Piquillo Alliaga/64

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 292-296).


LXIV.

l’embarquement.

Ainsi que nous l’avons dit, le grand inquisiteur et Ribeira n’avaient point perdu de temps pour la publication de l’ordonnance. Le jour même où l’édit venait d’être signé, il avait été expédié et répandu dans toute l’Espagne, et quand la nouvelle en arriva à Valence, toutes les mesures étaient déjà prises depuis longtemps pour son exécution.

On avait ordonné secrètement à tous les commandants des forces navales, dans tous les ports d’Espagne, de Portugal et d’Italie, de recevoir à bord de leurs vaisseaux un certain nombre de troupes, et de se rendre tous à la même époque à Alicante, à Denia et dans tous les ports situés sur la côte du royaume de Valence.

En même temps, don Augustin Mexia, homme dur et inflexible, officier d’une grande expérience, et gouverneur de la ville d’Anvers, se rendit à Valence auprès du vice-roi, le marquis de Cazerena, neveu du duc de Lerma, pour s’entendre avec lui, et prendre, en cas de révolte, les mesures nécessaires.

Toutes les forces dont nous venons de parler étaient arrivées depuis une semaine environ en vue de Valence ; et le matin même du jour où l’ordonnance devait se publier, les troupes de débarquement et les régiments venus de Castille et de l’Andalousie entrèrent en même temps dans la ville.

D’Albérique Delascar, qui était à Grenade, avait reçu un exprès envoyé par Piquillo. Celui-ci lui racontait son entrevue avec le duc de Lerma, et le vieillard épouvanté, comprenant qu’il n’y avait ni foi ni honneur chez leurs ennemis, s’était hâté de revenir à Valence, où régnaient déjà la consternation et le deuil. Les boutiques et les croisées étaient closes, et tous les travaux abandonnés. Des groupes se formaient dans les rues ; des ouvriers aux mains noircies, des laboureurs aux fronts basanés, regardaient le ciel avec indignation, et semblaient lui demander la justice et l’appui que la terre leur refusait. Des femmes et des enfants pleuraient ensemble, et les soldats, chargés de dissiper les rassemblements, les dispersaient le sabre à la main, ou les foulaient sous les pieds des chevaux.

— Nous n’avons plus de patrie ! s’écriait cette multitude éplorée ; nous n’avons plus d’asile ! on nous bannit de la terre que nous avons cultivée et enrichie ; on ne nous laisse rien, pas même le fruit de nos travaux ! C’est là la reconnaissance et la justice des chrétiens !

Telle était la situation de la ville, lorsque d’Albérique entra dans le vaste et somptueux hôtel qu’il habitait vis-à-vis du gouverneur.

Yézid et Aïxa vinrent au-devant du vieillard. La douleur était empreinte sur leurs traits. Les principaux chefs des familles maures s’étaient déjà réunis chez celui qu’ils regardaient comme leur protecteur et leur père. À chaque instant la foule augmentait, et quand Delascar parut, tous étendirent les bras vers lui. Les femmes se mettaient à genoux et lui présentaient leurs enfants en lui disant : Sauvez-les !

— Mes frères, mes frères, s’écriait le vieillard, si notre malheur est grand, que notre courage soit plus grand encore !

— Comment nous soustraire à ce désastre ?

— Je l’ignore ; mais je viens le partager.

Ces mots, et plus encore la vue du vieillard, avaient ramené un peu de calme dans l’assemblée.

— Partons ! s’écriaient les principaux chefs ; ne demandons à nos ennemis ni grâce ni délai ! Emportons avec nous la prospérité qu’ils nous devaient ! que ce soit là notre vengeance !

Mais à cette idée les femmes s’abandonnaient au désespoir et versaient des torrents de larmes en pensant à tous les maux qui les menaçaient dans l’exil et dans la traversée.

Non-seulement il fallait renoncer aux riches et belles campagnes de Valence et dire un éternel adieu à leur pays natal, mais elles ignoraient ce qu’on voulait faire d’elles ; elles tremblaient d’être égorgées, elles et leurs enfants, dès qu’elles seraient à bord des vaisseaux préparés pour les transporter en pays étranger.

