Piquillo Alliaga/71

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 322-326).


LXXI.

le camp des maures.

Le lendemain dans la journée, frey Alliaga quitta l’hôtellerie ; mais à peine à une lieue de là, il s’arrêta comme indisposé, se coucha de bonne heure, et quand tout le monde fut endormi dans la misérable posada où il avait cherché asile, il se leva et se dirigea vers la montagne, accompagné de Gongarello, qui devait le conduire, et qui, par un mouvement involontaire, se tenait toujours derrière lui.

Gongarello était dévoué, mais il avait peur, et de plus braves que lui auraient pu être intimidés la nuit dans ces montagnes sauvages et surtout dans le sentier escarpé qu’il leur fallait suivre, et qui était dangereux, même de jour. Il serpentait péniblement sur les flancs d’une montagne à pic, et à mesure qu’on s’élevait, on apercevait à sa gauche un précipice qu’on osait à peine regarder, car sa hauteur pouvait donner le vertige aux meilleures têtes.

Plus on approchait du sommet de l’Albarracin, plus l’air devenait vif et le vent impétueux. Il mugissait sourdement dans les fissures des rochers ou tourbillonnait en rafales dans l’étroit espace que parcouraient nos voyageurs. Parfois, et pour ne pas être renversés, ils étaient obligés de se retenir à des pointes de rocs ou aux liéges et aux sapins, qui, à cette élévation, commencent déjà à être rares ; sans compter que les choucas et les oiseaux de proie, que réveillait cette marche nocturne, ajoutaient par leurs cris sauvages à l’horreur de ce lien formidable.

Enfin ils arrivèrent à un petit plateau couronné par trois cimes de rochers dont les blanches aiguilles brillaient à la lueur des étoiles. Gongarello tressaillit en entendant le bruit des armes et en voyant plusieurs hommes, couchés à plat ventre le long du rocher, se lever brusquement à leur approche.

C’étaient Alhamar-Abouhadjad et ses compagnons.

— Venez, frère, dirent-ils à Alliaga ; notre chef vous attend.

Et ils commencèrent à descendre de l’autre côté de la montagne, par un sentier non moins escarpé, jusqu’à l’entrée d’une caverne masquée par des rochers.

C’était la route à suivre pour arriver au camp, et à moins de connaître parfaitement ce passage, il était impossible de le soupçonner. Depuis cet endroit, le chemin était large et facile, et tout en marchant, Alliaga interrogea Abouhadjad sur les événements de la journée.

— Allah nous favorise, s’écria celui-ci. Ce matin, avant le lever du soleil, Yézid qui est toujours le premier sur pied et qui nous anime de ses discours et de son courage, Yézid s’est mis en marche ; nous pensions tous qu’il allait descendre sur Culla et Benazal pour attaquer le corps d’armée de Fernand d’Albayda. Nous avons aperçu son camp de loin dans la plaine, au lever du soleil.

— Et il a donné le signal ? s’écria Alliaga avec crainte.

— Non, il s’est arrêté. Il a contemplé un instant les tentes de Fernand. J’étais alors, comme toujours, près de mon maître Yézid, et j’ai vu couler une larme le long de sa joue.

Et nous aussi nous étions émus ! car de la plateforme où nous étions, du côté de l’Albarracin qui donne sur la mer, nous voyions se dérouler à nos pieds les plaines de Valence.

— Campagnes que nous avons cultivées, s’est écrié Yézid, séjour de notre enfance ; sol de la patrie, nous ne porterons point dans ton sein la dévastation et le pillage.

Et jetant un dernier regard, un regard de protection et d’amour sur cette terre, arrosée de nos sueurs, Nous avons pris parmi les rochers la route qui tourne du côté de l’Aragon. Là était le second corps d’armée commandé par le brigadier Gomara, qui, parti depuis quelques jours de Checa, devait se lier, par sa gauche, avec les troupes de don Fernand, et par sa droite à l’armée principale, commandée par don Augustin de Mexia, lequel devait, ce matin, se mettre en marche de Hueté pour faire sa jonction avec don Gomara.

— Je le sais, je le sais, dit Alliaga avec impatience. Eh bien ?

