Piquillo Alliaga/65

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 296-303).


LXV.

la compagnie de jésus.

Le roi, après avoir reçu la visite des barons de Valence, était revenu à Madrid avec Piquillo, dont il ne pouvait plus se passer. Chaque jour le crédit du jeune confesseur s’augmentait par un double motif. Le premier, c’est qu’il ne parlait presque jamais au roi d’affaires politiques, et le second, c’est que le roi pouvait toute la journée lui parler d’Aïxa.

Un grand changement s’était opéré dans Piquillo ; jusqu’alors sans ambition, il en avait une maintenant, c’était de réparer les désastres du fatal édit qu’il n’avait pu empêcher. Il comprenait que le retour de ses frères dépendrait de son crédit et de sa puissance ; c’était donc pour eux et non pour lui qu’il fallait en acquérir.

Rendre à son roi le repos, à l’Espagne sa prospérité, aux Maures leur patrie, telle fut désormais l’unique pensée de sa vie. Jamais ambitieux ne conçut un plus noble et plus généreux complot.

Quant au roi, il ne rêvait qu’à la seule Aïxa. Il était persuadé qu’elle ne quitterait point l’Espagne ; il venait d’accorder aux principales familles maures la permission de rester dans le royaume, et nul doute que la famille d’Albérique ne profitât la première de ce privilége. Ce qui inquiétait seulement Philippe, c’était le moyen de rappeler de Valence la duchesse de Santarem et de la faire revenir à Madrid ; c’était, pendant le retour de Valladolid à Buen-Retiro, la seule question dont se préoccupât le roi. Il avait voulu que Piquillo montât près de lui dans sa voiture de voyage, et chacun d’eux, plongé dans ses réflexions, gardait depuis longtemps un profond silence, lorsque le roi, sortant de sa rêverie, demanda brusquement à son confesseur :

— Croyez-vous, mon père, qu’Aïxa aime quelqu’un ?

Piquillo, étonné, leva la tête et répondit vivement :

— Non, sire, personne !

— On m’a cependant assuré le contraire.

— On a trompé Votre Majesté.

— Ah ! dit le roi avec un sentiment de satisfaction, vous croyez qu’on m’a trompé ? On m’avait parlé de Fernand d’Albayda.

— C’est une indigne fausseté ! s’écria Alliaga avec conviction ; et cependant, à ce nom, à cette idée qui jamais ne lui était venue, il se sentit saisi d’un froid mortel.

— Vous en êtes bien sûr, mon père ?

— Oui, sire ; le prétendu amour ressemble au prétendu mariage dont on a parlé à Votre Majesté ; je l’atteste et je le prouverai.

— Comment cela ?

— Par un seul mot : c’est qu’Aïxa, ma sœur, qui
Delascar se précipita au-devant de sa fille, l’entoura de ses bras.
me dit tout, qui me confie ses plus secrètes pensées, qui m’a avoué même l’amour de Votre Majesté et le dessein où elle était d’attenter à ses jours, Aïxa ne m’a jamais parlé de don Fernand d’Albayda, à moi, son frère !

— C’est juste, c’est une preuve. Et cependant, le jour où je la pressais de céder à mes désirs, elle n’a pas nié, elle m’a presque avoué, à moi, le roi, qu’elle avait au fond du cœur un sentiment, une affection cachée.

— En vérité ! s’écria Piquillo en pâlissant ; c’est qu’alors elle espérait par ce mensonge se soustraire aux vœux de Votre Majesté, car pour elle l’honneur est le premier des biens ; elle l’estime plus que la vie et le place au-dessus de tout, au-dessus même de l’amour d’un roi.

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit le monarque avec joie, je n’avais jamais pensé à ce que vous me dites là, mon père.

Il serra affectueusement les mains de son compagnon de voyage et se replongea dans ses réflexions, qui, cette fois, devaient être d’une nature agréable, à en juger par la physionomie gracieuse du monarque.

Celle de Piquillo, au contraire, s’était rembrunie et assombrie. Ce qu’il avait attesté tout à l’heure être une insigne fausseté ne lui paraissait plus aussi impossible. Cependant le silence d’Aïxa eût été, selon lui, une telle trahison, qu’il ne pouvait y croire, et décidément il n’ajoutait aucune confiance à cette idée.

Il se le disait, il se le répétait, et malgré lui son cœur battait avec violence, sa tête était en feu, et la vive affection qu’il avait portée jusqu’alors à don Fernand venait, tout à coup et sans qu’il s’en aperçût, de se changer en indifférence, pour ne pas dire plus.

Un brusque mouvement du roi le tira encore une fois de sa rêverie.

— Mon père, est-il permis à un chrétien d’épouser une Maure ?

— Cela vaut mieux que de la déshonorer ! répondit brusquement Alliaga.

