Piquillo Alliaga/81

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 357-362).


LXXXI.

les captifs.

Aïxa cependant était heureusement débarquée à Barcelone. Don Lopez avait transmis au gouverneur de cette ville les ordres du vice-roi de Valence ou plutôt ceux du roi lui-même, et toutes les précautions avaient été prises pour que la duchesse de Santarem et sa suite traversassent sans danger la Catalogne et la Navarre.

La jeune abbesse du couvent des Annonciades, Carmen, dont l’année de noviciat était expirée, allait prochainement prononcer ses vœux. L’infortunée avait renoncé au monde, aux plaisirs, au bonheur ; elle se regardait comme morte, et se sentit renaître à la vue d’Aïxa.

Cette amie, cette sœur si chère la rappelait à la vie ; il lui semblait qu’elle sortait un instant de la tombe pour la revoir, l’embrasser et l’aimer encore. Les lieux mêmes où elles se retrouvaient ajoutaient encore à leur émotion. C’est là que s’était écoulée leur enfance, c’est là qu’avaient commencé leur amitié, leur joie, leurs plaisirs, et peut-être aussi la peine dont chacune d’elles se mourait. Non loin de ce couvent était le palais de don Juan d’Aguilar ; non loin de là aussi était sa tombe, et voyant Aïxa couverte de longs voiles noirs, Carmen l’interrogeait d’un œil inquiet ; les larmes d’Aïxa lui répondirent : elle aussi avait perdu son père, il avait été massacré dans ses bras.

Ah ! que d’événements s’étaient écoulés depuis un an ! que de malheurs, que de tourments elles avaient à se raconter ! Carmen n’en avait qu’un, toujours le même… Mais elle ne pouvait en parler ; elle expirait lentement, sans se plaindre, et le sourire sur les lèvres. Aïxa du moins pouvait pleurer, et Carmen la trouvait bien heureuse.

Juanita et les compagnes de la duchesse de Santarem avaient reçu au couvent des Annonciades l’hospitalité la plus douce et les soins les plus attentifs. Elles auraient pu se croire encore au sein de leurs familles, car la jeune abbesse les traitait comme ses sœurs, et son exemple était suivi par toute la communauté, dont Carmen était l’idole.

Aïxa habitait la cellule de sa sœur. Elles ne se quittaient pas. Carmen avait tant de choses à lui demander ! Elle l’interrogeait, même sur Fernand d’Albayda, et elle s’était presque persuadée qu’il lui devenait indifférent, depuis qu’elle était parvenue à prononcer son nom sans trembler et sans rougir.

Aïxa lui avait avoué alors à voix basse et comme une nouvelle qui allait la surprendre, les idées de mariage que don Fernand avait formées… dans le lointain, dans l’avenir. Carmen, hélas ! ne les connaissait que trop. Cette union, elle s’en doutait, elle s’y attendait, elle la désirait même, elle le croyait du moins ! Et cependant, quand Aïxa, lui en parla, elle manqua de s’évanouir, et pour la première fois peut-être, elle bénit son habit de novice et le large capuchon blanc qui cachait sa pâleur.

Au milieu de ces épanchements, de ces conversations cruelles et parfois encore si douces, quelques jours de repos s’étaient écoulés pour les deux amies, qui depuis longtemps n’avaient joui d’un pareil bonheur. Il ne devait pas durer, et leur intimité fut troublée une arrivée bien inattendue.

C’était celle de la comtesse d’Altamira.

