Piquillo Alliaga/80

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 351-357).


LXXX.

le san-lugar.

Après avoir précipité à la mer le capitaine Giampiétri et le fidèle Pedralvi, Juan-Baptista s’écria :

— À nous, mes amis ! à nous le vaisseau et tous ses trésors.

Juanita montait en ce moment l’escalier qui con
Il n’y avait rien à répondre, Alliaga dicta et le capitaine écrivit.
duisait sur le tillac ; elle redescendit vivement dans l’étage inférieur, appelant Pedralvi à son secours.

Pedralvi ne lui répondit pas.

Privée de son seul défenseur, de celui qui leur inspirait à tous confiance et courage, Juanita se précipita dans la chambre où s’étaient retirés Aïxa et son père. C’était la plus grande, la plus riche et la plus commode du navire.

En entendant les cris horribles qui retentissaient au-dessus de leurs têtes, toutes les femmes et les jeunes filles maures s’élancèrent auprès de leur maîtresse et l’entourèrent. Le peu d’hommes qui les accompagnaient, et qui étaient sans armes, fermèrent et barricadèrent de leur mieux l’ouverture d’en haut, faible barrière qui ne pouvait longtemps résister aux efforts de leurs ennemis.

Ceux-ci, après avoir parcouru le pont du navire et monté les bagages, les malles, ainsi que les coffres qu’on y avait entassés, ne trouvant point les trésors qu’ils cherchaient, se mirent en devoir de visiter les étages inférieurs jusqu’à la cale du bâtiment. Juan-Baptista, saisissant une hache, eut bientôt fait voler en éclats les planches qui s’opposaient à son passage. À l’instant où cet obstacle fut détruit, un hurlement horrible se fit entendre. Tous les bandits abandonnèrent le tillac et se précipitèrent dans l’intérieur du vaisseau, aux cris mille fois répétés de : Vive Juan-Baptista ! vive notre capitaine !

À ce nom fatal, Aïxa sentit un froid mortel parcourir ses veines. Elle ne s’était donc point trompée, celui qu’elle avait cru reconnaître la veille était bien Juan-Baptista, le brigand au pouvoir duquel elle s’était vue pendant quelques instants au château de Santarem. Elle savait de quoi il était capable, elle connaissait son audace ; sans le secours de Piquillo, elle en eût déjà été victime ; mais Piquillo n’était plus là. Elle et son vieux père et ses femmes étaient livrés sans défense à la fureur de ces bandits.

Albérique frémit, non pour lui, mais pour sa fille bien-aimée.

Cette fois, il tremblait, car il portait Aïxa.

— Dieu de nos pères, s’écria-t-il, prenez mes jours et sauvez-ceux de mon enfant ! préservez-la surtout de la honte !

— Soyez tranquille, mon père, répondit Aïxa d’un ton ferme, je ne tomberai pas vivante entre leurs mains, je vous le promets.

— Que veux-tu faire ? lui demanda le vieillard en la voyant belle et pâle, tandis que dans ses yeux noirs brillait le feu du désespoir et du courage, que veux-tu faire, ma fille ?

— Il y a toujours moyen de défendre son honneur, que ne puis-je de même défendre vos jours !

Et elle serra d’une main convulsive un riche flacon de cristal qu’elle venait de saisir.

— Écoutez… écoutez !… crièrent toutes les femmes tremblantes… entendez-vous ces cris de mort et de douleur ?

— On vient à notre secours, dit le vieillard, ce sont nos serviteurs qui nous défendent.

Juan-Baptista et ses compagnons avaient parcouru vainement tous les coins de ce navire qu’ils croyaient si richement chargé. Ils avaient compté puiser à pleines mains les pièces d’or, les perles et les diamants, mais ils n’avaient pas réfléchi que d’Albérique était trop prudent pour emporter avec lui des trésors qui étaient bien plus en sûreté dans le souterrain mystérieux du Val-Paraiso et surtout chez tous les banquiers de l’Europe où il les avait placés.

La seule découverte que firent les pirates, en visitant la cale, c’est que le vaisseau, qui était en assez mauvais état, faisait eau en plusieurs endroits.