— Ce n’est pas là, mon père, ce que je vous demande ; croyez-vous, par de bonnes œuvres ou par des dons pieux, racheter un pareil péché, ou bien y a-t-il, ipso facto, comme disait le frère Gaspard de Cordova, damnation éternelle, sans rémission… le croyez-vous ?

— Non, sire, je ne le crois pas !

— Est-il possible ! s’écria le roi avec joie, Dieu n’en serait pas offensé ?

— Les hommes le seraient sans doute, répondit Alliaga ; mais non pas Dieu.

— Dieu pardonnerait ! dit le roi, tout tremblant d’émotion.

— Je vous l’atteste, sire.

— Et si celui qui veut épouser une Maure… était un roi ?

— Il n’y aurait aucune différence.

— En vérité !

— Ce serait exactement la même chose aux yeux du ciel.

— Ainsi, vous ne craindriez pas, mon père, de me donner l’absolution d’un pareil péché ?

— À l’instant même.

— Et vous en prendriez sur vous toute la responsabilité ?

— Sans hésiter ! Aux yeux de Dieu, sire, de Dieu seulement !

— C’est là l’important.

— Mais pour ce qui regarde vos sujets, je ne répondrais de rien.

— Cependant, dit le roi, si par cette union une hérétique devenait chrétienne, si elle était baptisée ! ce serait là un triomphe de la foi ; ce serait une âme sauvée, et Rome elle-même, au lieu de blâme, me devrait des louanges.

— Mais la personne dont vous parlez consentirait-elle, même pour une couronne, à changer de croyance ?

— Ce serait à vous, alors, mon père, à la décider.

— À moi, sire !

— Qui pourrait y parvenir si ce n’est vous, Alliaga, dont l’influence et le zèle…

— Jamais, sire, jamais ! s’écria Piquillo avec un sentiment de colère qu’il ne pouvait maîtriser.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi, sire ? parce qu’on m’accuserait d’avoir employé à mon élévation et à celle de ma sœur la position que j’occupe auprès de Votre Majesté et la confiance dont elle m’honore.

— Vains scrupules ! dit le roi ; nous y reviendrons ; nous en parlerons plus tard.

Le roi se remit de nouveau à rêver, et son compagnon en fit autant. Honteux du mouvement de dépit qu’il avait éprouvé d’abord, il chercha avec force et courage à éloigner les idées qui malgré lui revenaient toujours l’assaillir, et lorsque enfin il y fut parvenu, lorsque, maître de son trouble, il lui fut possible d’envisager avec sang-froid l’étrange et inconcevable proposition qu’on venait de lui faire, il commença à comprendre que jamais la fortune ne lui offrirait pour d’Albérique et les siens d’occasion plus honorable et plus belle d’exécuter ses desseins. Ces Maures qu’on voulait abattre se relevaient plus glorieux que jamais. C’était assurer non-seulement leur retour, mais une alliance éternelle entre la race des vainqueurs et celle des vaincus, et ce caprice inouï de l’amour pouvait être justifié jusqu’à un certain point, par les raisonnements d’une saine et généreuse politique.

Restait à savoir si la duchesse de Santarem approuverait un pareil projet ; mais si, pour sauver son père et ses frères, elle n’avait pas reculé devant le sacrifice de son honneur et de ses jours, pouvait-elle refuser leur salut qu’on lui offrait de nouveau, non pas cette fois au prix de l’infamie, mais au prix d’un trône ? Quels que fussent ses sentiments secrets, elle ne devait pas hésiter, et quant à Piquillo, tout en sentant gronder encore au fond de son cœur un reste de colère contre ce mariage, il lui semblait qu’il serait moins malheureux de voir Aïxa reine malgré elle, que marquise d’Albayda de son plein gré.

Le roi et son confesseur étaient encore préoccupés de ces idées, quand le carrosse royal entra à Madrid et s’arrêta sous le vestibule du palais de Buen-Retiro.

Dès le lendemain, le duc de Lerma, inquiet d’un si prompt retour, se hâta d’accourir. Le roi s’était renfermé et écrivait… à qui ?.. à Aïxa sans doute, et dans le salon qui précédait le cabinet de Sa Majesté, salon particulier où personne ne pénétrait, le ministre aperçut un homme assis et plongé dans une profonde rêverie.

C’était Piquillo.

Celui-ci, au bruit de la porte qui s’ouvrait, leva la tête et vit devant lui le cardinal-duc : c’était ainsi que le ministre se faisait alors appeler.