Trompée dans ses projets ambitieux, abandonnée de ses amis politiques, exilée à soixante lieues de Madrid, sa cause paraissait désormais perdue ; elle seule ne la regardait pas comme telle ; mais avant de renouer de nouvelles intrigues et de se créer de nouveaux amis, quitte encore à être trahie par eux ou à les trahir à son tour, la comtesse cherchait où elle pourrait s’établir et quel asile lui restait. Elle avait voulu d’abord se rendre à son château de Douero, aux environs de Valladolid ; mais Valladolid n’était qu’à quarante lieues de la capitale, et d’ailleurs on ne la laisserait pas aussi près de la cour, qui habitait si souvent cette résidence, elle pensa alors à sa nièce Carmen, abbesse du couvent des Annonciades, à Pampelune ; elle se trouverait là en famille ; c’était une retraite tranquille, honorable, où on ne songerait pas à l’inquiéter. Pampelune était à quatre-vingts lieues de Madrid, et ce qui valait mieux encore, Pampelune était près de la France, et c’était du côté de la maréchale d’Ancre, Éléonore Galigaï, favorite de Marie de Médicis, que la comtesse espérait tourner ses nouvelles batteries.

Elle arrivait donc chez sa nièce, les bras ouverts, et fut toute stupéfaite d’y rencontrer Aïxa, son ennemie mortelle et la cause probable de sa disgrâce. Son premier mouvement avait été du dépit ; le second fut presque du contentement. On n’a rien à faire dans l’exil, et chercher à perdre une rivale qu’on déteste, c’est toujours un passe-temps ; la comtesse se promit de se livrer tout entière à cette occupation.

Pendant ce temps, Sa Majesté le roi d’Espagne s’était mis en route. L’étiquette forçait la cour à voyager à petites journées, au grand regret du monarque, qui trouvait la distance bien longue de Madrid à Pampelune.

Dans son impatience d’arriver, il regardait comme un malheur véritable tout ce qui retardait sa marche ; jamais il n’avait reçu avec un sourire plus contrarié les clés des villes, les hommages des corporations et les corbeilles de fleurs des jeunes filles vêtues de blanc ; jamais il n’avait écouté de plus mauvaise grâce les discours des gouverneurs, alcades ou corrégidors.

Il ne se dédommageait de ses ennuis qu’en causant avec Alliaga, qu’il voulait toujours avoir à côté de lui, et chacun s’écriait : Quel pieux monarque ! il ne peut quitter son confesseur, il lui parle sans cesse.

Le roi ne lui parlait que de la duchesse de Santarem.

Depuis que le duc de Lerma, la comtesse d’Altamira, et surtout le grand inquisiteur Sandoval, n’étaient plus là pour lui faire peur du ciel, de l’inquisition et de la noblesse, le roi s’était singulièrement enhardi ; il se disait qu’il avait, comme tous ses sujets, le droit d’être heureux, et il commençait même à comprendre qu’on offensait moins le ciel en épousant secrètement une femme qu’on aimait, qu’en la prenant hautement pour maîtresse.

Il n’y avait que l’article du baptême et de la conversion d’Aïxa qui le troublât dans ses rêves amoureux et jetât une teinte plus sombre sur les nuages dorés au travers desquels lui apparaissait l’avenir. Mais Alliaga saurait convaincre sa sœur et la décider ; c’était pour cela que le roi d’Espagne soignait son confesseur, le flattait et lui faisait presque la cour, situation toute nouvelle, et inouïe jusque-là dans les fastes de l’étiquette espagnole.

Enfin, le roi se voyait à plus de la moitié de son voyage. Il avait traversé les chaines des montagnes et s’approchait de l’Èbre. Après une journée assez fatigante par la marche et surtout par la chaleur, la cour s’était arrêtée à Calahorra, petite ville célèbre par une grande victoire que les chrétiens remportèrent autrefois, dans ses environs, sur les Maures, jusque-là leurs vainqueurs.

L’arrivée de la cour, quoiqu’elle fût depuis longtemps annoncée et attendue, avait tout bouleversé dans la ville ; on ne savait où loger les bagages, les équipages et les gens de la suite. Le plus bel hôtel, celui du corrégidor, pouvait à peine suffire à Sa Majesté, qui, pour la première fois depuis le commencement du voyage, fut obligée de se séparer de son confesseur.