— Eh bien, don Gomara et ses troupes, ne nous supposant pas l’audace de les attaquer, dormaient, je crois, dans leurs quartiers, quand les cris d’Allah et le feu de la mousqueterie les ont réveillés. Ils ne nous croyaient ni armes ni munitions, mais les soldats de Diégo nous en avaient fourni la veille ; ils ne nous croyaient ni courage, ni connaissances militaires, mais nous sommes du sang des Abencerages et nous étions commandés par Yézid !

Pendant que nous les attaquions l’épée à la main et de près, ces Espagnols, nos maîtres et nos bourreaux, les coulevrines et les fauconneaux que nous avions trainés avec nous, et que nous avions établis en batterie de l’autre côté de leur camp, tonnaient au-dessus de leur tête et les foudroyaient. C’était la justice céleste, elle venait d’en haut.

Ils ont voulu nous les reprendre, ces canons qui leur appartenaient, et quatre fois ils sont montés à l’assaut en gravissant les rochers ; mais nous étions là ! continua Abouhadjad avec l’exaltation de la vengeance et du triomple ; quatre fois nous les avons précipités de ces remparts de granit que le ciel nous a donnés et qu’il a élevés pour nous !

Ah ! poursuivit le Maure avec un éclat de rire, si vous les aviez vus rouler jusqu’au fond du ravin où ils n’arrivaient que par fragments ! si vous aviez vu leur chef Gomara, après deux heures de résistance acharnée, repoussé de rocher en rocher, attaqué corps à corps par Yézid !.. Yézid lui-même, le fils des Abencerages, le sang des rois maures, Yézid, mon maitre et mon roi, qui, aux yeux de tous, et sur ce rocher élevé, l’a frappé de son épée, pendant que les échos de la montagne répétaient : Allah ! Allah ! Gloire à Yézid ! Gloire aux Abencerages !

Ah ! c’est un beau jour que celui-là, s’écria le Maure transporté de joie, et je peux mourir maintenant ! J’ai vu couler assez de sang espagnol.

— Et don Augustin de Mexia ? demanda Alliaga avec inquiétude.

— Leur général en chef, ce guerrier si vaillant, si habile, si expérimenté, à ce qu’ils disent tous… nous avons entendu le son de ses tambours, les fanfares de sa cavalerie… nous avons vu de loin gravir ses colonnes, pendant que Yézid, ralliant nos soldats, les rangeait sur une esplanade qui dominait la montagne, notre artillerie sur les flancs, six mille hommes en bataille et douze cents arquebusiers retranchés derrière les rochers ; nous l’attendions, ce grand capitaine, et comme les Maures, nos ancêtres, nous l’avons, par nos cris, défié au combat ; il ne l’a pas accepté.

— En vérité !

— Il a contemplé longtemps notre position, et au lieu de nous attaquer, il a tourné du côté de Checa, nous laissant maîtres de tout ce versant de la montagne et de la grande route de Valence à Madrid.

— Quoi ! il s’est éloigné !

— Oui ! s’écria fièrement Abouhadjad, ses soldats étaient plus nombreux du double et il a fui devant nous.

Alliaga n’en croyait rien, et la retraite du général espagnol lui inspirait de vives inquiétudes. Augustin de Mexia n’était pas homme à battre en retraite, sans motif, et Alliaga avait raison.

En apprenant le nouvel échec que venait d’éprouver un de ses lieutenants ; en voyant la forte position occupée par les rebelles, le vieux général avait compris qu’on ne l’enlèverait pas de front sans des pertes considérables ; que peut-être même le succès de l’attaque pourrait être douteux, et fidèle à sa maxime : Attendre pour arriver plus vite, il avait préféré quelques jours de marches pénibles pour tourner la montagne et prendre ses ennemis à revers, pendant qu’il donnait à Fernand d’Albayda l’ordre de les aborder de son côté et de les mettre ainsi entre deux feux.

Ces manœuvres devaient nécessairement donner aux Maures quelques jours de repos, et la confiance d’Abouhadjad et de ses compagnons redoublait la terreur d’Alliaga.

En discourant ainsi, ils approchaient du camp des Maures, où régnait la plus active surveillance, car sur leur chemin, de nombreuses sentinelles se montraient de distance en distance et criaient :

— Qui vive ?

— Ami ! répondait l’escorte d’Alliaga.

