Piquillo Alliaga/63

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 290-292).


LXIII.

les barons de valence.

En quittant le duc de Lerma, Alliaga s’était rendu sur-le-champ au palais du roi.

On lui avait dit que Sa Majesté venait de partir pour une promenade. Il avait attendu ; les heures s’étaient écoulées, le roi n’était pas revenu.

Alliaga, décidé à voir le monarque, n’avait pas quitté le palais ; il y était resté jusque bien avant dans la nuit. Alors, épuisé de fatigue, accablé d’inquiétudes, craignant quelque nouveau complot contre le roi lui-même, il sortit, rentra quelques instants à l’hôtel de Santarem, et y trouva ces mots que le roi lui avait adressés avant son départ :

« Je pars pour Valladolid. Je suis le plus malheureux des hommes ; venez me rejoindre, mon cher Alliaga, je n’attends plus de consolations que de vous seul. »

Que s’était-il donc passé ? qui avait pu déterminer ce départ, cette fuite du roi ? Ce n’était ni au ministre ni à son frère qu’Alliaga pouvait maintenant le demander. Le plus terrible, c’est qu’il y avait déjà plus de douze heures de perdues, et qu’il en fallait autant pour franchir les quarante lieues qui séparent Madrid de Valladolid.

Piquillo n’hésita pas ; quoique brisé de fatigue, et n’ayant rien pris depuis le matin, il se jeta dans une voiture, roula toute la nuit, et arriva le lendemain à Valladolid. Le roi a défendu de laisser pénétrer personne jusqu’à lui ; mais cette défense ne regardait point le révérend père Alliaga, confesseur de Sa Majesté.

Toutes les portes lui furent ouvertes.

À peine s’il reconnut le roi, tant ces vingt-quatre heures de souffrances avaient changé ses traits. Sa première colère s’était calmée, la douleur seule était restée, et à l’aspect de Piquillo, les larmes vinrent à son aide.

— Mon frère !.. mon frère, s’écria-t-il, venez à mon secours, venez sauver mon âme ! Tout est fini pour moi, et il me semble que je ne crois plus à rien.

La douleur rapproche les distances, car Piquillo se sentit pressé dans les bras du roi.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il avec effroi. Quel malheur menace l’État ou Votre Majesté ?

— Elle est partie ! s’écria le roi… elle a épousé Fernand d’Albayda.

— Et qui donc ?

— La duchesse de Santarem..

— Cette idée seule fit pâlir Alliaga, qui se hâta de se remettre et répondit :

— On a abusé Votre Majesté : ma sœur n’est pas mariée.

— Mais elle a quitté Madrid avec lui, avec Fernand, la nuit, dans la même voiture !

— Ce n’est pas, ce n’est pas ! s’écria Alliaga ; Fernand était appelé par les barons de Valence pour s’entendre sur leurs plus chers intérêts, et il est parti, mais seul.

— C’est lui, vous dis-je, qui a enlevé la duchesse de Santarem.

— Je puis prouver le contraire à Votre Majesté.

— Et comment cela ?

— D’un seul mot : c’est moi, sire, qui ai enlevé la duchesse.

— Vous, mon frère ! s’écria le roi stupéfait ; et pourquoi ?

— Parce qu’en se donnant à Votre Majesté, elle avait juré de se donner la mort ; et vous, sire, qui tout à l’heure encore me conjuriez de sauver votre âme, je n’ai pas voulu que vous puissiez paraître devant Dieu chargé d’un double crime.

Le roi pâlit.

— Celui d’avoir ravi l’honneur et la vie à une jeune fille.

— Ne m’accusez pas, ne m’accusez pas, mon pêre ! je vous le dis, et Dieu le sait, je voulais l’épouser.

Piquillo tressaillit et dit froidement :

— Qui donc en a empêché Votre Majesté ?

— Le duc de Lerma et l’inquisiteur. Ils m’ont affirmé qu’il n’était pas permis d’épouser une Maure, et maintenant je le voudrais que je ne le pourrais pas, car, en présence de l’inquisiteur et du légat du pape, on m’a dit, on m’a prouvé…

— Quoi donc ? reprit Piquillo en frémissant de terreur.

— Que les Maures étaient des hérétiques qui causeraient la perte du royaume.

— Ils font sa force et sa prospérité ! s’écria Piquillo. Et avec éloquence, il lui déroula en peu de mots le tableau exact et fidèle que l’on avait jusque-là caché à ses yeux. Il lui montra la vraie situation et les vrais intérêts de l’Espagne, lui peignit à grands traits les projets du grand inquisiteur, l’orgueil de Ribeira et l’ambition du duc de Lerma, qui tous trois entraînaient le royaume vers sa perte.

À chaque mot, le roi, effrayé, étourdi, le contemplait d’un œil hagard et désespéré ; puis tout à coup il l’interrompit en s’écriant :

— Assez ! assez ! il n’est plus temps, tout est fini, j’ai signé !