— Eh bien, seigneur Alliaga, lui dit-il avec un sourire dédaigneux, comprenez-vous maintenant qu’il eût mieux valu pour vous rester dans nos rangs et nous demeurer fidèle ? Vous vouliez empêcher cet édit et il a été obtenu, signé et publié. Vous vouliez le faire révoquer, et il a été exécuté, sans bruit, sans révolte, sans la moindre résistance. En voici la nouvelle que je reçois à l’instant. L’archevêque de Valence et le vice-roi Cazarera, mon neveu, m’envoient à ce sujet des détails dont je m’empresse de faire part à Sa Majesté.

— Monseigneur répondit froidement Alliaga, Votre Éminence l’emporte, mais si un pareil triomphe restait impuni, il n’y aurait plus de justice sur terre, et grâce au ciel, il y en a une.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le cardinal avec hauteur.

— Que j’ai confiance en ses décrets et que je les attends. Heureux si je puis en être l’organe ou l’instrument !

— Vous ! répondit le duc en le regardant avec mépris ; vous, me renverser, frère Alliaga ! Songez donc que, même en tombant, je vous écraserais dans ma chute.

— Et moi, monseigneur, même à cette condition-là, j’accepte.

Le roi sortit en ce moment de son cabinet.

À la vue d’Alliaga, il courut à lui d’un air ouvert et joyeux ; mais apercevant le cardinal-duc, il s’arrêta, et sa figure devint sombre et sévère.

Il s’assit, Piquillo resta debout, et le duc, sans attendre l’invitation du roi, prit un fauteuil et resta couvert.

Sa nouvelle dignité lui donnait ce privilége.

Le roi fit un geste de surprise, puis se remit, et dit froidement :

— C’est juste, monsieur le cardinal, Votre Éminence est dans son droit.

Puis se retournant vers Piquillo d’un air gracieux :

— Asseyez-vous, mon frère, lui dit-il.

— Je viens, sire, dit gravement le ministre, rendre compte à Votre Majesté de l’exécution de ses ordres. Le royaume entier bénit son souverain, et de tous les côtés éclatent des transports d’amour et de reconnaissance.

Le roi pâlit, et interrompant le ministre, lui dit brusquement :

— Bien, bien, j’ai reçu à Valladolid les plaintes des barons de Valence, ils m’ont parlé de leur désespoir et de leur ruine.

— Les plaintes de quelques séditieux n’empêchent point l’ordre et la paix de régner sur tous les points du royaume.

— Je viens d’apprendre, dit froidement Piquillo, que toutes les montagnes de l’Albarracin et les campagnes environnantes sont déjà soulevées et que trente mille Maures viennent de prendre les armes.

— En vérité ! dit le roi, et vous l’ignoriez, monsieur le cardinal ?

— Je le savais, sire.

— Et vous ne m’en parliez pas !

— Pour ne point inquiéter Votre Majesté. Augustin de Mexia, l’ancien gouverneur d’Anvers, actuellement à Valence, marche contre eux avec toutes les forces que nous avions rassemblées ; il a sous ses ordres deux chefs expérimentés : Alvar de Gusman et don Fernand d’Albayda.

— Fernand ! s’écria Piquillo avec surprise.

— Il doit aujourd’hui même, d’après mes ordres, sortir de Cuença pour se diriger vers les montagnes, et bientôt les rebelles seront dissipés ou exterminés. L’important était que les ordres de Votre Majesté, que l’édit signé par elle reçût sa pleine et entière exécution. Mon frère Sandoval, le grand inquisiteur, a quitté Madrid dès hier, avant l’arrivée de Votre Majesté. Il parcourt les deux Castilles, l’Estramadure, Murcie et Grenade, et bientôt il n’y aura plus un seul Maure en Espagne. Quant à ceux de Valence, ils voguent en ce moment vers Tanger et Oran, car je puis vous annoncer avec satisfaction que tous ont été embarqués.

— Tous ? dit le roi.

— Oui, sire.

— Excepté les familles à qui nous avons donné l’autorisation de demeurer en Espagne ?

— Pardon, sire, dit le ministre en regardant Piquillo. J’ignore qui aurait pu donner au roi un semblable conseil. Ce ne pouvait être qu’un ennemi de sa gloire. C’était détruire en partie son pieux ouvrage et de plus exposer la majesté royale au mépris des infidèles.

— Qu’est-ce à dire ?

— Qu’ils ont tous dédaigné et repoussé votre clémence. Aucun d’eux n’a voulu séparer son sort de celui de ses frères.

Piquillo poussa un cri de surprise et d’admiration.

— Et Albérique ? s’écria le roi.

— Il est parti, sire.

— Et la duchesse de Santarem, sa fille ?

— Partie avec lui.

Le roi resta anéanti. Puis jetant sur son ministre un regard de colère :

— Vous allez expédier à l’instant, à l’instant même, à Valence, un courrier qui voyagera jour et nuit, et qui portera au vice-roi, au marquis de Cazarera, votre neveu, l’ordre de faire partir le meilleur voilier de notre flotte. Il rejoindra, il ramènera sur-le-champ la duchesse de Santarem. Si avant huit jours elle n’est pas de retour en Espagne, le marquis votre neveu n’est plus vice-roi de Valence.