Celui-ci fut placé dans une maison particulière, et pendant qu’on préparait son repas, il se mit un instant à la fenêtre pour jouir de la fraicheur de la nuit. Cette route de Madrid à Pampelune était pour lui une source intarissable d’émotions et de souvenirs ; tous les événements de sa vie, déjà si longue et si agitée, se retraçaient l’un après l’autre à sa pensée. La fortune l’avait tour à tour accablé de ses dons et de ses rigueurs, et, comme cela arrive toujours, il s’arrêtait avec plus de complaisance sur ses jours de tourments que sur ceux de bonheur. Il rêvait à une des époques les plus tristes et les plus sombres de sa vie, celle de sa longue captivité dans les montages de Tolède, lorsqu’il entendit sous ses fenêtres le son d’une guitare, c’était un bohémien, un chanteur ambulant qui cherchait à attirer son attention et surtout sa générosité. Alliaga se souvenait toujours du temps où il n’était que Piquillo, et tout mendiant avait droit à sa sympathie. Il avait donc jeté à celui-ci une poignée de monnaie, et le musicien ambulant ne se retirait pas ; au contraire, il râclait plus fort que jamais et d’une main désespérée un air si remarquable par son étrangeté et par la barbarie de ses accords, qu’Alliaga, qui avait d’abord cherché à s’y soustraire, l’écoutait avec une attention et une émotion indéfinissables. Ce n’était pas la première fois que cet air frappait ou plutôt déchirait ses oreilles. Il lui semblait l’avoir déjà entendu dans une occasion terrible et inquiétante de sa vie, et soudain la mémoire lui revint. C’était l’air que Pedralvi lui chantait au pied de la tour du village d’Algador, lorsqu’il était prisonnier du curé Romero, ou plutôt de l’archevêque de Valence Ribeira.

La nuit était trop obscure pour qu’il lui fût possible de reconnaître les traits du chanteur. Celui-ci, d’ailleurs, avait l’air de se cacher, dernière circonstance qui éveilla ses soupçons. N’osant faire monter ce mendiant dans sa chambre, il saisit un moment où les gens de la maison le laissaient seul ; il descendit lui-même dans la rue, quitte à dire à son retour qu’il avait voulu jouir un instant de l’air et de la promenade, pour mieux faire honneur au souper splendide qu’on lui préparait.

Il alla droit au chanteur ambulant, qui s’éloignait, mais lentement, et sans vouloir se soustraire à ses regards. Alliaga le suivit. L’inconnu se dirigea vers une rue solitaire, puis vers une esplanade environnée d’arbres, non loin des murailles de la ville. Il marchait de manière qu’il voulait immédiatement être rejoint, car lorsqu’il se vit éloigné de tous les regards, il s’arrêta, se retourna vers celui qui le suivait et ne laissa échapper que ces mots prononcés avec émotion :

— Piquillo ! notre frère !

À ce nom, à cette voix, Alliaga avait reconnu Pedralvi ; mais il étendit le bras et dit d’un ton sévère :

— Je ne reconnais plus pour mon frère celui qui a manqué à sa parole. Je t’avais confié l’inquisiteur Sandoval, et sa mort a été le signal de nouvelles persécutions contre nous.

Pedralvi se hâta de se justifier et lui raconta en peu de mots l’horrible scène de la grotte du Torrent, qui avait été suivie de bien d’autres désastres.

— Eh quoi ! s’écria Alliaga étonné, don Augustin de Mexia n’a-t-il pas reçu du roi et du ministre l’ordre de suspendre toutes les hostilités ?

— Trop tard ; tout était fini pour nous.

Il lui raconta alors que le manque de provisions et surtout le manque d’eau avaient réduit au désespoir les soldats commandés par Yézid. Voyant leur perte inévitable, ils avaient préféré une mort qui devait du moins coûter la vie à quelques-uns de leurs ennemis, et ils avaient quitté la position aride et inexpugnable qu’ils occupaient, cherchant à se frayer un passage et à descendre dans la plaine pour y trouver des vivres.