— Oui, s’écria Yézid, on doit s’attendre à tout de la part des chrétiens, et mieux vaut courir aux armes que de livrer entre leurs mains ce que nous avons de plus cher ; mieux vaut mourir comme des hommes, en combattant pour nos biens et nos familles, que de nous laisser lâchement dépouiller du fruit de nos travaux, ou égorger sans défense. Il est encore dans l’Espagne des montagnes et des rochers, remparts de la liberté, où nous pourrons, comme nos ancêtres, résister à la tyrannie. Les sommets des Alpujarras et les gorges de l’Albarracin vous diront comment on peut vivre et mourir indépendants ; et ces montagnes, arrosées de notre sang, comme les champs de Valence l’ont été de nos sueurs, produiront quelque jour peut-être des frères et des vengeurs.

— Oui ! oui ! aux armes ! crièrent tous les jeunes gens.

— Hélas ! s’écria d’Albérique en réclamant de la main le silence, vous voulez courir aux armes, et vous n’en avez même pas ! Surpris à l’improviste, sans soldats, sans munitions, comment lutter contre les troupes nombreuses et aguerries qui nous entourent ? Qu’opposerez-vous à leurs cuirasses et à leur artillerie ? Pauvres ouvriers, bons laboureurs, vous n’avez que le fer de vos outils ou le soc de vos charrues ; habitués au travail, et non au combat, ignorant la tactique et la discipline militaires, comment résisterez-vous à ces vieilles bandes espagnoles, déjà répandues dans tout le royaume sous le commandement d’officiers expérimentés ? Craignez plutôt, par votre courage imprudent, de fournir aux Espagnols ce qu’ils n’ont pu trouver jusqu’ici, un prétexte pour justifier leur cruauté. Ne légitimez pas leur fureur, et ne diminuez pas leur infamie. Que leur honte reste pleine et entière aux yeux de l’Europe ! Partons… allons demander asile à nos frères les enfants d’Ismaël ; nous trouverons chez ceux de notre croyance appui et protection. Pauvres et sans biens, il faudra, il est vrai, recommencer nos labeurs ; mais le travail et la peine en Afrique valent mieux que l’esclavage en Espagne !

— Il a raison ! s’écrièrent les vieillards.

— Quant à vos craintes, continua Albérique en s’adressant aux femmes, pourquoi Philippe aurait-il rassemblé tous ces vaisseaux sur nos côtes ? pourquoi tous ces préparatifs immenses, s’il avait la pensée de nous faire périr dans la traversée. N’a-t-il pas d’autres moyens d’exécuter, à moins de frais, un si exécrable dessein ? Ne nous tient-il pas ici en son pouvoir ? Et s’il veut donner l’ordre de nous égorger tous, manquera-t-il de bras pour exécuter le crime, d’archevêques pour le bénir et de pape pour le justifier ? Non ! il ne voudrait point, par une trahison si dispendieuse et si inutile, ajouter à la honte qu’il vient d’acquérir et qui suffit à l’opprobre de tout un règne ; de plus ambitieux encore s’en contenteraient ; ne craignez donc rien et partons.

— Partons donc, dirent-ils, partons tous !

— Non, pas tous ! s’écrièrent plusieurs étrangers qui arrivaient en ce moment et qui se précipitèrent dans la salle.

C’étaient Fernand d’Albayda et les barons de Valence. Fernand, au milieu de cette foule compacte, avait du premier coup d’œil distingué et reconnu Aïxa, et ses yeux rayonnants de joie lui avaient déjà dit : Rassurez-vous, je viens vous protéger.

— Oui, mes amis, s’écria-t-il en se retournant vers l’assemblée, nous aurions voulu vous sauver tous, mais nos efforts ont été inutiles, et nous avons du moins tenté d’arracher une partie de vous à l’exil qui les menaçait. Oui, noble et généreux Albérique, continua-t-il, vous et les vôtres, et vous aussi, principaux chefs de cette assemblée, vous conserverez votre patrie et vos richesses, et vous pourrez de loin encore protéger et secourir vos frères.

Il leur expliqua alors que dix familles sur cent resteraient en Espagne ; que le roi y consentait ; que c’était la seule faveur qu’ils eussent pu obtenir, et qu’ils venaient leur apporter dans leur malheur cette dernière consolation.

Des cris de joie et des bénédictions accueillirent don Fernand.

Mais bientôt tous les membres de l’assemblée, s’interrogeant du regard avec inquiétude, semblaient se demander : Qui de nous jouira de cet avantage ? qui sera assez heureux pour être choisi ?

Alors ils se tournèrent tous vers Albérique, Yézid et Aïxa, et leur dirent : Vous qui êtes de la famille de nos rois, et nos vrais souverains ; vous, les derniers des Abencerages, restez, restez dans notre patrie pour nous en rouvrir un jour les chemins ; mais désignez vous-mêmes ceux qui doivent demeurer avec vous.