— Mais, sire…

— Vous le ferez arrêter et conduire ici, à Madrid, où il aura à rendre compte de sa conduite.

— Il faut cependant, s’écria le duc avec colère et en regardant le jeune confesseur, il faut que j’apprenne ici aux serviteurs de Votre Majesté…

— À obéir au roi, répondit respectueusement Alliaga ; c’est ce que je ferai toujours, et c’est ce que fera Votre Éminence !

— Frère Luis a raison, reprit le roi, enchanté de voir humilier son ministre ; qu’il soit fait ainsi que je l’ai dit. Vous l’entendez, monsieur le cardinal.

Le roi sortit avec Piquillo, et laissa le duc stupéfait de cette énergie inaccoutumée. Sa Majesté ne l’avait jamais, il est vrai, que quand il s’agissait d’Aïxa.

— Le frère Luis Alliaga aurait-il raison ? se dit le ministre avec un peu de crainte.

Dans le doute, il se hâta d’obéir.

Un courrier expédié par lui partit à l’instant pour Valence, et il se rendit le soir au palais pour apprendre au roi que ses ordres étaient exécutés.

Le roi ne le reçut pas.

Le lendemain, il se présenta de nouveau, le roi était avec son confesseur et ne recevait personne. Le surlendemain, le frère Luis Alliaga partit pour une mission secrète, dont le roi ne jugea même pas à propos de prévenir son ministre. Dans la journée Escobar et le père Jérôme se rendirent chez le duc d’Uzède, et le duc d’Uzède passa la soirée entière au palais, sans que le cardinal-duc eût été appelé.

Pour le coup, le ministre commença à s’effrayer, et d’autres causes encore ajoutaient à ses inquiétudes. Depuis l’édit qui bannissait les Maures du royaume, les calomnies contre le duc de Lerma avaient redoublé avec une nouvelle force. Il était prouvé maintenant, disait-on, que c’était pour arriver à ce but que le cardinal-duc et Sandoval s’étaient défaits de la reine ; elle seule s’opposait à leurs desseins ; sa mort leur était nécessaire, et ils n’avaient point reculé devant ce crime.

Mille détails, amplifiés par la rumeur publique, venaient à l’appui de ces calomnies ; elles étaient passées à l’état de chose jugée et de faits constants. On les regardait comme tels dans les hautes classes ; mais chacun s’abstenait, par égard pour le ministre ou par prudence pour soi, d’en parler hautement.

Parmi le peuple on avait moins de politesse ou de réserve : on désignait partout le duc et, ce qui était plus hardi encore, le grand inquisiteur lui-même, comme les assassins de la reine. À Burgos et à Oviédo on avait, dans le désordre d’une fête publique, brûlé deux mannequins de paille représentant le duc de Lerma et Sandoval. La dignité de cardinal, que la cour de Rome venait d’accorder au ministre, n’avait apaisé ni ces bruits calomnieux ni l’indignation publique.

À Tolède même, dont Sandoval était archevêque, les soins du corrégidor, des alguazils et des familiers du saint-office ne pouvaient empêcher la circulation de libelles et de peintures infâmes. L’une, entre autres, représentait le duc de Lerma avec un chapeau noir à larges rebords, à genoux et la tête baissée au pied d’une estrade où était étendue la reine avec un poignard dans le sein. Les gouttes de sang qui s’échappaient de sa blessure tombaient sur le chapeau du ministre, qu’elles finissaient pas rougir entièrement et dont elles faisaient un chapeau de cardinal.

Il était évident pour le duc que toutes ces calomnies, répandues d’abord en secret et avec adresse par le père Jérôme, Escobar et les révérends pères de la Compagnie de Jésus, circulaient maintenant d’elles-mêmes et grandissaient à vue d’œil.

Elles étaient parvenues jusqu’à Rome.

Le pape Paul en avait eu connaissance ; il se repentait presque de la nomination qu’il venait de faire, et les cardinaux s’indignaient du nouveau collègue qu’on leur avait donné. Il était impossible, le duc le sentait bien, que ces bruits ne fussent pas arrivés jusqu’à l’oreille du roi. Il n’avait sans doute pas osé en parler à son ministre ; mais de là venait la froideur qu’il lui témoignait depuis plusieurs mois.

Comment provoquer une explication que le roi semblait éviter, et dans laquelle d’ailleurs le cardinal-duc n’aurait pu apporter d’autres preuves de son innocence que ses protestations et ses serments personnels ? À la vérité, dans les circonstances présentes, le roi ne pouvait pas, même quand il le voudrait, renverser son ministre ; celui-ci n’était que trop bien défendu par la cour de Rome, par le coup audacieux qu’il venait de frapper, et par la complication même des affaires politiques, dont lui seul avait alors le maniement, le secret et la responsabilité.