C’est ce qu’attendait avec impatience don Augustin de Mexia. Il s’était élancé sur ces troupes épuisées par le besoin et qui pouvaient à peine porter leurs armes. L’ardeur ou plutôt la rage de ses soldats avait encore été animée par la présence du nouvel inquisiteur. Ribeira, patriarche d’Antioche, archevêque de Valence, successeur et vengeur de Sandoval, était apparu dans leurs rangs, la croix à la main ; il avait marché à leur tête, leur défendant, au nom du ciel, de faire aucun quartier aux hérétiques.

Alors un combat, ou plutôt une chasse humaine, horrible, avait commencé[1]. Poursuivis, traqués dans tous les défilés, dans toutes les grottes et sur tous les rochers de l’Albarracin, les Maures ne pouvant descendre la montagne du côté occupé par les soldats de don Mexia et surtout par l’impitoyable archevêque, les Maures s’étaient rejetés en foule sur l’autre versant, défendu par Fernand d’Albayda et ses troupes, qui n’avaient pas encore donné. Le général ennemi avait prévu ce mouvement, qui était immanquable, et il s’était mis lui-même à gravir le sommet de la montagne, certain maintenant de maintenir entre deux feux les rebelles, dont pas un ne pouvait échapper.

À cette nouvelle, le pieux archevêque Ribeira n’avait pu retenir des larmes de joie. Aux yeux de toute l’armée, il s’était jeté à genoux et avait remercié le ciel du triomphe de la foi et de l’extinction de l’hérésie.

Mais en donnant sa bénédiction aux soldats qui partaient pour ce dernier combat, il leur avait recommandé, contrairement à ses exhortations ordinaires, d’épargner les vaincus et de faire cette fois le plus de prisonniers qu’ils pourraient, attendu qu’au nom de l’inquisition, dont il était désormais le chef, il voulait, à Valence, à Saragosse, à Tolède, à Burgos et dans toutes les principales villes de l’Espagne, célébrer par des auto-da-fé magnifiques la victoire des chrétiens sur les infidèles et ranimer ainsi sur tous les points du royaume le zèle et l’enthousiasme religieux, qui commençaient à s’éteindre.

Lui-même, après ce discours, s’était mis en marche et avec des fatigues et des peines inouïes, il avait gravi les sommets les plus arides de l’Albarracin, à la suite de l’armée.

Yézid, cependant, voyait sa perte inévitable. En descendant du côté de la plaine de Valence, qui donnait sur la mer, il avait devant lui Fernand et des soldats frais et nombreux, qu’il ne pouvait espérer écraser avec des troupes décimées par la faim et la souffrance. Le sentier de rochers par lequel le convoi de troupeaux lui était arrivé était le seul point qui pouvait protéger sa fuite. Quand ses éclaireurs y arrivèrent, ils l’avaient trouvé occupé par l’avant-garde ennemie.

Toute retraite lui était donc fermée, et du sommet de la montagne, le général en chef, son armée et le redoutable archevêque allaient, d’un instant à l’autre, tomber sur lui comme un torrent.

On lui avait annoncé en ce moment un parlementaire, qui venait de la part de don Fernand. Il s’était hâté de le recevoir.

C’était un bel officier que nous avons vu brigadier au commencement de cette histoire et que maintenant on appelait le capitaine Fidalgo d’Estremos, qui avait toute la confiance de son chef ; il venait proposer à Yézid une capitulation qui pouvait seule le sauver.

— Mais à quelles conditions ? demanda Yézid avec inquiétude.

Le capitaine Fidalgo regarda autour de lui. Ils étaient seuls. El lui dit alors vivement et à voix basse :

— Les conditions que vous voudrez ; mais hâtez-vous, car si Augustin de Mexia et l’archevêque Ribeira arrivaient, don Fernand, mon général, ne pourrait plus traiter avec vous.

— Je comprends ! eh bien, tous ceux que je commande auront la vie sauve.