— Oui, oui, choisissez, cria toute l’assemblée, nous nous en rapportons à vous !

Albérique se leva, et le plus profond silence succéda au tumulte.

— Mes frères, s’écria-t-il, je remercie d’abord en votre nom et au mien don Fernand d’Albayda et les nobles barons, nos généreux protecteurs, qui ont cherché à adoucir nos maux et à alléger nos misères. Ce qui m’étonne, c’est qu’ils aient pu obtenir une pareille concession ; ce qui m’effraie, c’est que le roi l’ait accordée, c’est que l’inquisition ne l’ait pas encore fait révoquer. Il faut, alors, qu’une pareille clémence cache un piége. C’est pour eux et non pour nous ; c’est dans leur intérêt et non dans le nôtre qu’ils se sont faits miséricordieux. S’ils nous retiennent, c’est qu’ils ont besoin encore des bras et de l’industrie du Maure pour diriger et instruire les chrétiens ; et cela seul suffirait pour nous faire rejeter la grâce qu’ils nous offrent, si d’autres motifs plus impérieux encore, ne nous ordonnaient de la repousser. Qui de nous voudra séparer son sort de celui de ses frères ? qui voudrait rester dans des contrées d’où ils sont bannis, et conserver une patrie quand ils n’en ont plus ? Quant à moi, la mienne sera désormais où vous serez ! je pars avec vous.

À ces mots, un cri d’admiration retentit dans l’assemblée.

— Oui, continua le vieillard en tendant la main à Yézid et en posant l’autre sur l’épaule d’Aïxa, mes enfants ne me désavoueront pas.

— Oui, mon père, s’écria la jeune fille, nous vous suivrons.

— Nous vous suivrons tous ! répéta l’assemblée.

— Partons donc ! s’écria-t-on tout d’une voix. Fernand jeta un regard de désespoir sur Aïxa, et celle-ci, les yeux pleins de larmes, lui montra le ciel et son père.

Bientôt la résolution des Maures se répandit dans toute la province de Valence, dans celle de Grenade et dans toute l’Espagne. Les Maures de l’Aragon, des deux Castilles et de la Catalogne abandonnèrent, d’un commun accord, leurs champs et leurs foyers, et se rendirent au rivage pour s’embarquer avec leurs frères et pour vivre et mourir avec eux. Quant à l’article de l’édit qui permettait de laisser en Espagne les enfants au-dessous de quatre ans, pas une mère ne voulut en profiter : quel que fût le sort qui les attendît sur des bords inconnus, quels que fussent les dangers de la traversée, et l’air contagieux des vaisseaux, elles préféraient voir périr leurs enfants sous leurs yeux que de les livrer aux chrétiens et de les abandonner à des dieux qui conseillaient des actes aussi barbares.

On vit donc accourir sur les côtes et dans les ports de l’Espagne toute la population mauresque du royaume. Les vaisseaux préparés par les ministres de Philippe devinrent insuffisants, et dans beaucoup d’endroits, on manqua des moyens de transport.

Profitant de ce prétexte, Fernand d’Albayda et les barons de Valence essayèrent de retarder de quelques jours l’exécution de l’édit ; mais le vice-roi Cazarena et surtout l’archevêque Ribeira se montrèrent impitoyables ; tout ce que Fernand et ses amis purent obtenir par leurs pressantes sollicitations fut, qu’il serait permis aux Maures qui le pourraient, de fréter des bâtiments pour eux et leur famille. Pedralvi fut chargé de ce soin par Yézid, et il s’entendit avec un capitaine napolitain, Giampietri, qui, plus d’une fois avait transporté dans sa tartane, pour le compte de la maison d’Albérique, des marchandises de Cadix à Naples et à Marseille. Par malheur, il ne savait comment former son équipage.

Les marins étaient si rares que le capitaine Giampietri craignait de ne pas en trouver, lorsque, le soir, sur le port, à la posada de la Sirène, rendez-vous ordinaire des matelots, une espèce de contrebandier, au teint basané, aux épaules larges et carrées, lui dit :

— Combien vous faut-il d’hommes pour faire manœuvrer votre tartane ?

— Douze, au moins.

— Vous en aurez quinze.

— Où les trouverez-vous ?

— Cela me regarde.

— Il n’y a plus de matelots.

— J’en ferai, s’il le faut ; il ne s’agit que de les payer. Que leur donnez-vous ?