Le cardinal-duc était donc devenu nécessaire, indispensable ; le royaume, c’était lui.

Mais il n’avait plus, il le sentait bien, l’affection et la faveur du maître, et n’ayant jamais joui de la faveur populaire, et s’étant arrangé pour s’en passer, il prévoyait que, plus tard, lorsque les affaires qu’il avait embrouillées commenceraient à s’éclaircir, lorsque reviendraient la paix et la tranquillité, lorsque enfin on n’aurait plus besoin de lui, ce Piquillo, d’abord méprisé, pourrait devenir un adversaire d’autant plus redoutable qu’il possédait déjà la confiance du souverain. Ennemi aussi implacable qu’il avait été ami utile, il n’y avait plus à espérer de le regagner. Il ne s’était pas réconcilié avec le père Jérôme, il est vrai, mais il devait nécessairement le faire, et appuyé par les révérends pères de la Foi, dont le crédit secret était immense, il pouvait former avec le duc d’Uzède une ligue qui finirait par détruire l’ancien favori dans l’esprit du roi.

Cela commençait déjà.

Le cardinal-duc se disait donc qu’il fallait d’abord attaquer ses ennemis séparément, l’un après l’autre, et avant qu’ils eussent le temps de se rallier et de se réunir.

Sandoval n’était point à Madrid. Il lui rendit compte, par écrit, de la situation, l’engagea à hâter son retour, et comme l’expulsion des Maures l’avait mis en goût pour les coups d’État, il résolut d’en frapper un second, l’expulsion des jésuites.

C’était depuis longtemps son rêve, et le moment lui paraissait venu de le réaliser.

Trop adroit, cependant, pour présenter au roi et lui faire approuver de force une ordonnance qu’après tout il pouvait refuser de signer (et il était certain qu’Uzède et Piquillo lui donneraient ce conseil), le ministre voulut combattre les jésuites, ses ennemis, par leurs propres armes ; il résolut de prendre un détour pour aller plus vite, et le chemin de traverse pour arriver plus droit à son but.

Il était plongé dans ces réflexions, quand le duc d’Uzède, son fils, entra dans son cabinet, et lui demanda, avec un air plein d’intérêt, la cause de sa rêverie.

Le ministre leva sur lui le regard le plus affectueux et le plus paternel.

— Mon fils, mon fils bien-aimé, lui dit-il, voici un grand chagrin qui m’arrive.

— Et lequel, monseigneur ?

— J’ai besoin des conseils d’un ami, judicieux, ferme et éclairé… Voilà ce que je me disais ; et le ciel m’a exaucé, puisqu’il vous envoie à moi.

— Parlez, monseigneur.

— Depuis quelques jours vous voyez le roi ?

— Tous les soirs.

— Il vous a rendu son ancienne faveur ?

— C’est vrai.

— Et j’en suis enchanté. Vous m’aiderez à déjouer des complots qui se trament contre moi.

— Ce n’est pas possible, monseigneur !

— Cela est ! On veut me ravir non-seulement le pouvoir, mais l’amitié de mon souverain.

— Ah ! s’écria le duc d’Uzède avec chaleur, ce serait indigne !

— Ce qui l’est bien plus, dit le ministre d’un air sombre, c’est que ceux qui cherchent à me renverser me doivent tout.

— C’est infâme ! dit le duc d’Uzède ; infâme ! je ne connais pas d’autre expression.

— Bien plus, ils sont admis dans mon intimité, ils sont comblés de mes bienfaits, ajouta le cardinal en serrant la main de son fils, qu’il sentit tressaillir. Et pour tout vous dire, ils me sont alliés par les nœuds du sang : ils sont de ma propre famille !

Le duc d’Uzède pâlit, et cherchant vainement à cacher son trouble, il balbutia ces mots :

— Ce n’est pas ! ce ne peut pas être ! Votre Éminence ne peut croire à de pareilles accusations.

— Elles me sont prouvées. Celui qui conspire contre moi est le marquis de Cazarera, votre cousin, mon neveu.

— Et lui aussi ! se dit le duc d’Uzède avec surprise et en même temps avec joie, car il avait ainsi la preuve qu’il n’était pas même soupçonné, et que son père avait si peu de défiance qu’il venait lui raconter ses chagrins et lui demander conseil.

Il se hâta donc de se remettre ; et laissant tomber ses deux bras d’un air de profonde douleur :

— Votre propre neveu, dit-il, que vous aviez accablé de vos bontés, que vous avez nommé vice-roi de Valence ! lui, notre plus proche parent !