— Accordé.

— Ils seront, à l’instant même, conduits au port des Alfaques, où se trouvent des vaisseaux de l’État.

— Accordé.

— Et seront dirigés sur les côtes de France, sur Marseille, dont le rivage nous sera plus hospitalier que celui d’Afrique[2].

— Accordé.

Une demi-heure après, cette convention était signée, et Fernand, comprenant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, avait déjà commencé à l’exécuter. Après avoir donné à ces pauvres gens tous les secours que demandait leur état, un premier convoi, formant plus des deux tiers de l’armée maure, avait été le soir même dirigé vers la mer. Les plus faibles et les plus souffrants devaient se mettre en route le lendemain ; jusque-là, ils devaient rester prisonniers dans le camp espagnol, ainsi que leur général, qui, dans ce moment, se trouvait sous la tente de Fernand d’Albayda.

Yézid remerciait son noble ami, et, tout entier à sa reconnaissance ainsi qu’au bonheur de le revoir, il le serrait contre son cœur, lorsque les grands-gardes du camp signalèrent l’armée de don Augustin, qui descendait de la montagne, à la poursuite des rebelles.

Le général en chef et ses soldats ne trouvant pas d’ennemi devant eux, étaient tentés, comme la première fois, de crier au sortilége et de croire que l’armée mauresque était encore devenue invisible.

Mais quelle fut la pieuse et sainte colère de l’archevêque quand il apprit la capitulation signée par don Fernand.

— Mon général, répondit celui-ci, m’avait ordonné, il y a un mois, de faire mettre bas les armes à tous les Maures ou de les exterminer. Voici l’ordre de don Augustin de Mexia, et voici les armes de nos ennemis, car ils les ont tous déposées en nos mains.

— Votre général ne vous avait point ordonné de les diriger vers la mer et de les faire embarquer !

— Non, monseigneur ; mais telles sont les intentions du roi ; car il ordonne, dans son édit, à tout commandant et officier de ses armes de tenir la main à ce que les Maures dont on s’emparera soient tous conduits à la côte et immédiatement embarqués.

— Vous n’aviez pas ce droit !

— Le roi ; le ministre et le conseil en décideront.

— Quoi qu’il en soit, monsieur le général, s’écria l’archevêque furieux en s’adressant à don Augustin, j’espère que la religion et la foi trouveront en vous un défenseur plus fervent ; vous ferez poursuivre les fugitifs s’il en est temps encore, et quant aux hérétiques et à leur chef qui sont encore entre vos mains, je demande qu’ils soient remis dans celles de la sainte inquisition ; c’est à elle qu’ils appartiennent ; comme tribunal spécial établi contre l’hérésie, elle seule a droit de les juger. D’ailleurs, continua-t-il en levant les yeux au ciel, il faut que justice se fasse, et l’on ne me contestera pas, je l’espère, l’honneur de venger le saint archevêque martyr Bernard y Royas de Sandoval, mon prédécesseur, massacré par ces mécréants et ces impies.

Don Augustin de Mexia, qui était meilleur général que casuiste, n’avait rien à répondre à ce pieux et terrible argument, et il s’inclina en signe d’assentiment.

— Pardon, mon père, répondit don Fernand d’Albayda, il y a quelque chose encore de plus sacré que la vengeance, c’est la foi jurée, et mes soldats et moi ne pouvons permettre qu’on y manque.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria l’archevêque d’une voix terrible et en fronçant ses noirs sourcils.

— Je dis, mon père, que d’après la capitulation signée par moi, Yézid et ses soldats doivent avoir la vie sauve.

— Aux yeux du ciel, l’existence d’un hérétique n’est rien.

— Mais c’est quelque chose que l’honneur d’un soldat et que la parole d’un Espagnol. Je n’ai jusqu’ici jamais manqué à la mienne, et vous me permettrez, mon père, de ne pas commencer aujourd’hui.