— Vingt piastres à chacun pour aller d’ici à Alger.

— C’est bien. On nous paiera comptant ?

— Soyez tranquille : ma tartane est frétée pour le compte de la famille Delascar d’Albérique.

À ce nom, les yeux du matelot brillèrent d’une joie sinistre.

— Le Maure Delascar ! s’écria-t-il vivement.

— Lui-même.

— C’est différent ; nous ne demandons point de garantie, et au lieu de vingt piastres, nous nous contenterons de la moitié.

— Ah ! dit le capitaine Giampietri avec émotion, je comprends ; vous le connaissez, vous avez fait comme moi des affaires avec d’Albérique ou avec les siens, et vous avez envers eux quelques dettes de reconnaissance à acquitter ?

— Oui, dit le matelot avec un sourire équivoque, nous avons des comptes à régler ensemble.

— Qu’à cela ne tienne, reprit Giampietri, je vais en parler, dès ce soir, à son fils Yézid.

— Non, non… dit le matelot en le retenant, nous réglerons cela à bord. Marché conclu.

— Touchez là !

Tous deux se donnèrent la main et se séparèrent.

Fernand cependant avait couru chez Aïxa.

— Ah ! lui dit celle-ci avec tristesse, vous venez me faire vos adieux.

— Moi, senora, au contraire !

— Que voulez-vous dire ?

— Que je ne vous quitte plus ! Vous partez, je pars.

— Fernand, lui dit-elle avec émotion, votre rang, vos titres, le nom même que vous portez, tout vous retient en Espagne. Abandonner pour moi votre patrie et la terre où reposent vos aïeux, ce serait mal… je ne consentirai pas à un pareil sacrifice !

— Vous perdre, n’en serait-il pas un plus grand encore ?

— Et puis, continua la jeune fille avec crainte et en même temps avec amour et reconnaissance, oser suivre une exilée, une proscrite, une Maure, n’est-ce pas vous exposer vous-même à voir aussi vos biens confisqués et vos jours proscrits.

— Peu m’importe, si vous m’aimez !

Cette demande parut sans doute inutile à Aïxa, car elle n’y répondit pas, et continua en baissant la tête :

— Mais, chrétien, mais sujet du roi Philippe et soldat de l’Espagne, n’avez-vous pas des serments et des devoirs à remplir ? vous est-il permis d’y manquer, sans entacher votre honneur de Castillan et de gentilhomme ?

— Écoutez, lui répondit froidement le jeune homme, j’ai pensé à tout ce que vous me dites là ; mais il y a un mot qui a renversé tous mes calculs et mes raisonnements, ce mot, Aïxa, c’est que je vous aime ! non pas que j’entende faire bon marché de mon nom ni de mon honneur ; tous deux vous appartiennent et je dois les défendre, ne fût-ce que pour avoir le droit de vous les offrir purs et intacts. Aussi, croyez-le bien, si l’Espagne était en guerre, si le roi avait besoin de mon bras, si, comme officier, il m’appelait sous ses drapeaux, je ne songerais même pas à résigner mon grade et mes emplois ; ce serait, comme vous le dites, entacher mon blason, ce serait donner à la noblesse de Valence et à la grandesse de Castille le droit de m’appeler lâche, et je crois que j’aimerais mieux mourir que de subir un tel affront ; mais, grâce au ciel, le roi Philippe est, en ce moment, en paix avec toute l’Europe ; je puis envoyer ma démission d’officier de ses armées et lui demander la permission de quitter l’Espagne. Alors…

— Alors ? dit Aixa en tressaillant.

— Je vous suivrai sur la terre étrangère ; le pays où vous vivrez sera ma patrie, et votre sort sera le mien.

Aïxa attendrie lui tendit la main.

— En attendant, poursuivit Fernand, vous ne vous exposerez pas sans moi aux dangers de la traversée ; je pars demain avec vous.

— Non, Fernand, dit Aïxa en baissant les yeux, cela ne se peut pas.

— Qui m’en empêcherait ? Duchesse de Santarem, aux jours de votre prospérité, vous m’avez donné votre amour ; vous n’avez plus droit de le retirer quand vous êtes proscrite et malheureuse, car votre malheur m’appartient, et je le réclame ainsi que votre amour, ainsi que vous-même. Oui, continua-t-il avec chaleur, vous ne pouvez refuser ma main, vous devez l’accepter !

— Je ne puis cependant pas.

Fernand la regarda de désespoir.