— Eh ! voilà justement ce qui m’arrête et me rend si malheureux, s’écria le cardinal. Je voulais d’abord lui pardonner, assoupir cette affaire, n’en parler à personne ; mais cependant l’intérêt de l’État, mon devoir, ma sûreté personnelle, m’ordonnent de sévir. Qu’en pensez-vous, mon fils ?

— Je pense, s’écria vivement le duc, qui du reste détestait cordialement son cousin, je pense que Votre Éminence ne peut être trop sévère. Conspirer contre le ministre qui gouverne l’État est un crime d’État.

— Votre avis, mon fils, serait donc d’agir en ce sens ?

— Oui, mon père.

— Mais pour de pareils crimes, il y va de la tête.

— La justice avant tout ! s’écria le duc d’Uzède, qu’entraînait la fatalité, ou qui voulait par cet excès de rigueur éloigner l’apparence même d’un soupçon.

— Je vous remercie de votre avis, mon fils, répondit froidement le cardinal. Je prononcerai l’arrêt que vous avez dicté vous-même, et le coupable n’en accusera pas la sévérité, car ce coupable, c’est vous !

— Moi ! balbutia le duc d’Uzède terrifié.

— Oui, monsieur, répéta le cardinal d’un air terrible, vous-même, et si, d’après votre avis, la trahison d’un neveu mérite la mort, que mérite donc la trahison d’un fils ?

Il lui détailla alors tous les complots tramés entre lui, Jérôme, Escobar et la comtesse d’Altamira, et les bruits infâmes répandus par eux à ce dessein.

Le but de toutes ces manœuvres était le renversement, l’exil et peut-être la mise en jugement du premier ministre.

— Suis-je bien informé, monsieur, continua le cardinal, et qu’avez-vous à répondre ?

Le duc n’avait ni assez d’esprit ni assez d’audace pour se tirer d’un si mauvais pas ; il ne répondit rien et se jeta aux genoux du ministre en s’écriant :

— Grâce ! mon père !

— Vous n’avez plus le droit d’invoquer ce nom. Il n’y a ici que le ministre prêt à vous condamner ou à vous laisser vivre, selon les services que vous pourrez lui rendre.

— Parlez, monseigneur, je n’hésiterai pas.

— C’est ce que nous verrons. Il y a aujourd’hui conseil, vous m’y suivrez, et d’après la manière dont vous vous y conduirez, je déciderai le châtiment ou le pardon.

— Qu’exigez-vous de moi ?

— Vous le saurez… Venez.

— Le cardinal emmena son fils à l’audience de Castille, où de graves intérêts se discutèrent, où d’importantes résolutions furent prises et où le secret le plus profond fut expressément recommandé à tous les membres du conseil.

Mais les révérends pères de la Compagnie de Jésus avaient probablement des amis partout, car dès le lendemain Escobar était chez la comtesse Altamira, qui ne put se défendre à sa vue d’un léger trouble.

— Savez-vous ce qui se dit, comtesse ?

— Non, vraiment.

— On prétend que l’expulsion des jésuites a été discutée et décidée hier dans le conseil.

— Je l’ignorais.

— Ce n’est pas possible ; le duc d’Uzède y assistait…

— Depuis quelques jours je vois à peine le duc.

— Il a passé hier la soirée avec vous.

— Oui… c’était mon jour de réception, et il y avait tant de monde…

— Il n’y avait personne… vous étiez seule !

— Suis-je donc environnée d’espions ? dit la comtesse avec dépit, et ne suis-je plus libre de mes actions ?..

— Ce n’est pas cela que je veux dire, répliqua Escobar d’une voix pateline, mais seulement je voulais vous prier…

— Ou plutôt me commander ! s’écria la comtesse avec hauteur, car votre seul but est de me maîtriser, de vous rendre l’arbitre de mes moindres volontés, et de m’imposer les vôtres ; croyez-vous donc que je ne m’en sois pas aperçue ?..

— En vérité, comtesse, je ne vous reconnais plus…

— Et moi, mes pères, je vous connais, et depuis longtemps ! Dans nos plus intimes alliances, vous n’avez eu qu’une seule pensée… vos intérêts, et vous avez toujours fait bon marché des nôtres… Trouvez bon que je suive votre exemple, je n’en connais pas de meilleur.

— Qu’est-ce à dire, madame la comtesse ?

— Que vos maximes à vous sont : Dieu pour tous et chacun pour soi ! maxime que j’adopterai désormais. Je n’en veux pas d’autres. J’ignore ce qui se passe et ne veux point le savoir. Quoi qu’il puisse arriver, je n’entends ni me compromettre ni me mêler désormais de rien, persuadée qu’avec votre adresse et votre esprit ordinaires vous sortirez victorieux de tous les mauvais pas ; je resterai neutre, mon père, et tout ce que peut me permettre le souvenir de notre ancienne amitié, c’est de faire des vœux pour vous.