— Non, je ne le permettrai pas ! s’écria le fougueux prélat. Qui veut arrêter le glaive de Dieu mérite d’en être frappé.

S’abandonnant alors à toute l’exaltation que lui donnait l’enthousiasme religieux, Ribeira se mit à prêcher les soldats de don Augustin et ceux mème de Fernand avec une conviction et une fureur si ardentes et si saintes que ces vieux guerriers, tremblants à sa voix, crurent entendre celle de Dieu même. Catholiques et Espagnols, ils devaient naturellement obéir au grand inquisiteur plutôt qu’à leur officier ; ils tombèrent à genoux en faisant le signe de la croix et demandèrent à Ribeira sa bénédiction et ses ordres.

Ses ordres furent d’arrêter non-seulement Yézid, mais Fernand d’Albayda, dont il demandait que la conduite fût sévèrement examinée, attendu que comme premier baron de Valence et intéressé à la conservation des Maures, il n’était pas impossible qu’il eût continué à entretenir des intelligences avec eux. Des rapports particuliers, transmis au saint-office, l’accusaient même d’avoir fait passer des vivres dans le camp des rebelles, ce qui constituerait le crime de trahison contre le roi et contre l’État.

Fernand allait donc être conduit dans les prisons de l’inquisition à Madrid. Quant aux autres prisonniers maures, au moment où l’ordre du roi était arrivé de suspendre les hostilités, les uns, envoyés à Valence, avaient déjà figuré dans un somptueux auto-da-fé, aux cris de joie et aux pieuses acclamations de la multitude ; les autres, au nombre desquels se trouvait Yézid, venaient d’arriver à Saragosse, où un pareil sort les attendait sans doute prochainement ; telles étaient les nouvelles que Pedralvi venait annoncer à Alliaga.

Quant à lui, compris par la bonté de Yézid dans le premier convoi de prisonniers dirigé sur le port des Alfaques, et qui maintenant devait voguer vers Marseille, il n’avait pas voulu quitter l’Espagne sans son maître. Il avait, d’ailleurs, disait-il, des serments à tenir ; il s’était donc échappé, avait pu, grâce à ce déguisement, se soustraire à toutes les recherches, et, sachant que Sa Majesté se rendait à Pampelune, il était accouru, certain de rencontrer Alliaga près du roi.

— Maintenant, lui dit-il, tu sais tout ; que faut-il faire pour sauver Yézid et nos frères, et ce généreux Fernand d’Albayda, qui nous a défendus au péril de ses jours ?

Les moments étaient précieux. Alliaga courut le soir même chez Sa Majesté, qui allait se mettre au lit, lui démontra combien les rigueurs de Ribeira étaient impolitiques, combien elles faisaient de tort au roi près de ses sujets et surtout près de la duchesse de Santarem, qui ne lui pardonnerait jamais la mort d’Yézid, son frère (dernier argument, qui n’était pas le moins puissant) ; que plus tard on aviserait au meilleur parti à prendre, mais que dans ce moment il fallait, avant tout, arrêter l’effusion du sang et empêcher un second auto-da-fé.

D’après l’avis d’Alliaga, le monarque écrivit donc de sa propre main au grand inquisiteur Ribeira qu’il approuvait fort son zèle pour la foi catholique, mais qu’il désirait qu’on ne brûlât plus personne sans son aveu, à lui, le roi ; qu’il entendait, en outre, que les prisonniers maures restassent, non dans les prisons, mais dans la citadelle de Saragosse, et qu’on amenât sur-le-champ à Pampelune, où il se rendait avec toute sa cour, le chef des Maures, Yézid d’Albérique, et don Fernand d’Albayda, sur le sort desquels le roi et son ministre se réservaient de prononcer, après avoir écouté les avis du pieux archevêque Ribeira, ce flambeau de la foi et la lumière de la sainte inquisition.