Ils traversèrent le camp, arrivèrent à une tente où, malgré l’heure avancée de la nuit, brillait encore de la lumière, et quelques instants après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre.

— C’est toi que je revois ! s’écria Yézid en le pressant sur son cœur.

Alliaga, ému jusqu’aux larmes, lui rendait ses caresses et jetait un regard triste et douloureux sur les traits pâles et souffrants de son frère, sur les objets qui l’environnaient, sur cette tente en lambeaux qui lui servait d’abri, sur la natte de paille qui formait sa couche.

— Ah ! s’écria Yézid en devinant sa pensée, je ne suis plus ici dans le Val-Paraiso, dans le paradis terrestre. Mais mon sort est encore digne d’envie, mon frère, si je combats pour la religion et la liberté. Si la récompense n’est pas sur cette terre, elle ne manquera pas pour cela, dit-il en levant les yeux au ciel. Dieu me réunira enfin à tous ceux que j’aime ! Et voyant la douleur de Piquillo, il commence déjà, s’écria-t-il, puisqu’il me permet de voir et d’embrasser mon frère bien-aimé. Qui t’amène, Piquillo ?

— Tes dangers.

— C’est pour cela que tu t’exposes ? Quoi ! tu ne m’apportes pas des nouvelles d’Aïxa et de mon père ?

— Je vais en chercher ; je vais par l’ordre du roi, qui les rappelle de l’exil, les prendre à Valence et les ramener à Madrid. Mais parlons de toi, de toi d’abord. Delascar d’Albérique, notre père, m’avait confié, avant son départ, des valeurs pour plus de deux millions de réaux. Elles devaient être remises au duc de Lerma comme le prix d’une promesse à laquelle il a manqué. Je te les apporte, je te les rends.

— Merci pour nos compagnons qui en auront grand besoin.

Alliaga continua :

— J’ai appris tes exploits et tes triomphes, j’en ai été presque témoin et j’en suis fier. Mais pour être retardée, ta perte n’en est pas moins certaine. Augustin de Mexia n’est pas homme à abandonner sa proie. Il a juré de vous exterminer.

— Soit ! Son serment pourra lui coûter cher à tenir.

— Et des deux côtés ce sera du sang inutilement versé. Car j’ai la certitude que, sous peu, notre roi Philippe aura changé de conseillers ; que bientôt le duc de Lerma sera renversé ; que l’édit contre les Maures sera révoqué ; que toi et mon père vous pourrez rentrer dans vos biens, et nos frères dans leur patrie.

— Que me dis-tu là ! s’écria Yézid stupéfait et sur quel espoir peux-tu fonder de pareilles chimères ?

Alliaga lui raconta alors la passion ardente, délirante du roi pour leur sœur Aïxa. Il lui expliqua le message dont il était chargé.

Sa Majesté Philippe III, roi d’Espagne, voulait épouser secrètement, mais en légitime mariage, Aïxa d’Albérique, la fille et la sœur du Maure.

Yézid pouvait à peine croire ce qu’il entendait.

— Le roi exige seulement qu’elle reçoive le baptême, continua Alliaga.

— Y consentira-t-elle ? demanda Yézid après un instant de silence.

— Ce que j’ai fait pour sauver tes jours et les siens, répondit frey Alliaga avec un douloureux soupir, Aïxa refusera-t-elle de le faire pour délivrer une nation entière, pour racheter tous ses frères de l’exil, de la misère ou de la mort ?

— Oui, c’est possible. Mais épouser le roi, qu’elle n’aime point ! dit Yézid d’un air rêveur ; crois-tu qu’elle consente à ce sacrifice ?

— Qui l’en empêcherait ? s’écria vivement Alliaga, qui devint pâle et tremblant. Connais-tu quelques motifs qui pourraient s’y opposer ? Dernièrement n’était-elle pas décidée, tu l’as vu toi-même, à donner ses jours, et plus encore… son honneur même, pour que ce fatal édit ne fût pas signé. Eh bien ! ne vaut-il pas mieux être la femme que la maîtresse d’un roi ?

— Oui, répondit Yézid, le malheur est préférable à la honte, et quels que soient les sentiments d’Aïxa…

— Les connais-tu ?