Elle accompagna ces derniers mots d’une profonde révérence, et se retira.

— Ouais ! dit le bon père, nos amis nous abandonnent, nos alliés se retirent de la congrégation. L’édifice est-il donc déjà si ébranlé que l’on craigne d’être enseveli sous ses ruines ? Voyons cela.

Il se rendit chez le duc d’Uzède, qui eut d’abord l’envie, non pas de soutenir le combat, mais de s’y soustraire en défendant sa porte. Puis il réfléchit qu’une explication était inévitable, et que tôt ou tard elle aurait toujours lieu ; autant la subir sur-le-champ. Il accueillit donc Escobar d’un ait empressé et affectueux.

— Vous voilà, mon bon père, s’écria-t-il, il me tardait de vous voir !

— On dit, monsieur le duc, que de sinistres événements se préparent !

— Ah ! vous les connaissez déjà ?

— Oui, l’on s’est occupé de nous hier… au conseil…

— Voilà justement, dit Uzède avec embarras, ce dont je voulais que vous fussiez prévenu.

— Vous vous êtes peu hâté, monseigneur, car nous en étions déjà instruits.

— Que voulez-vous ! mon père, dit Uzède, déconcerté dès la première attaque… Que voulez-vous ! les mauvaises nouvelles s’apprennent toujours assez vite. Eh bien, oui, je ne peux vous cacher qu’hier dans le conseil… et au moment où l’on s’y attendait le moins, le cardinal-duc a allégué contre vous des choses si odieuses… des faits si absurdes… que j’en ai été indigné.

— Je le sais…

— Ah ! vous le savez, mon père !… s’écria le duc avec joie.

— Oui, votre indignation a été si forte que votre langue en est demeurée glacée, et que vous n’avez pu trouver un mot pour nous défendre.

— Je m’en serais bien gardé !.. dit vivement d’Uzède, moi que l’on soupçonne déjà d’être votre ami et votre allié secret. Le ministre lui-même en est tellement persuadé, que ses yeux ne quittaient pas les miens… le moindre mot, le moindre geste en votre faveur, lui eût révélé notre intimité et aurait redoublé sa colère contre vous ; c’était vous servir que de garder le silence.

— Je vous remercie, monsieur le duc, d’avoir eu la prudence et le courage de vous taire, dit Escobar avec son sourire bonhomme et narquois ; mais quand on a été aux voix sur le rapport que le ministre proposait à Sa Majesté…

— Je m’y suis opposé.

— Comment cela ?

— C’était au scrutin secret, et j’ai déposé une boule noire dans l’urne.

— Personne ne vous a vu !

— C’est pour cela ! mais il y avait une boule noire… je vous l’atteste, on a dû vous le dire…

— Oui… une seule, et trois de nos amis, dans le nombre, prétendent chacun l’y avoir mise : vous êtes le quatrième…

— C’est moi, mon père, moi seul, je vous le jure !…

— Je n’en doute point, monseigneur, dès que Votre Excellence l’atteste ; mais quand le duc de Lerma vous à désigné à haute voix pour faire ce rapport…

— J’ai accepté, c’est vrai, dit le duc en pâlissant.

— Et même avec empressement, monseigneur.

— Je ne dis pas non. C’était nécessaire, indispensable.

— Pourquoi ? continua le bon père d’une voix douce et en tenant fixé sur le duc son regard fin et pénétrant.

— Pourquoi, pourquoi… balbutia d’Uzède avec embarras… parce que c’était le seul et dernier service qu’il me fût permis de vous rendre, j’ajouterai même dans les circonstances actuelles c’en était un immense.

— En quoi, monseigneur ?

— Mais, d’après la presque unanimité des avis, il était impossible que ce rapport n’eût pas lieu. Tout autre que moi en eût été chargé ; plusieurs conseillers avaient même demandé à le faire, et s’il avait été confié à quelqu’un qui ne vous fût pas aussi dévoué que je le suis, quelqu’un qui fût véritablement et franchement votre ennemi, vous n’aviez plus d’espoir.

— Je comprends, dit Escobar : vous vous en êtes chargé dans notre intérêt.

— Certainement !

— Et pour le faire en notre faveur ?

— Non pas ; c’est impossible.

— Alors autant valait le laisser faire à quelqu’un qui fût franchement notre ennemi.

— Quelle différence ! s’écria Uzède tout à fait déconcerté ; en vérité, je ne conçois pas comment vous, mon père, qui avez tant de tact et de finesse, vous ne voyez pas l’avantage qu’il y a à avoir pour ennemi quelqu’un qui vous veut du bien, qui est disposé à adoucir, à atténuer les faits, à les présenter de manière à les rendre, sinon favorables, au moins hostiles, avec bienveillance et affection.