— Pas encore, se hâta d’ajouter Aïxa.

— Et pourquoi ?

— Parce que… pour ce mariage, dit-elle avec quelque hésitation, il faut encore obtenir un autre consentement que le mien.

— Celui de votre père.

— Non, il le donnera.

— Vous lui en avez donc parlé ?

— Oui, dit la jeune fille en rougissant, à lui, à lui seul ! Mais il est un autre aveu aussi nécessaire, aussi sacré que le sien.

— Et lequel ?

— Celui de Carmen, votre fiancée.

— Elle s’est consacrée à Dieu, elle a renoncé au monde, elle m’a dégagé de ma foi.

— Mais elle ne m’a pas dégagée de ma foi, moi ! s’écria Aïxa, moi qui suis sa sœur et son amie. Elle ne m’a pas donné le droit de lui enlever son fiancé, celui qu’elle a aimé ; et tant qu’elle n’aura pas elle-même permis et approuvé cette union, je la regarderai comme une trahison envers don Juan d’Aguilar et sa fille.

Elle tendit une main au jeune homme, qui semblait consterné.

— Vous devez me comprendre, Fernand.

— Oui, oui, répondit celui-ci en baissant la tête.

— Eh bien, an lieu de quitter l’Espagne et de me suivre, ce que je vous défends, vous partirez demain pour Pampelune ; vous irez au couvent des Annonciades trouver Carmen, dont l’année de noviciat doit être près d’expirer, et vous lui direz… toute la vérité.

— Je lui dirai donc que je vous aime et que vous me l’avez permis.

— Non… c’est elle, au contraire, qui vous en donnera la permission.

— Et si elle me l’accorde…

— Vous viendrez me demander ma réponse… à moi…

— Où cela ?

— Sur la terre étrangère où je vous attendrai.

À cet espoir, à ces doux rêves d’avenir qui leur faisaient oublier le présent, les deux amants sentirent leur courage renaître. Eux seuls échappaient à l’exil ; ce n’était plus être bannis que de l’être ensemble… C’était le temps seul de la séparation qui désolait Fernand. Les journées allaient lui paraître si longues !

— Hâtez donc le départ, lui dit-elle, pour hâter le retour !

Fernand éperdu la pressa contre son cœur,

— Partez, lui dit-elle ; obéissez à votre devoir, et moi au mien. Encore quelques jours d’absence, et puis réunis pour toujours.

Le délai fatal était expiré ; l’édit allait être exécuté. Le quatrième jour, de grand matin, toutes les cloches des églises sonnaient à pleine volée, l’encens fumait dans les temples chrétiens ; l’archevêque de Valence, revêtu de ses plus riches habits pontificaux, entonnait dans la cathédrale un Te Deum solennel, et rendait grâce au ciel de la richesse de la population et de la prospérité de l’Espagne, détruites par ses soins.

En ce moment s’accomplissait cet acte immense, impolitique, cruel, qui causa dans toute l’Europe un frémissement d’horreur ; cet acte que Richelieu lui-même appelle « le plus hardi et le plus barbare conseil dont l’histoire de tous les siècles précédents fasse mention[1]. »

On voyait arriver des familles entières, de longues files de femmes, de vieillards et d’enfants, abandonnant leurs richesses et leurs foyers ; tous, les yeux pleins de larmes et le désespoir dans le cœur, saluaient d’un dernier adieu le beau ciel et les champs de Valence, où ils étaient nés, où ils avaient espéré mourir. Bientôt une foule immense et compacte s’entassa sur le rivage. Plus de cent cinquante mille Maures venant du royaume de Valence étaient rassemblés seulement sur ce point ; à droite et à gauche du rivage, les régiments de Castille étaient sous les armes, et une nombreuse artillerie, à laquelle aurait répondu celle des vaisseaux, était prête à foudroyer cette foule inoffensive, au premier mouvement de résistance vu au premier cri de révolte. On n’entendit rien que des pleurs et les sanglots des mères qui pressaient leurs enfants contre leur sein.