— Non, mais je suis persuadé maintenant, comme toi, qu’elle acceptera.

— N’est-il pas vrai ! s’écria Piquillo avec joie ; et alors crois-tu que le roi puisse rien refuser à celle qu’il aime ? penses-tu qu’il veuille la placer sur le trône et laisser ses frères dans l’exil ? Non, non, je te l’ai dit, dans quelques jours tout sera changé. Le vaisseau que le roi a fait envoyer à la poursuite d’Aïxa l’aura ramenée à Valence, et moi, je la conduirai à Madrid, où l’attend son royal époux. À notre arrivée, le duc de Lerma proposera lui-même la révocation de l’édit qui nous a proscrits ; il le signera, ou l’ancien favori sera renversé et brisé.

— Tu dis vrai ! répondit Yézid.

— Ainsi donc, frère, continua Alliaga avec chaleur, tâche seulement de gagner du temps, c’est tout ce que je te demande. Évite des combats dont la chance peut être douteuse et dont le résultat serait à coup sûr inutile.

Je crains les forces et l’adversaire redoutables qui te menacent ; mais quand tu aurais la certitude de l’accabler, préfère la guerre des montagnes. Laisse-toi poursuivre de rocher en rocher. Cherche plutôt à l’épuiser qu’à le combattre ; à le fuir qu’à le vaincre. Me le promets-tu ?

— Oui, frère, je reconnais la prudence de tes conseils ; je les suivrai, si je le peux.

— Et moi je te promets de vous venir en aide le plus tôt possible, et sitôt mon retour à Madrid, d’employer tout mon crédit auprès du roi pour qu’Augustin de Mexia suspende ses opérations et qu’une trêve soit signée entre vous. Le reste nous regarde, Aïxa et moi. Voilà, frère, ce que j’avais à te dire.

— Merci, merci, notre sauveur. Mais voudrais-tu déjà me quitter ?

— Pour te servir et ne pas perdre un moment.

— Attends du moins le jour. Tu n’as rien à craindre, nous sommes maîtres de la route de Valence, et je te conduirai moi-même jusqu’à nos derniers postes.

Les deux frères passèrent quelques heures dans les doux épanchements de la plus vive et de la plus tendre amitié. Yézid ne parlait pas de la reine, pas plus que Piquillo d’Aïxa. Mais tous deux avaient aimé, tous deux aimaient encore ! sans s’être jamais rien avoué, chacun d’eux comprenait que son frère était malheureux, et la souffrance de l’un ajoutait à l’amitié de l’autre.

Enfin le jour commença à paraître et les deux frères se disposaient à partir. Il sembla à Yézid qu’une certaine rumeur, un mouvement inusité régnait dans le camp. On courait, on s’interrogeait.

— C’est lui… tu en es sûr… tu l’as vu ?

— Regarde toi-même. Le voilà qui se dirige vers la tente du général.

— En effet un groupe de soldats entourait un jeune Maure pâle, exténué, auquel on faisait fête, et dont chacun cherchait à serrer la main. Il s’avançait ou plutôt ils se traînait à la rencontre de Yézid et d’Alliaga, qui tous deux poussèrent à l’instant le même cri :

— Pedralvi !

C’était lui, qui avait voulu s’élancer dans leurs bras, et qui venait de tomber sans connaissance à leurs pieds. On le transporta dans la tente d’Yézid ; les soins qu’on lui prodigua le rappelèrent à la vie, lui rendirent ses forces, et il lui fut enfin possible de répondre aux questions dont l’accablaient les deux frères.

— Aïxa, mon père…

— Que sont-ils devenus ?

— Tu étais embarqué avec eux.

— Tu ne devais pas les quitter.

— Tu me l’avais juré.

— Et Dieu sait, s’écria Pedralvi en levant les yeux au ciel, si j’ai tenu mes serments. Je viens vous rendre compte de ma mission, mon maitre, dit-il à Yézid d’un air sombre, et vous jugerez si votre serviteur a pu mieux faire.

Vous n’étiez pas là quand votre père, et la senora Aïxa, et ses femmes, et Juanita, ma fiancée à moi, et tous ceux de votre maison ont mis le pied sur ce vaisseau qui devait nous emporter loin de l’Espagne, c’était une scène de désolation et de douleur que je ne puis vous rendre, et que bientôt devaient suivre d’autres scènes plus terribles encore.