— Je comprends ! je comprends ! dit vivement Escobar : votre intention est de nous laisser faire ce rapport.

— Comment ? dit Uzède étonné.

— Nous nous en chargerons, le père Jérôme et moi ; nous ne nous écarterons en rien de votre idée ; ce sera un rapport éminemment hostile, qui engagera le roi à nous conserver.

— Je ne le puis ! je ne le puis ! s’écria Uzède ; songez donc à ce qui en arriverait auprès du cardinal-duc.

— Ce serait nous sauver !

— Mais ce serait me perdre, moi ! le ministre connaît nos intelligences secrètes et les projets formés pour le renverser ; j’ignore qui a pu l’en instruire, mais il sait tout !

— Tout !… ce n’est pas possible, dit Escobar à demi-voix, il y a des choses qui se sont passées entre Dieu et nous seulement !.. et il ne peut connaître ce qui a rapport à la reine.

— Grâce au ciel ! dit Uzède en frissonnant, mais ce qu’il sait constitue un crime d’État. C’est bien assez pour nous faire mettre en jugement, et nous faire condamner.

— Vous, son fils ! allons donc !

— Moi-même.

— Il reculerait devant une pareille idée, et personne au monde, pas même son plus grand ennemi, n’oserait lui donner un pareil conseil.

— On le lui a donné.

— Eh qui donc a été assez cruel ou assez absurde ?

— Moi-même.

— Vous, monseigneur ! s’écria Escohar en le regardant d’un air qui semblait dire : Vous dépassez toutes mes prévisions et je ne croyais pas que vous eussiez pu aller jusque-là.

— Eh oui ! répondit d’Uzède avec impatience. Je croyais, quand il m’a consulté sur de prétendus conspirateurs, qu’il s’agissait du vice-roi de Valence, du marquis de Cazarera, mon cousin, que je ne puis souffrir, et je l’ai conseillé en conscience, conseil qu’il a juré de suivre si je continuais de vous protéger et de m’entendre avec vous. Il y va donc de ma tête, et, s’il faut vous le dire, mon père, j’y tiens plus qu’à la vôtre.

— Et Votre Excellence a raison, reprit Escobar en s’inclinant. Par saint Jacques ! elle est bien plus précieuse, elle a une bien autre valeur, et je n’ai plus rien à dire dès que c’est vous et la comtesse Altamira qui rompez les premiers notre alliance, dès que chacun de nous est dégagé de son amitié et de ses serments, et reste libre d’agir à sa manière.

— Eh ! certainement, s’écria d’Uzède avec joie et d’un air affectueux ; défendez-vous de votre mieux… j’en serai enchanté ! Tirez-vous de là si vous le pouvez… je ne m’y oppose pas, au contraire ! si je peux vous y aider sans me compromettre… vous me trouverez toujours…

— Trop de bontés, monseigneur, trop de bontés, répéta Escobar en s’inclinant. Nous ne vous en demandions pas tant… Comme disait madame la comtesse, que je viens de quitter : chacun pour soi et Dieu pour tous !

Le révérend père salua de nouveau et quitta le duc, étonné et ravi d’en être quitte à si bon marché.

Il entra dans son cabinet pour faire son rapport, pendant que le bon moine courait chez le cardinal-duc. Il ne fut pas reçu.

Il eut beau insister, répéter qu’il venait rendre au ministre un signalé service, le duc de Lerma se dit sans doute en lui-même : Timeo Danaos et dona ferentes, car il refusa obstinément de l’entendre, non plus que Jérôme, et sa porte fut rigoureusement défendue à tous les pères de la Compagnie de Jésus. Il connaissait leur adresse, et résolu à frapper un grand coup, et décidé à prononcer à tout prix leur expulsion, il ne voulait point s’exposer à se laisser désarmer ou séduire par leurs promesses insidieuses, leurs protestations de dévouement ou leurs offres de service.

Repoussés de ce côté, les bons pères ne savaient plus à quel saint se vouer. Ils n’auraient osé s’adresser à frère Luis Alliaga, leur ancien élève. D’ailleurs Alliaga n’était plus à Madrid, il était parti pour l’Andalousie avec une mission de Sa Majesté. Enfin Jérôme ne pouvait avoir audience du roi et parvenir jusqu’à lui que par le duc d’Uzède ou la comtesse d’Altamira, et tous deux étaient devenus ses ennemis. La position était critique et le danger était pressant ; la Société de Jésus se voyait perdue et n’avait plus d’espoir, mais elle avait Escobar, et celui-ci, dont le génie grandissait avec les périls, jura de sauver son ordre si on le laissait faire.

Le père Jérôme lui donna carte blanche et de plus sa bénédiction.

Escobar partit.