— Ah ! s’écria le capitaine avec un horrible jurement, il ne nous manquerait plus que de devenir la proie des requins ; allons, à l’ouvrage, et travaillez !

Mais leurs efforts étaient impuissants. Le vaisseau était trop chargé.

— Que ne le disiez-vous, répondit le capitaine. À la mer les bagages inutiles ! à commencer par ce troupeau de Mauresques qui s’entassent devant la porte du vieux d’Albérique et font pencher le navire de ce côté.

Place, vous autres ! Il faut que je parle à votre maître ; rangez-vous pour que je passe.

Mais au lieu d’obéir, les fidèles serviteurs se pressèrent devant la porte de Delascar et de sa fille, les protégeant de leurs corps, seul rempart qu’ils pussent leur offrir.

— J’ai besoin d’avoir du jour et de l’air, s’écria le pirate avec un rire féroce.

Et faisant jouer sa hache à droite et à gauche, au milieu de cette foule sans défense, il eut bientôt jonché le plancher de cadavres. Ses compagnons, s’empressant de prendre part à cette sanglante moisson, ramassaient derrière lui les morts et les blessés et les jetaient à la mer. C’est là ce que Juan-Baptista appelait alléger le vaisseau. Longtemps on entendit les cris des combattants, ou plutôt des victimes, car celles-ci ne pouvaient se défendre qu’en étreignant corps à corps leurs barbares adversaires, et en luttant sans armes contre la lame des épées et celle des poignards,

Enfin, le dernier soupir de la douleur, le dernier râlement de l’agonie s’éteignit dans des flots de sang. Comme autrefois leurs ancêtres dans la cour des Lions, les derniers Abencerages venaient de tomber sous le fer des bourreaux.

Juan-Baptista tenant à la main sa hache sanglante, arriva devant la porte de Delascar, désormais sans défenseur. D’un seul coup il en fit voler en éclats les panneaux, et à travers les ais brisés, Aïxa vit briller l’œil ardent du bandit.

Les jeunes filles poussèrent un cri d’effroi, lorsque, terrible et farouche, il s’arrêta sur le seuil de l’appartement. Son regard fixé sur Aïxa semblait s’enivrer d’avance du plaisir de la vengeance.

— Ah ! ah ! dit-il avec un sourire infernal, nous ne sommes plus ici au château de Santarem ! plus de frères, plus d’amant, plus de corrégidor pour vous défendre. On peut braver ici la justice des hommes et celle du ciel, ajouta-t-il avec un horrible blasphème, s’il y en a une ! Partout la mer !… la mer ou nous, choisissez !

Vieillard, continua-t-il en s’adressant à d’Albérique, tu peux cependant nous offrir une rançon digne de toi et de nous. Apprends-moi où tu as caché tes richesses, et nous verrons…

D’Albérique ne daigna pas répondre, mais d’un mouvement convulsif il serra sa fille contre son cœur.

— Ah ! tu gardes le silence, continua Juan-Baptista ; eh bien, mes amis, à nous les seuls trésors qu’il ne nous ait pas dérobés ; à nous ces jeunes filles ! je vous les livre et ne m’en réserve qu’une seule pour ma part.

Il s’élança alors dans la chambre, où ses compagnons le suivirent.

Delascar se précipita au-devant de sa fille, l’entoura de ses bras, la couvrit de son corps, et vainement Juan-Baptista essaya de les séparer.

Alors, sans respect pour la douleur et la majesté paternelle, il leva sa redoutable hache.

Aïxa poussa un cri, s’arracha des bras de son père et se jeta aux pieds du monstre.

Mais déjà l’acier avait brillé, la hache étincelante était retombée sur le front du vieillard, qui murmura ces deniers mots : Ma fille !

Et son sang rejaillit sur Aïxa, qui couvrait de ses baisers et de ses larmes le corps de son père, qu’on voulait lui arracher pour le jeter ainsi que les autres à la mer.

En ce moment une horrible secousse se fit sentir dans tout le bâtiment ; le vaisseau venait de toucher contre un banc de sable où un rocher. Chacun resta immobile ; un silence de terreur succéda au tumulte effroyable qui depuis un quart d’heure régnait sur le bâtiment.