Nos compagnons ne pouvaient détacher leurs yeux des rivages de l’Andalousie et leur envoyaient encore un dernier adieu. Mais quand ils eurent perdu de vue cette terre chérie, quand il ne fut plus possible de l’apercevoir, femmes et enfants se mirent à pleurer, et moi aussi, mon maître, car je venais de quitter ma patrie et je vous y laissais.

Le premier jour, le seigneur Albérique et Aïxa ne voulurent point sortir de leur cabine. Je veillai à ce que rien ne leur manquât, pour qu’ils ne s’aperçussent pas encore de l’exil et qu’ils pussent se croire dans leur habitation de Valence ou du Val-Paraiso. J’examinai notre vaisseau, le San-Lucar, qui était lourd et pesant ; il marchait mal, et même il était en assez mauvais état.

On n’avait pas pu trouver mieux, et Giampiétri, le capitaine avec qui vous aviez traité et que je connaissais de longue main, était un brave et honnête homme. Je ne fus pas aussi satisfait de son équipage. Ils étaient nombreux, car il avait pris une vingtaine de matelots ; c’était plus qu’il ne fallait pour faire manœuvrer un bâtiment de petite dimension tel que le nôtre.

Je lui en fis l’observation.

Il me répondit qu’il n’avait d’abord demandé que dix hommes d’équipage et qu’il s’en était présenté vingt pour le même prix ; que c’était un nommé Géronimo, un contre-maître, qui les avait engagés et qui en répondait.

— À la bonne heure, lui dis-je, mais leur mine ne me plaît guère, et on les prendrait plutôt pour des bandits de la sierra que pour des gens de mer.

Je remarquai en outre qu’ils étaient sans expérience, fort gauches à la manœuvre et surtout paresseux et ivrognes ; dès le premier jour, plusieurs d’entre eux s’étaient grisés.

— Déjà !… leur avait dit brusquement un de leurs compagnons. Il n’est pas temps encore.

Cette voix m’avait fait tressaillir, et j’ignorais pourquoi. Elle ne m’était pas inconnue ; il me semblait l’avoir déjà entendue plusieurs fois dans des circonstances importantes ; mais celui qui parlait ainsi m’était totalement étranger ; ses traits assez beaux, mais durs et ignobles, n’avaient jamais frappé mes yeux.

Je l’avais vu causer plusieurs fois dans la journée avec un Maltais nommé Marco, un ouvrier du port sur lequel je ne pouvais avoir le moindre doute, car celui-là était généralement connu pour un mauvais sujet.

— Quel est cet homme qui te parlait tout à l’heure ? demandai-je au Maltais.

— Géronimo, le contre-maitre, celui qui m’a engagé et qui répond de moi.

— Et qui me répondra de lui ?

— Moi, répliqua le Maltais d’un air insolent qui ne me plut pas, et j’eus envie de le jeter à la mer ! mais cela aurait fait quelque bruit et dérangé peut-être la senora Aïxa ; j’attendis donc patiemment. Toute la nuit cependant je fus sur pied et je surveillai.

Le lendemain, la senora Aïxa consentit à prendre l’air sur le pont. Elle y était depuis quelques instants, appuyée sur le bras de Juanita et lui parlant de vous, messeigneurs, de son frère Yézid et de son frère Piquillo, quand tout à coup je vis la senora tressaillir, pâlir et rentrer vivement dans son appartement. Je me permis de la suivre et de lui demander ce qu’elle avait.

— Une terreur panique, répondit-elle, et dont j’ai honte. Pendant que j’étais sur le pont, j’ai vu passer rapidement à quelques pas de moi un matelot qui allait à la manœuvre.

— Je n’ai vu qu’un nommé Géronimo, lui dis-je.

— C’était lui sans doute, continua-t-elle, et j’ai cru rencontrer quelque ressemblance entre ses traits et ceux d’un bandit au pouvoir duquel je me suis trouvée pendant quelques instants.

— Qui donc ! lui demandais-je.

— Un ennemi mortel de Piquillo, un nommé Juan-Baptista Balseiro.

— À cet endroit du récit, Alliaga sentit une sueur froide couler sur son front.