Un historien espagnol contemporain fait un portrait sublime de la jeunesse et de la beauté des femmes maures, se réjouissant, dans l’excès de leur fanatisme, des mauvais traitements auxquels elles étaient en proie. De farouches soldats les arrachaient du rivage et les poussaient vers les embarcations, qui presque toutes étaient des bâtiments de guerre et non de transport, et mal disposés pour cet usage ; des vieillards, des femmes et des enfants étaient entassés par milliers dans l’entre-pont des vaisseaux, au risque d’être suffoqués par le manque d’air, Toute réclamation était repoussée, toute plainte était punie. Le frère ou le mari qui osait défendre les siens ou menacer un soldat était sur-le-champ jeté à la mer. Cependant, et pour l’honneur du nom espagnol, hâtons-nous de dire que bien des cœurs généreux désavouèrent et flétrirent ces cruautés ; que jusqu’au dernier moment les barons de Valence prodiguèrent leurs consolations et leurs soins à leurs vassaux persécutés. L’édit leur abandonnait une partie des biens de ces malheureux ; loin d’user de ce droit barbare, ils permirent aux Maures, non seulement d’emporter avec eux leurs trésors, mais tous les effets qu’ils pourraient convertir en argent, et de transporter à bord des bâtiments équipés par eux leurs meubles les plus précieux et leurs manufactures. Non contents de cet acte de bonté, ou plutôt de justice, presque tous les barons accompagnèrent leurs infortunés vassaux jusqu’au rivage[2]. On se doute bien que Fernand était à leur tête.

Aïxa cependant guidait les pas de son père, qui s’appuyait sur elle, et ses regards bienveillants, sa voix consolante, ranimaient le courage de ses jeunes compagnes et de ses serviteurs. Arrivés au rivage, où le capitaine Giampietri et son équipage les attendaient, ils regardèrent autour d’eux et furent surpris de ne pas voir Yézid.

— Mon fils !.. mon fils !.. dit le vieillard, où est-il ?

Pedralvi s’avança et lui dit à demi-voix :

— Ne le demandez pas, maître, ces chrétiens pourraient vous entendre.

Puis, faisant quelques pas en avant et se trouvant seul avec le vieillard et Aïxa, il leur dit :

— Cette nuit, Yézid a reçu un message de la sierra de l’Albarracin. Tous les Maures de la montagne y sont rassemblés. Ils n’ont pas voulu fuir, ils restent ; ils prétendent que, retranchés dans ces défilés et ces rochers, ils peuvent défier leurs persécuteurs et venger leurs frères ; ils ont écrit à Yézid : « Nous sommes vingt mille, mais il nous faut un chef. Nous t’attendons. »

— Il est parti ! dit le vieillard en tressaillant.

— Il a bien fait, mon père ! s’écria Aïxa ; que Dieu le guide et le protége !

— Je voulais l’accompagner, continua Pedralvi ; mais il m’a fait promettre que je vous conduirais jusqu’en Afrique, vous, mon maître, la senora Aïxa et Juanita, et puis après je reviendrai.

— Toi ?

— Oui, dès que vous serez en sûreté, je reviendrai près de Yézid pour me battre à ses côtés, et qui sait ? pour le sauver, peut-être !

D’Albérique et Aïxa pressèrent dans leurs mains celles du fidèle serviteur, puis le vieillard essuyant une larme, la dernière qu’il devait verser sur le sol d’Espagne, leva les yeux au ciel et s’écria :

— Que la volonté d’Allah soit faite !

— Allah ! Allah ! répétèrent ses serviteurs en s’élançant avec lui sur le vaisseau, qui, à l’instant même, déploya ses voiles.

Debout sur le pont du navire et agitant son écharpe légère, Aïxa, tant qu’elle put l’apercevoir, salua de loin Fernand d’Albayda, qui, immobile sur le rivage, contemplait, les yeux pleins de larmes, le vaisseau qui emportait son bonheur. Longtemps le lourd bâtiment resta en vue, puis, peu à peu, on le vit blanchir, décroître et disparaître.

Toute l’escadre s’était mise en mouvement. Ce rivage tout à l’heure si peuplé, si animé, était maintenant désert et aride… Triste coup d’œil ! sinistre emblème ! image de l’avenir de l’Espagne !

Pour obéir aux volontés de sa bien-aimée, Fernand quitta le jour même Valence afin de se rendre à Pampelune ; mais arrivé à Cuença, au moment où il se disposait à franchir l’Albarracin, il fut rejoint par un courrier venant de Madrid et porteur pour lui de dépêches du roi et du mimistre.

Que devint-il en les lisant !

On lui donnait un commandement de trois régiments destinés à réduire les Maures, qui, sous les ordres de Yézid, venaient de se révolter dans la sierra de l’Albarracin.

  1. Mémoires du cardinal de Richelieu, tom. x, p. 234.
  2. Waston, t. ii, liv. ii, page 78.