Piquillo Alliaga/83

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 367-371).


LXXXIII.

les fueros.

Le lendemain, la capitale de la Navarre était dans la consternation. Le couvent des Annonciades, un des plus beaux monuments de la ville, avait été détruit de fond en comble ; plusieurs maisons avaient souffert de l’incendie ; plusieurs familles des plus distinguées comptaient des morts ou des blessés, et, comme cela arrive d’ordinaire, l’indignation publique accusait les Mauresques d’être la cause d’un événement dont ils étaient les victimes.

Le bruit courait que la comtesse d’Altamira, qui habitait le couvent près de sa nièce Carmen, avait péri dans l’incendie ; et tout portait à le croire, car le lendemain elle ne reparut pas :

Le fait est que là comtesse, ayant appris de M. de Latorre que Juan-Baptista avait été arrêté par Piquillo, redoutait pour elle les aveux du capitaine et la vengeance d’Alliaga. Il lui sembla alors prudent d’attendre les événements et de se laisser passer pour morte tant que durerait le danger, quitte à revivre dès qu’elle y trouverait avantage.

En attendant, sa perte était un nouveau crime que l’on imputait aux Maures ; les hautes classes auxquelles elle appartenait se joignirent aux bourgeois et à la populace pour approuver les mesures rigoureuses employées contre des hérétiques qui étaient décidément les ennemis de l’Espagne. La haine contre eux devint si vive et si générale que bien des gens se glorifièrent hautement et comme d’une sainte action d’avoir contribué aux événements de la veille. Mais cette manifestation leur porta malheur, et tous ceux qui avaient ainsi publié leurs exploits se hâtèrent de les démentir et de s’en défendre. Chaque soir, en effet, quelques bourgeois tombaient sous une main inconnue, et le poignard qui les frappait portait d’ordinaire un papier avec cette inscription :

de la part des maures.

Ces actes, d’une vengeance imprudente, achevèrent d’exaspérer la population de Pampelune, qu’il fallait au contraire tâcher d’apaiser, car elle n’était que trop disposée à faire cause commune avec le grand inquisiteur. Aussi, ce dernier, fort de l’opinion publique qui se prononçait pour lui, crut pouvoir tout oser, et son zèle ainsi que son audace ne connurent plus de bornes.

Le roi, que ces événements avaient profondément affligé, les regardait comme un double malheur en ce qu’ils ne lui permettaient pas de voir, dès le lendemain, comme il l’avait espéré, la duchesse de Santarem, prisonnière de l’inquisition. Il se flattait bien, ainsi que Piquillo, que cette détention n’était que pour la forme et ne durerait qu’une journée tout au plus ; mais que devint-il quand il apprit que le grand inquisiteur n’avait pas craint de dénoncer Yézid et Aïxa au tribunal du saint-office, et qu’il les accusait, l’un
Vivement nos fueros ! Les fueros de la Nararre ! L’hôtelier ne dit mot et se contenta de boire en silence.
d’avoir causé la révolte de l’Albarracin, et l’autre l’incendie du couvent des Annonciades.

Le saint-office avait d’abord décidé, comme mesure de convenance, que la jeune Carmen d’Aguilar, la future abbesse des Annonciades et ses religieuses, se retireraient à Grenade, dans une succursale de leur ordre, pendant le temps que l’on emploierait à rebâtir leur couvent.

Le redoutable tribunal avait ensuite déclaré qu’il se regardait comme saisi des deux affaires que le grand inquisiteur avait portées devant lui, et qu’il allait immédiatement s’en occuper.

Cette décision était effrayante, d’abord par le danger qu’elle pouvait faire courir à la duchesse et à son frère, ensuite pour les projets du roi, dont elle rendait l’exécution presque impossible. Comment, après un pareil éclat, songer à épouser Aïxa, même secrètement ? Il était évident que cette idée entrait pour beaucoup dans les combinaisons de l’archevêque. Il fallait donc se hâter de s’y opposer et étouffer cette affaire avant même que le saint tribunal commençât à s’en occuper.

Le roi donna, dès le soir même, des ordres en conséquence au duc d’Uzède, qui, malgré son empressement et son zèle apparents, semblait peu flatté du rôle dont on le chargeait. Mais le roi commandait et Alliaga le surveillait ; il fut bien forcé de se soumettre. Il devait le lendemain signifier au grand inquisiteur et au saint-office les volontés de Sa Majesté, et Alliaga, comme membre lui-même de l’inquisition, promit d’assister à cette séance.

Le soir même, Pedralvi, qui n’avait pas de demeure fixe, mais qui errait dans la ville, dans les places publiques, établissant son domicile au milieu des groupes et de la foule, écoutant et surveillant tout, Pedralvi vint annoncer à Alliaga que le duc d’Uzède était sorti à la nuit tombante et était entré dans l’église de Santa-Cruz.

— Eh bien ! qu’y a-t-il à cela d’étonnant ?

— Un instant après j’en ai vu sortir le grand inquisiteur.

Le roi restait donc absorbé devant ce billet.

— Eh bien ?

— Ils ont dû se rencontrer, ils ont pu se parler.

— C’est possible. J’examinerai et je le saurai.

Le lendemain les membres du saint-office étaient tous à leur poste, car on leur avait annoncé une communication de Sa Majesté.

