— Et vous osez me l’avouer, à moi !

— Oui, sire ! Mais là, je vous le jure, s’arrêtent mes crimes, et celui dont vous m’accusez encore n’est jamais venu à ma pensée ni probablement à la sienne. Maîtresse de ma main, je n’en ai point disposé… je ne l’ai promise à personne… pas même à lui !

Et, élevant la voix, elle ajouta avec force :

— Je me rends à Valence, non pour épouser don Fernand d’Albayda, je vous le jure, mais pour revoir et embrasser mon père, Delascar d’Albérique, qui est un Maure.

— Je le sais.

— Et qui m’a élevée dans sa croyance, sire.

— Je le sais… je le sais… répéta le roi avec impatience et avec humeur. Ainsi, et d’après votre propre aveu, à vous, qui êtes la franchise même, vous ne voulez point et vous n’épouserez jamais Fernand d’Albayda ?

— Je n’ai pas dit cela, sire.

— Quoi ! s’écria le roi furieux, elle ne m’accordera même pas cette consolation, ce bonheur, cette espérance ! Et que dites-vous donc, alors ?

— Je dis que, dans ce moment, et pour rien au monde, je ne consentirais à l’épouser.

— À la bonne heure ! reprit le roi plus adouci. Et pourquoi ?

— Parce qu’il était le fiancé de Carmen d’Aguilar, ma meilleure amie, presque ma sœur, et que je n’épouserai jamais Fernand d’Albayda… tant que je pourrai croire que Carmen l’aime encore.

— À la bonne heure ! répéta le roi avec une satisfaction mêlée de crainte, pourvu que Carmen soit fidèle et constante. Mais qui peut se fier à ces jeunes filles ! n’a-t-elle pas déjà une autre idée ? ne veut-elle pas, m’a-t-on dit, entrer dans le couvent des Annonciades de Pampelune comme novice ?

— Elle y est déjà, sire.

— Qui l’a permis ?

— La reine, sire.

— C’est un tort qu’elle a eu : je n’y aurais jamais consenti. Et, reprit-il avec une colère qu’il cherchait à modérer, si elle prononce ses vœux, si elle devient religieuse, si elle renonce décidément au monde et à Fernand, que ferez-vous alors ?

— Je l’ignore, sire.

— Et si ce Fernand voulait vous épouser, que feriez-vous ?

— Je l’ignore.

— Vous me trompez ! vous le savez ! Répondez-moi donc ! répondez ! S’il vous offrait sa main, continua-t-il avec fureur, que feriez-vous ?

Aïxa fléchit un genou et dit avec sa douce voix :

— Peut-être alors, sire, viendrais-je demander à Votre Majesté la permission de l’accepter.

— À moi !

— À vous, qui seriez trop bon et trop juste pour me la refuser.

— Moi ! dit le roi ; moi y consentir ! Mais vous ne savez donc pas, continua-t-il avec un cri de douleur et de passion, que je voulais vous épouser !

— Vous, grand Dieu ! Ce n’est pas possible !

— Demandez à ce duc de Lerma qui sort d’ici ; demandez à ces ministres du ciel : ils vous le diront ; ils vous attesteront que je voulais vous placer sur le trône d’Espagne, que je voulais vous faire reine !

— Et moi je ne l’aurais pas voulu ! s’écria vivement la jeune fille ; j’aime trop Votre Majesté, je suis trop attachée à sa gloire, pour lui permettre de descendre jusqu’à sa sujette. L’Espagne vous aurait blâmé, et l’inquisition vous eût maudit… je suis Maure !

— Eh bien ! qu’importe ? dit le roi en la regardant avec amour.

— Je suis d’un sang et d’une croyance qu’ils détestent.

— Mais moi, je t’aime ! s’écria-t-il… et tiens !… tiens ! dans ce moment encore, voilà un édit qu’ils veulent me faire signer, un édit qui bannit d’Espagne et ton père et les tiens !

— Est-il possible ! s’écria Aïxa tremblante.

— Un édit qui les proscrit, qui confisque leurs biens, qui les condamne à errer et à mourir sur une terre étrangère… et cet édit…

— Vous ne le signerez pas ! s’écria Aïxa.

— Jamais ! si tu m’aimes, si tu es à moi…

— Je ne le puis, sire… mais ne signez pas !

— Le ciel le veut, et mon Dieu me le commande ; c’est ce qu’ils disent tous… Eh bien ! je braverai la volonté du ciel et la colère mème de Dieu… si tu es à moi, si tu y consens !

— Mon devoir me le défend !

— Et mon devoir à moi, s’écria le roi hors de lui, mon devoir m’ordonne d’être impitoyable !

— Grâce ! sire, grâce ! s’écria-t-elle en tombant à genoux, je vous en supplie !

— Et moi aussi je t’ai suppliée en vain, et tu m’as repoussé, tu en as aimé un autre !

— Je ne l’aimerai plus, j’y renoncerai, je vous le jure.

— Cela ne me suffit plus ; maintenant, vois-tu, je n’ai plus le courage de résister ni de combattre, je n’ai plus la force d’être généreux ; ceux pour qui tu supplies ne sont pas plus infortunés que moi, car je meurs, vois-tu bien, je meurs, si tu n’es pas à moi !

Aïxa, interdite, craignant de redoubler l’égarement du roi et la crise effrayante où elle le voyait, se contentait de joindre les mains et de murmurer d’une voix suppliante : Mais mon honneur, sire ! mais mon devoir !

— Ton honneur ! s’écria Philippe hors de lui, ton honneur et tes jours appartiennent à ton roi ! et ton devoir… ton devoir est de sauver ton père et tous les tiens ! Et puisque mon amour ne peut rien obtenir, continua-t-il avec une exaltation toujours croissante, puisque je ne puis rien devoir à ta tendresse ni à ta pitié, je m’adresserai à d’autres sentiments ; je verrai si ta haine pour ton roi est plus forte que ton amour de fille ou de sœur !

— Grâce, sire ! grâce ! continua-t-elle en se trainant sur les genoux.

— Non, non, point de grâce ! s’écria le roi en délire. Et saisissant avec force la main d’Aïxa : Écoute-moi bien… tu seras ici… demain soir… à la nuit… demain… demain, tu entends bien ! et alors je déchire cet édit, j’assure à jamais le bonheur et la prospérité de tes frères et de tous les tiens !… Mais tu viendras… Je t’attendrai !… ici, demain, tu me le promets… tu me le jures ?

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-elle en se relevant.

— Tais-toi ! tais-toi ! dit le roi en lui mettant la main sur la bouche, car ce ne serait pas moi, alors, ce serait toi qui signerais la ruine, l’exil et la mort de ton père !

— Mon père ! répéta Aïxa épouvantée, moi, causer sa mort !…

Puis avec un mouvement d’effroi involontaire elle s’écria hors d’elle-même :

— Grâce ! grâce ! je viendrai !

Le roi poussa un cri de joie, et ses yeux brillèrent d’un éclair de bonheur.

— Non, non ! c’est blasphémer, dit vivement Aïxa en se reprenant, non, non ! jamais !..

Mais le roi, comme s’il craignait d’entendre son désaveu, avait déjà quitté Aïxa et s’était élancé dans la pièce voisine, dont la porte venait de retomber.

Quant à la pauvre jeune fille, elle se traîna jusque chez elle ; désolée, éperdue et tombant à genoux, elle s’écria en levant les yeux et les mains vers le ciel :

— Viens à mon aide, ô mon Dieu, et conseille-moi !