Oh entendit alors distinctement un coup de canon.

Un boulet atteignit le grand mât qu’il coupa en deux et qui tomba avec fracas sur le pont du vaisseau.

Voici ce qui était arrivé :

L’équipage de Juan-Baptista, ainsi que l’avait dit Pedralvi, entendait fort peu la manœuvre, et depuis le moment où, entrainés par l’ardeur du pillage, le capitaine et les matelots s’étaient tous précipités dans l’étage inférieur, le vaisseau, abandonné à lui-même, avait vogué au hasard et à la grâce de Dieu, qui, dans sa justice, ne se crut pas sans doute obligé de les bien conduire. Aussi, le bâtiment, obéissant au vent qui le poussait vers la côte, alla échouer contre un banc de sable.

Depuis longtemps cependant un navire fin voilier avait aperçu le San-Lucar et lui avait adressé des signaux que, pour de bonnes raisons, l’équipage n’avait pas aperçus, et auxquels, par conséquent, il n’avait eu garde de répondre.

Choqué de cette impolitesse ou de cette désobéissance, le capitaine du bâtiment royal, car c’était la Vera-Cruz, ne voulant pas continuer à suivre le San-Lucar pour échouer avec lui à la côte, s’était contenté de lui adresser de loin quelques avertissements plus énergiques et avait mis à la mer deux chaloupes remplies de soldats bien armés.

Au second boulet, Juan-Baptista venait de s’élancer sur le tillac et aurait été écrasé au troisième par la chute du grand mât, si évidemment l’enfer ne l’eût protégé. À la vue de la caravelle la Vera-Cruz, qui s’était arrêtée à portée du canon se balançant coquettement sur les vagues ; à la vue surtout des deux chaloupes qui faisaient force de rames pour arriver jusqu’à lui, Juan-Baptista comprit qu’il n’y avait rien à gagner à une bataille, si ce n’étaient des balles pendant le combat et un bout de corde après. Il porta donc vivement à ses lèvres le sifflet du commandement.

À ce son aigu ses compagnons accoururent sur le pont pour recevoir ses ordres. Le seul qu’il leur donna fut celui-ci :

— Sauve qui peut !

Et loin d’imiter ces capitaines de vaisseau qui, en cas de danger, ont la simplicité de rester les derniers à bord, Juan-Baptista, pressé d’assurer sa retraite, se jeta le premier à la mer ; ses compagnons suivirent son exemple, et comme la côte n’était pas éloignée, ils eurent bientôt abordé aux environs d’Estepona.

— Salut, ô ma patrie ! s’écria le capitaine en touchant la terre d’Espagne, je te ramène tes enfants.

Ils s’enfoncèrent dans un petit bois qu’ils aperçurent de loin, et revenant à pied par Malaga, Grenade, Joën et Ciudad-Réal, ils traversèrent la Nouvelle-Castille, et se trouvèrent un mois après dans l’Aragon, prêts à tenter de nouvelles entreprises.

Les chaloupes avaient cependant abordé le San-Lucar, où il ne restait plus qu’Aïxa et ses malheureuses compagnes : Il eût fallu trop de temps pour relever et dégager le bâtiment, qui, privé de son grand mât et d’une partie de sa voilure, était hors de service, et qui d’ailleurs n’avait plus d’équipage pour le conduire.

Aïxa s’était vu arracher le corps de son père, que les vagues avaient emporté, et, couverte encore de son sang, et à moitié folle des scènes de carnage dont elle venait d’être le témoin, elle n’avait plus qu’une idée, un désir, c’était de quitter ce vaisseau, dût-elle pour le fuir te précipiter dans les flots où son père avait été enseveli.

La Vera-Cruz était commandée par un jeune capitaine, don Lopez de Sylva, qui, touché de la douleur et de la beauté de la duchesse de Santarem, se sentait tout disposé à lui obéir, quand même il ne lui eût pas été prescrit, au nom du roi, de suivre en tout et avant tout les ordres de madame la duchesse.

