Piquillo Alliaga/73

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 329-331).


LXXIII.

le portefeuille du grand inquisiteur.

Le grand inquisiteur était pâle et ne marchait point d’un pas très-ferme. Les discours qu’il avait entendus, en traversant le camp des Maures, n’avaient, pour lui, rien de rassurant.

À la seule vue de sa robe de moine, chacun voulait le massacrer, et Alhamar-Abouhadjad, son guide et son protecteur, le défendait d’une manière qui l’effrayait beaucoup.

— Vous voulez le tuer, disait-il froidement aux assaillants, on ne vous en empêche pas et on ne vous dit pas le contraire ; mais, auparavant, il faut que le général l’interroge.

Quelques pas plus loin, d’autres criaient encore :

— Mort au moine !

— Un peu de patience, répétait Abouhadjad, attendez seulement que le général lui ait parlé.

Sandoval n’était donc pas pressé d’avoir son entretien avec Yézid, et le trouble qu’il éprouvait en entrant dans la tente l’empêcha d’abord de voir frey Alliaga, qui se tenait à l’écart.

Un autre incident, d’ailleurs, attira bientôt son attention.

— Vous le voyez, s’écria Pedralvi, le Dieu de nos pères approuve et bénit mon serment, puisqu’il vient me livrer ma première victime.

Et avant que Yézid eût pu l’arrêter, il s’élança sur Sandoval, qu’il saisit par sa robe.

— Bourreau de mes frères, ton arrêt est porté et je viens l’exécuter !

De l’autre main, et d’un mouvement aussi prompt que la pensée, il tira son poignard et frappa. Mais Alliaga, qui était derrière le grand inquisiteur, se précipita au-devant du coup et le para avec son bras. Le sang jaillit à l’instant, et Yézid poussa un cri de terreur.

— Ce n’est rien, dit froidement Alliaga à son frère et à Pedralvi épouvantés.

Puis, ramassant le poignard que dans son effroi ce dernier venait de laisser tomber :

— Je prie seulement Pedralvi de m’écouter.

— J’ai fait un serment, et je dois le tenir, car j’ai juré par le sang de nos frères…

— Et moi, par le mien, répondit Alliaga en montrant son bras ensanglanté, je te supplie de renoncer à ta vengeance.

Pedralvi ne répondit pas.

— Veux-tu donc te rendre toi-même aussi coupable que ceux que tu as juré de punir ? veux-tu commettre les crimes que tu leur reproches ?

— Se venger n’est pas un crime, c’est justice ! et si tu avais été, comme moi, témoin du massacre de nos frères, si tu pensais à ceux qui nous entourent et que l’on menace encore…

Alliaga vit bien que le Maure ne comprendrait jamais son dévouement ni la sainte loi qui ordonne de pardonner à ses plus cruels ennemis. Il eut recours alors à un autre moyen et lui dit :

— C’est parce que je pense à nos frères que je demande les jours de cet homme. Sa mort, quoi que tu en dises, est un crime, un crime inutile, tandis que, lui vivant, il peut nous servir.

— À quoi ? demanda brusquement Pedralvi.

— D’abord, comme otage !

— C’est vrai ! s’écria vivement Yézid ; ses jours rachèteront ceux de nos frères…

— Et feront suspendre les persécutions du saint-office, ajouta Alliaga, ne fût-ce que par crainte des représailles.

— Ah ! traître ! murmura Sandoval.

— Traitre ! répliqua Pedralvi avec colère ; un traître qui te sauve ! Ah ! si vous n’aviez jamais usé envers nous que de pareilles trahisons !

— Tu consens donc à ce que je te demande ? poursuivit Piquillo ; tu renonces à ta vengeance ?

— Dans ce moment, soit, dit-il avec un air de regret, puisque vous prétendez qu’il peut être bon à quelque chose, ce que je ne croirai jamais. Mais n’importe ; j’attendrai et je verrai plus tard ; car, ajouta-t-il en regardant le grand inquisiteur, qui commençait à respirer, ce n’est pas la paix, c’est une trêve : mon serment tient toujours.

Il serra avec force la main de Sandoval, et celui-ci sentit un froid glacial courir dans ses veines.

— Maintenant, dit Alliaga, qui venait de s’asseoir, examinons ces papiers pendant qu’on me pansera.

Et il montrait du doigt le portefeuille du grand inquisiteur.

C’étaient d’abord des lettres adressées à Sandoval et à la sainte inquisition par des gouverneurs de villes ou de provinces, par des capitaines de vaisseau, qui lui rendaient compte de l’exécution de ses ordres concernant les Maures.