Un courrier partit à l’instant même, porteur de cette lettre, avec injonction de ne s’arrêter ni jour ni nuit qu’il ne fût arrivé à Saragosse, et le roi, qui ne signait rien et ne s’occupait jamais d’affaires d’État, après son souper, tout étourdi encore de ce qu’on venait de lui faire faire, se coucha étonné et ravi de son activité.

Don Ribeira fut moins enchanté en lisant la missive royale ; une sainte indignation s’empara de lui. Son visage, jaune d’ordinaire, car volontiers les dévots sont bilieux, son visage devint d’un rouge pourpre, et il eut besoin d’un violent effort sur lui-même pour ne point proférer contre le roi une de ces malédictions que réprouvent également la charité chrétienne et la fidélité de sujet. Il fallait cependant obéir. Il donna ordre, ainsi qu’on le lui prescrivait, de diriger don Fernand d’Albayda et Yézid sur Pampelune, mais il les y devança, et précéda même de quelques jours l’entrée du roi.

Sur toute sa route, il fut accueilli par la population des villes et des campagnes comme le saint de l’Espagne, comme l’apôtre de la foi, comme l’élu du Ciel, et chacun accourait pour toucher ses vêtements et lui demander sa bénédiction.

À Pampelune, il fut reçu dans le palais de l’inquisition avec les honneurs qu’on eût rendus, non pas au roi, mais au pape lui-même. Dès le jour même de son arrivée, et les jours suivants, il ne cessa de prêcher dans le cathédrale devant un immense concours de fidèles. Il avait le cœur trop ulcéré pour se modérer ; aussi, cédant à la fougue naturelle de son caractère, il ne put s’empêcher de tonner contre l’hérésie et surtout contre
Les Maures en exil.
l’indulgence coupable des rois de la terre. Il se plaignit de la tiédeur qui voulait éteindre les bûchers, que dans son zèle il cherchait vainement à rallumer. Il n’y réussit que trop bien, et il avait tellement excité les passions de la multitude et leur enthousiasme fanatique qu’un cri d’indignation, un tolle général s’élevait de toutes parts contre les Maures ; chacun dans Pampelune et dans les environs se demandait pourquoi la capitale de la Navarre n’aurait pas, comme Valence et d’autres villes privilégiées, l’avantage d’un auto-da-fé et de quel droit on la priverait de ce spectacle.

Telle était la disposition des esprits lorsque, arrivant enfin au terme de son long voyage, le roi avec toute sa cour et toute sa suite se présenta aux portes de la ville.

Cette fois, sachant combien les habitants de la Navarre, et surtout ceux de Pampelune, étaient jaloux de leurs fueros, et se rappelant l’émeute qui, lors de la première année de son règne, avait accueilli son entrée, le roi s’était bien gardé de se faire accompagner par aucune troupe. En effet, les bourgeois de la ville, qui, plus que jamais et pour des causes que nous dirons plus tard, tenaient à leurs priviléges, s’étaient rendus à leur poste et, la hallebarde à la main, étaient venus recevoir le roi. Mais sur son passage, aucune foule, aucune affluence ; les rues et les fenêtres des maisons semblaient presque désertes, non pas que la population de Pampelune fût moins curieuse qu’autrefois, mais un autre spectacle qui attirait bien plus sa sympathie avait lieu ce jour-là même et faisait tort au roi d’Espagne.

Pendant que Sa Majesté entrait par la porte de Madrid, Yézid et Fernand d’Albayda arrivaient par celle de Saragosse.

La foule, excitée contre les Maures par les prédications de don Ribeira, avait, à la vue d’Yézid, montré une telle irritation, que les familiers du saint-office et les bourgeois de la ville préposés à la garde du prisonnier avaient eu toutes les peines du monde à le dérober aux manifestations hostiles de la multitude, On s’était empressé de gagner le palais de l’inquisition, et Yézid y était entré, tout étonné d’y trouver un refuge.

  1. Watson, Histoire de Philippe III, t. ii, Liv. iv, p. 87.
  2. Bouche, Histoire de Provence, t. ii, liv. x, p. 850.