On se hâta donc de quitter le San-Lucar, que l’on abandonna à son sort. La marée le remit à flot ; puis la tempête, qui se déclara quelques heures après, l’emporta en pleine mer. Il erra longtemps au hasard, battu par les vents, qui finirent, comme nous l’avons vu, par le rejeter sur la côte de Carthagène.

Le seigneur don Lopez de Sylva, qui était venu à un second voyage de la chaloupe chercher la duchesse de Santarem et ses femmes, avait hâte de retourner à bord de la Vera-Cruz, car tout annonçait une longue et terrible tempête, qui, en effet, ne tarda pas à éclater.

Le vent, qui soufflait avec une violence extrême, venait heureusement de la côte, et éloigna le vaisseau des récifs et des rochers contre lesquels il se serait brisé ; mais en même temps il le rejeta en pleine mer et du côté opposé aux Îles Baléares, situées à la hauteur du port de Valence, et que le capitaine don Lopez avait le dessein de gagner.

Poussé vers le détroit de Gibraltar, qu’il lui fallut traverser, la caravelle se trouva forcée de naviguer dans l’Océan, et pendant quinze jours de suite un vent contre lequel elle ne put lutter la porta constamment dans la direction des Açores. Enfin le calme revint, les vents changèrent, et, après une longue et pénible traversée, la caravelle la Vera-Cruz aborda à Valence.

Mais quel changement, grand Dieu ! et dans quelle situation se trouvait Aïxa en renvoyant cette ville et ses campagnes chéries ! La mort de son père couvrait tout à ses yeux d’un voile de deuil, et l’aspect de ces lieux si pleins de son souvenir rendait sa douleur plus vive et ses regrets plus amers.

D’autres craintes venaient encore l’assaillir. Quoique à bord du vaisseau on eût eu pour elle les plus grands égards, quoique elle y ait été traitée plutôt en reine qu’en prisonnière, c’était par ordre du roi qu’elle était ramenée en Espagne. Dans quel but ? dans quel dessein ? Don Lopez ne pouvait l’en instruire et s’était enfermé dans un respectueux silence.

Mais en débarquant à Valence, les inquiétudes et les tourments d’Aïxa redoublèrent ; Yézid et les siens, réfugiés dans les montagnes de l’Albarracin et levant l’étendard de la révolte ; Augustin de Mexia et l’élite des troupes espagnoles leur faisant une guerre d’extermination ; et pour comble de douleur, Fernand d’Albayda lui-même, combattant contre Yézid son frère bien-aimé ; telles furent les nouvelles qui attendaient, à son arrivée, la duchesse de Santarem !

Elle venait de les apprendre par le vice-roi de Valence, le marquis de Cazarena, qui s’était empressé de se rendre à bord de la Vera-Cruz, aussitôt son entrée dans le port.

Mais il y avait encore bien d’autres événements.

Le marquis, homme de cour s’il en fut jamais, après avoir humblement présenté ses hommages à madame la duchesse, lui expliqua comment il avait reçu du roi l’injonction expresse et formelle de prendre les ordres de madame de Santarem et de se mettre à sa disposition, à la seule condition de ne pas lui laisser quitter l’Espagne. Il finissait en s’inclinant et en demandant quel lieu madame la duchesse désirait choisir pour sa retraite.

— La maison de mon père, répondit Aïxa, qui à ce moment eut peine à retenir ses pleurs, la maison que Delascar d’Albérique habitait à Valence, si elle n’est pas confisquée.

— Confisquée ne serait rien, répondit le marquis en s’inclinant, parce qu’un mot du roi suffirait pour que la confiscation fût levée, et ce mot… Sa Majesté l’avait déjà dit.

— Eh bien, alors, monsieur le marquis…

— Eh bien ! il y a une autre difficulté, c’est que cette maison a été brûlée !

— Brûlée ! s’écria la duchesse avec effroi.

— Totalement, reprit le vice-roi en saluant de nouveau.