Chacun, dans l’excès de son zèle et certain d’être agréable à l’inquisiteur, se complaisait dans les rigueurs qu’il avait déployées (témoin les mémoires de Fonseca et de quelques autres). Quelque grands, quelque horribles que fussent les attentats commis, ils les exagéraient peut-être encore pour faire leur cour au ministre ou à son frère. Assassins par flatterie et bourreaux courtisans, ils n’oubliaient aucun détail et multipliaient à plaisir le nombre et les souffrances de leurs victimes.

Ils ne se doutaient point du mauvais service que leur prétendu dévouement rendait en ce moment à leur maître.

À chaque trait de cruauté, l’inquisiteur baissait les yeux et courbait la tête, voyant avec terreur l’indignation qu’il inspirait, effrayé par la vengeance qui pesait sur lui.

À chaque femme égorgée ou violée, à chaque enfant ou vieillard massacré, Pedralvi rugissait de fureur et s’écriait :

— Voilà les monstres que vous m’ordonnez d’épargner !

Et il y eut un moment où Yézid lui-même, pensant à sa sœur et à son père, s’écria malgré lui :

— Il a raison !

À ce mot, Pedralvi s’élança de nouveau pour reprendre sa proie ; mais Alliaga se leva et plaça devant lui un rempart qu’il n’osa franchir, celui de son bras sanglant que l’on achevait à peine de panser.

— Silence, Pedralvi ! silence, Yézid ! s’écria d’une voix sévère celui dont l’ardente charité protestait en faveur de la sainte croyance dont lui seul en ce moment était le représentant et le véritable apôtre ; silence ! notre juge à tous n’est pas ici !

Il leva les yeux au ciel et fit signe à Yézid de continuer sa lecture.

Le papier suivant était une lettre que le grand inquisiteur avait reçue la veille d’Escobar. Celui-ci s’était arrêté en route pour renouveler à Sandoval ses protestations de zèle, de dévouement et d’entente cordiale. Il lui parlait de l’ennemi commun qu’ils avaient juré de renverser, de frey Luis Alliaga.

Yézid s’arrêta dans la lecture et regarda son frère ; Pedralvi regarda Sandoval, et lui dit à son tour :

— Ah ! traître !

— Continue, répondit froidement Piquillo.

Escobar conseillait à Sandoval de ne point s’amuser à lutter contre Alliaga, mais de frapper sur-le-champ un coup hardi ; d’ordonner, à son arrivée à Madrid, l’arrestation immédiate du confesseur du roi, qui, malgré ce titre, n’était, après tout, qu’un religieux dominicain, soumis, comme tel, à la règle de l’ordre et aux ordres du grand inquisiteur ; une fois dans les cachots du saint-office, on trouverait des moyens pour l’empêcher d’en jamais sortir, et le faible monarque oublierait bien vite, dès qu’il ne le verrait plus, l’ancien directeur de sa conscience, surtout si l’on avait soin de lui en nommer un nouveau, qui pourrait être, par exemple, le frère Escobar !

— Bien, dit Alliaga à son frère, donne-moi ce papier et ceux de la même écriture.

— Il n’y en a qu’un, répondit Yézid.

Et il lui remit la déclaration dressée par Escobar et signée par-lui et par le père Jérôme, cette déclaration qui justifiait le duc de Lerma de l’empoisonnement de la reine et expliquait, en même temps, comment la comtesse d’Altamira et le duc d’Uzède avaient immolé leur souveraine, en voulant frapper la duchesse de Santarem.

Quant aux instigateurs de ce crime, Piquillo les connaissait depuis longtemps ; il avait, dans le couvent d’Hénarès, et dans la cellule du père Jérôme, entendu, de ses propres oreilles, tous les détails de cet horrible complot.

Il resta quelques instants pensif et la tête appuyée sur ses mains. Puis il fit signe aux officiers maures et à Pedralvi de s’éloigner quelques instants.

Ils sortirent avec le grand inquisiteur, celui-ci fort inquiet de son sort et du parti que frey Alliaga allait prendre.

— Frère, dit Piquillo à Yézid, un seul événement, un événement fatal, vient de changer tous nos projets, et de les détruire à jamais, peut-être, si le ciel n’a pas protégé notre père et Aïxa…

— Quant à moi, dit Yézid d’un air sombre, je n’ai qu’un seul désir : les venger et les suivre, car je n’ai plus d’espoir.

— Et moi, j’en ai toujours ! Dieu, en qui j’ai confiance, m’a retiré de si grands dangers et de positions si horribles, que, vois-tu, frère, désespérer du pouvoir ou de la bonté céleste me semble presque un blasphème ! Crois-moi, Aïxa nous sera rendue !

— Et si nous ne devons plus la revoir, ou la revoir avilie !