Piquillo poussa un cri de douleur.

— Signé !.. signé !.. répéta-t-il comme anéanti. Votre Majesté a signé ?

— Oui, oui… j’étais hors de moi… j’étais furieux, et tu n’étais pas là.

Il lui raconta alors ce qui s’était passé, et en voyant le profond désespoir et la morne douleur d’Alliaga, il s’arrêta lui-même et se prit à regarder avec épouvante et remords l’acte coupable arraché à sa faiblesse.

— N’y a-t-il donc point un moyen de révoquer un pareil édit ? s’écria Alliaga.

— Et comment ? répondit le roi ; c’était en présence du légat, qui déjà en a prévenu la cour de Rome… Déjà sans doute il est publié en Espagne ; et peut-être même, dit-il à voix basse, a-t-on commencé à l’exécuter.

En ce moment on vint annoncer à Alliaga qu’on le demandait. Il sortit un instant et vint redire au roi que Fernand d’Albayda et les principaux barons du royaume de Valence, redoutant le coup fatal dont on les menaçait, s’étaient rendus à Madrid et de là à Valladolid, pour supplier Sa Majesté de ne point réduire d’anciens chrétiens et de fidèles sujets du roi au désespoir et à la misère, en leur enlevant les bras qui faisaient valoir leurs champs, les ouvriers qui exploitaient leurs manufactures.

— Il sont là, poursuivit Alliaga ; ne pouvant arriver jusqu’à Votre Majesté, c’est à moi qu’ils se sont adressés. Ils ignorent encore que l’arrêt est porté. Voulez-vous les recevoir ?

— Que leur dirais-je ! s’écria le roi avec désespoir ; le mal est irréparable.

— Peut-être, dit Alliaga ; et s’il y avait moyen d’adoucir leurs maux et de les rendre moins cruels, Votre Majesté n’y serait-elle pas disposée ?

— Qu’ils entrent, qu’ils entrent ! s’écria le roi.

Nous n’essaierons point de dépeindre la désolation de tous ces nobles seigneurs, qui aimaient leurs vassaux, et qui tenaient encore plus à eux qu’à leurs richesses. L’histoire a conservé le souvenir des démarches ardentes qu’ils firent en faveur des Maures, du dévouement paternel et des soins généreux qu’ils leur prodiguèrent jusqu’au dernier moment. L’histoire a même gardé les noms de ces nobles Espagnols, dont l’humanité exceptionnelle défendit l’honneur du pays et protesta hautement contre les cruautés de l’inquisition, de Ribeira et du duc de Lerma.

C’étaient Fernand d’Albayda, le duc de Gandia, dont l’immense fortune était entièrement détruite par l’expulsion des Maures ; c’étaient les comtes d’Allagnas, de Bunol, d’Anna, de Sinarcas, et le duc de Magneda[1].

Lorsqu’ils furent en présence du roi, Piquillo, pour défendre l’honneur de son souverain, déclara que le roi d’Espagne, obligé, dans l’intérêt de la foi, à une mesure dont lui-même déplorait la rigueur, ne demandait pas mieux que de chercher les moyens de l’adoucir.

Alliaga proposa alors, pour que les campagnes et les travaux ne fussent pas en même temps et complétement abandonnés, qu’il fût permis à une certaine partie de la population proscrite de rester en Espagne ; que l’on choisit dix familles sur cent pour enseigner aux chrétiens les procédés que les Maures avaient portés à un si haut degré de perfection, la culture des mûriers, les manufactures de soieries, le raffinage des sucres, la conservation des magasins à riz, l’entretien des canaux et des aqueducs, et tous les arts enfin dont eux seuls étaient alors possesseurs.

Les barons de Valence, Fernand et le roi lui-même, avaient trop d’intérêt à ce que certaines personnes ne fussent pas exilées et restassent en Espagne, pour que cette mesure ne fût pas adoptée sur-le-champ.

Fernand d’Albayda, nous n’avons pas besoin de le dire, avait revu à Valence la duchesse de Santarem ; il avait appris par elle les scènes que nous avons décrites plus haut, et heureux de l’idée qu’Aïxa et Yézid lui seraient conservés, il repartit le soir même pour Valence.

Dans l’égoïsme naturel aux amants, le plus grand de tous les malheurs, pour lui, était la perte ou l’éloignement de celle qu’il aimait. Rassuré sur ce point, le reste n’était plus rien, et tout en franchissant la distance, il se répétait en lui-même : Maintenant pour moi, plus de craintes, plus d’obstacle ; Aïxa ne peut plus m’empêcher de lui offrir ma main et ma fortune… Le malheur même dont les siens sont menacés va, grâce au ciel, me donner le droit de la défendre et de la protéger.

  1. Waston, tom. ii, liv. i.v