Le marquis arrangea les rubans et les dentelles de son pourpoint, et continua en ces termes :

— On avait reçu la nouvelle que les révoltés de l’Albarracin nous avaient tué beaucoup de monde, d’excellents soldats, ce n’était rien ; mais le lendemain on apprit qu’ils avaient fait prisonnier Bernard y Royas de Sandoval, le grand inquisiteur, et bien plus, qu’ils l’avaient massacré !

— Massacré ! s’écria la duchesse avec effroi.

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire, répondit le marquis en saluant de nouveau, et il continua :

Mon oncle, le duc de Lerma, m’a adressé cette nouvelle en même temps que la nomination de notre pieux archevêque Ribeira aux éminentes fonctions de grand inquisiteur. Vous connaissez le zèle fougueux du prélat, son ardent enthousiasme, et surtout la réputation de sainteté dont il jouit dans le royaume de Valence et dans toute l’Espagne. Avant de se rendre à Madrid, il a voulu faire à son prédécesseur des obsèques magnifiques ; puis, la croix à la main, il a prononcé, dans la grande place de Valence, et vis-à-vis de la cathédrale, un sermon contre les hérétiques, une croisade contre les Maures, sermon tellement prodigieux, qu’à la péroraison ils ont tous allumé des torches et des flambeaux, et sans m’en demander la permission ; sans qu’il y eût moyen de les en empêcher, ils ont brûlé toutes les propriétés appartenant aux Maures, à commencer par celle de votre père.

— Et vous l’avez souffert ?

— Je leur criais vainement : Prenez garde… et j’avais raison… car l’incendie, qui ne distingue rien, a gagné, et j’ai eu deux maisons de brûlées… moi ! et beaucoup d’excellents chrétiens. Puis le prélat, toujours la croix à la main, s’est dirigé vers l’Albarracin, entrainant sur son passage toute la population des campagnes, qui maintenant ravage tout, même des terres extrêmement catholiques, et je n’oserais conseiller à madame la duchesse d’essayer de se rendre au Val-Paraiso.

— Ne pouvez-vous donc nous protéger ?

— Je n’ai que mon zèle, mon dévouement… les ordres du roi et quelques alguazils, sur lesquels je n’oserais compter ; le peu de troupes réglées, de bons soldats que nous ayons, est sous les ordres de don Augustin de Mexia, qui en a grand besoin pour réduire les rebelles. Telle est la situation des choses, que j’ai désiré expliquer à madame la duchesse avant de la laisser débarquer, ce que franchement je n’oserais lui conseiller, ajouta-t-il en saluant de nouveau.

Aïxa réfléchit. Où chercher un asile ? où trouver un protecteur ? Elle ne pouvait ni n’osait s’adresser à Fernand d’Albayda. De ses deux frères, Yézid était dans les gorges de l’Albarracin, au milieu de son camp et de ses soldats ; Piquillo était à la cour près du roi, et tout disait à la fille de Delascar d’Albérique que ce n’était point là sa place. Elle pensa alors à la compagne, à l’amie de son enfance.

— J’irai près de Carmen, s’écria-t-elle ; c’est là que je dois vivre et mourir. Oui, je suis sûre de son cœur ; oui, la fille de don Juan d’Aguilar me recevra dans les murs de son couvent, moi et Juanita, et les pauvres filles qui m’accompagnent et que je dois défendre.

Le parti d’Aïxa était pris. Elle déclara au vice-roi qu’elle voulait se retirer à Pampelune, au couvent des Annonciades, dont Carmen d’Aguilar était l’abbesse.

La difficulté était de s’y rendre. Impossible de traverser ni le royaume de Valence, où l’on pillait, ni l’Albarracin, où l’on se battait ; sans compter que l’Aragon n’était pas déjà très-sûr, et le marquis de Cazarena, à qui le roi avait recommandé la duchesse de Santarem sur sa tête et sur sa place, était dans des angoisses dont Aïxa s’empressa de le tirer. Elle décida qu’elle ne descendrait pas de la caravelle la Vera-Cruz, et qu’elle continuerait une partie de sa route par mer.

— Si le seigneur don Lopez de Sylva, dit-elle avec un gracieux sourire, veut bien nous conduire jusqu’à Barcelone, nous y débarquerons, et nous traverserons toute la Catalogne.