— Eh bien, alors, répondit Alliaga, dont la figure devint pâle et la voix tremblante, eh bien, le malheur ou l’infamie tombé sur notre famille ne nous empêchera pas de continuer jusqu’au bout notre sainte mission ; nous avons une autre famille encore, des frères dispersés et bannis, à qui il faut rendre leurs foyers et leur patrie. Je l’ai promis à notre père Delascar d’Albérique ; ce sera l’œuvre de ma vie entière ; je veux l’accomplir ou y succomber.

— Et comment espères-tu encore réussir ? lui dit Yézid ; car, pour moi, je ne m’abuse pas sur mes efforts. Les pauvres gens que je commande pourront peut-être, soutenus par leur désespoir, se défendre quelque temps dans ces montagnes, mais nous ne pouvons plus, comme nos ancêtres, conquérir l’Espagne ou lui imposer des lois.

— Je le sais, je le sais, dit Alliaga.

— Et toi, que deviennent les rêves que tu avais formés ? La duchesse de Santarem, élevée au rang de reine d’Espagne, pouvait protéger et défendre ses frères, devenus ses sujets ; mais maintenant, continua-t-il avec douleur…

— Maintenant encore, répondit Alliaga avec douceur, nos ennemis eux-mêmes, ou plutôt le ciel, qui ne nous a pas abandonnés, nous offre des moyens de salut dont il nous est permis de profiter. Ou je m’abuse fort, ou le papier que je viens de lire et que je conserve peut grandement changer les dispositions du duc de Lerma. Le tout est de l’employer habilement et à propos. Cet écrit lui rend son honneur et sa réputation qu’il a perdus, et qu’il tient à recouvrer aux yeux de l’Espagne et de toute l’Europe. Ministre absolu, il peut commander à tous, excepté à l’opinion publique ; il le pourra par cet écrit, et avant de le lui livrer, je saurai obtenir de lui, ta grâce d’abord, amnistie pleine et entière pour tous ceux qui se sont réfugiés dans ces montagnes et combattent avec toi, et, qui sait ! peut-être plus encore. Je le tenterai du moins. Oui, continua-t-il avec chaleur, la réussite est possible, surtout si vous conservez précieusement comme otage entre vos mains le frère qu’il aime, le chef suprême de l’inquisition.

— Je comprends, dit Yézid.

— Et moi, je vais me hâter. Je me rends d’abord à Valence : il le faut ; c’est là seulement que je puis avoir des nouvelles d’Aïxa, de mon père et du vaisseau que, par l’ordre même du roi, j’ai envoyé à leur poursuite. De plus, j’ai pour le vice-roi des instructions que je saurai faire exécuter. Adieu, frère, adieu. Espère encore.

— Je n’espère qu’en toi ! s’écria Yézid en se jetant dans ses bras ; toi, notre sauveur et notre providence ! Pourquoi faut-il nous séparer ? Il me semble que ton départ est toujours pour moi le signal d’un malheur !

— Allons, frère, allons, du courage ! Tu en auras besoin, car il te faudra encore lutter et combattre contre un adversaire actif et infatigable ; mais de là-bas, du moins, je tâcherai de détourner ou d’arrêter ses coups.

En sortant de la tente, les deux frères rencontrèrent à quelques pas le grand inquisiteur et Pedralvi, qui veillait sur lui et ne le quittait pas du regard.

— Eh bien, mes maîtres, leur dit le Maure, son arrêt est-il prononcé ? Qu’ordonnez-vous ?

— Nous ordonnons, répondit Alliaga, que le prisonnier sera confié à ta garde.

— Bien, cela ! dit-il avec joie.

— Et nous te chargeons de le défendre.

— Moi ! s’écria-t-il stupéfait.

— Oui, par ta mère, par Juanita, par le sang de tes maîtres, tu vas nous promettre non-seulement de respecter les jours du grand inquisiteur, mais de le protéger contre le poignard de ses ennemis.

— Ça m’est impossible.

— Vois, cependant ! j’allais partir pour retrouver Delascar et sa fille, pour sauver nos frères, pour leur rendre leurs biens et leur patrie ; mais je ne m’éloignerai pas, Pedralvi, que je n’aie reçu de toi ce serment.

Le Maure hésita quelques instants. Il était en proie à un violent combat. Enfin, triomphant de lui-même, il s’écria :

— Partez donc… je jure… je jure… de protéger celui qui a massacré nos frères, celui que j’avais promis d’immoler. Et vous, dit-il en se tournant vers Sandoval, cessez de trembler, mon révérend. Vous êtes maintenant plus en sûreté ici qu’au milieu du palais de l’inquisition.

— Bien, lui dit Alliaga, je m’éloigne sans crainte ; car je sais que jamais un Maure n’a trahi ni son serment ni l’hospitalité.

— Soit ! murmura Pedralvi, mais pour Ribeira et le duc de Lerma, mon serment tient toujours !