— Qui est calme et paisible ! s’écria le vice-roi. Les Catalans, en général, et les habitants de Barcelone, en particulier, sont une population de négociants qui tiennent à faire fortune ; ils aiment le commerce, ils aiment les Mauresques…

— C’est bien, monsieur le marquis, dit la duchesse en l’interrompant, le seigneur don Lopez de Sylva mettra à la voile quand il le jugera convenable.

Le vice-roi avait salué une dernière fois et avait couru à son palais adresser à Sa Majesté le rapport détaillé de tout ce qu’il venait de faire pour le service du royaume et l’agrément de madame la duchesse de Santarem.

C’était cette lettre que le monarque venait de décacheter et de lire, pendant que le duc d’Uzède lui expliquait les mesures politiques qu’il comptait prendre contre les créatures et les amis du dernier ministre.

Le roi n’entendait rien, n’écoutait rien, il n’avait plus qu’une seule pensée. La duchesse de Santarem était au couvent des Annonciades à Pampelune, et toutes ses idées étaient désormais tournées vers cette province. C’était de toute l’Espagne et des Indes le seul point de son vaste empire qui l’intéressât maintenant.

Il interrompit le duc d’Uzède au milieu de sa proposition, à laquelle il n’avait pas prêté la moindre attention, et lui dit :

— Je suis entièrement de votre avis.

— Je vais en prendre note, répondit d’Uzède, et agir en conséquence. Rodrigue de Calderon sera arrêté dès aujourd’hui.

— Très-bien, dit le roi, qui ne l’avait pas écouté davantage. Mais à ces considérations j’en ajouterai une autre, la nécessité de maintenir une alliance, une étroite alliance avec la France.

Alliaga, qui lisait attentivement la lettre du vice-roi de Valence, s’arrêta à ces paroles de son souverain, tant il était surpris de voir le roi émettre de lui-même une intention ou une vue politique ; son étonnement cessa quand Sa Majesté continua et dit :

— On avait parlé dernièrement au conseil d’une entrevue entre moi et la régente de France, Marie de Médicis, entrevue qui devait avoir lieu à Pampelune.

— Votre Majesté avait désapprouvé cette idée, répondit le duc.

— J’avais tort ; c’est, pour l’entrevue des deux souverains, un lieu parfaitement choisi, sur les frontières de la France et de l’Espagne, et puis Pampelune est une ville très-agréable.

— Il y a une fort belle citadelle, dit le duc.

— Qui n’est pas encore terminée, répondit Alliaga.

— Et puis, il y a de fort beaux couvents, ajouta le roi, que je ne serais pas fâché de visiter. Il faut écrire à d’Épernon et au maréchal d’Ancre, ou plutôt à Éléonore Galigaï, pour que l’on parle à Sa Majesté la régente de France de cette entrevue. Nous entendons que cela s’arrange, et le plus tôt possible ; c’est vous, monsieur le duc, que nous chargeons de cette négociation. En attendant, Alliaga, nous partirons dès demain.

— Votre Majesté ne pense pas, répondit le duc, qu’il faut des mois entiers pour traiter avec la cour de France une pareille affaire, qui offrira sans doute des difficultés.

— Je n’en veux pas ! Nous partirons demain.

— Avant d’attendre la réponse de Marie de Médicis ?

— Quelle qu’elle soit, on peut toujours partir. Cela me donnera l’occasion de parcourir l’Aragon, la Navarre et même la Biscaye. Nous n’avons visité aucune de ces provinces depuis la première année de notre règne. Sous le duc de Lerma, nous ne faisions jamais que le voyage de Valladolid, qui m’ennuyait plus que je ne peux vous dire. Il faut qu’un roi se montre à ses sujets et voie tout par lui-même, n’est-il pas vrai ? ajouta-t-il en regardant Alliaga.

Et celui-ci, qui avait autant d’envie que le roi de se trouver enfin auprès d’Aïxa, répondit affirmativement.

En conséquence, le voyage du roi fut décidé, et tout Madrid apprit le lendemain que le roi partirait dans trois jours pour visiter l’Aragon, la Navarre et les provinces basques.