Le premier ministre fut introduit. Il salua respectueusement le tribunal, puis le grand inquisiteur ; Alliaga crut leur voir échanger un regard d’intelligence.

Le duc déclara d’un ton sec et hautain qui eût indisposé les juges les mieux intentionnés, que la volonté de Sa Majesté Catholique était qu’on ne donnât aucune suite au procès du Maure Yézid et d’Aïxa, duchesse de Santarem.

L’inquisiteur se leva, et déployant une arrogance qui paraîtrait inconcevable, si l’on ne savait qu’avec un roi tel que Philippe III, et même avec d’autres princes plus puissants que lui, l’Église se regardait alors comme bien au-dessus du trône, l’inquisiteur déclara que le saint tribunal était déjà saisi de l’affaire ; qu’il n’y avait pas d’exemple que le roi eût jamais entravé le cours de la justice dans les tribunaux ordinaires ; pourquoi donnerait-il l’exemple d’une telle violation dans un saint tribunal, devant lequel s’agitaient, non les intérêts de la terre, mais ceux du ciel ; que lui, l’archevêque de Valence et grand inquisiteur, savait tout le respect qu’il devait à Sa Majesté le roi d’Espagne, mais qu’il devait aussi obéissance à un maître plus puissant encore, au roi des cieux, au Christ lui-même, dont il défendait la cause, et que, quelque danger qu’il pût en résulter, il ne le trahirait jamais.

Voyant que le duc d’Uzède, au lieu de répondre et de rétorquer les arguments du prélat, les écoutait dans un silence respectueux et presque approbatif, Alliaga, ne pouvant contenir son impatience, s’écria d’une voix un peu émue :

— Ainsi donc, Son Excellence entend résister aux ordres du roi ?

— J’entends défendre les priviléges de l’inquisition répondit Ribeira avec hauteur. Quiconque consent à fléchir sur un point, sur un point seul, quelque minime qu’il soit en apparence, porte un coup mortel à l’ordre de Saint-Dominique et à ses institutions. Nous avons juré au pied des autels de maintenir les droits de ce saint tribunal, et nous devons, même au prix de nos jours, les transmettre intacts à ceux qui viendront après nous.

— Je saurai aussi bien que Votre Excellence, répondit Alliaga, défendre les droits de l’inquisition ; mais le roi a aussi les siens. Vous ne lui contesterez pas celui de faire grâce, et s’il veut absolument en user…

— Pour que le roi fît grâce, répliqua adroitement le prélat, il faudrait qu’il y eût condamnation ; il n’y en a pas encore. Il ne s’agit dans ce moment que d’un jugement seulement, d’un jugement que l’on veut empêcher d’intervenir, et je m’étonne qu’un membre du saint-office vienne, au sein même de ce tribunal, lui proposer de renoncer à ses droits et de s’avilir. Quant à moi, qui ne crains ni la disgrâce ni même le martyre, je sais mourir, s’il le faut, mais non pas céder.

Puis se tournant vers ses collègues, il ajouta :

— Aux voix, mes frères. Nous pouvons délibérer devant M. le duc, qui daignera rapporter notre réponse à Sa Majesté.

Cette réponse, qui n’était pas douteuse, fut que l’inquisition était décidée à maintenir ses droits ; qu’ainsi donc l’affaire suivrait son cours, et que le Maure Yézid et la duchesse de Santarem seraient jugés dans le plus bref délai possible.

Ce délai ne fut pas long, et le soir même, pendant qu’Alliaga délibérait avec le roi sur le parti à prendre dans ce conflit entre l’autorité royale et l’autorité ecclésiastique, Yézid et Aïxa furent traduits devant le tribunal, et on commença par leur interrogatoire l’instruction de l’affaire.

Alliaga comprit alors qu’il n’avait plus affaire au duc de Lerma, qu’il avait à lutter contre un ennemi audacieux et résolu, qui ne reculerait pas même devant la puissance royale. D’un autre côté, les alliés dont il pouvait disposer étaient sans talents, sans énergie, à commencer par le duc d’Uzède, qui, de plus, était mal intentionné et le trahirait probablement à la première occasion favorable.

La noblesse et les gens de la cour étaient déjà jaloux de sa faveur, le clergé était humilié d’une élévation si prompte. Les amis du père Jérôme et de la Société de Jésus (et ils étaient nombreux) étaient devenus ses ennemis. Alliaga n’avait pour lui que le roi, qu’il gouvernait, il est vrai, à son gré ; mais la situation du royaume et la position de chacun était alors si singulière, que commander au roi n’était presque commander à personne.

Et puis, quelque pénible qu’il soit de l’avouer, ce qui nuisait encore à Alliaga, c’est qu’il était honnête homme, c’est qu’il écoutait ses scrupules et sa conscience. Il voulait sauver sa sœur et les siens ; mais il ne pouvait oublier que le roi lui avait donné sa confiance, son amitié et son pouvoir ; qu’il était ministre réel, ministre de fait de ce roi qui s’abandonnait à lui et à ses conseils. Il lui était donc impossible de lui conseiller tel acte qui soulèverait contre lui le clergé et l’opinion publique, qui porterait ses sujets à la haine, au mépris, à la révolte peut-être.

Et c’est ce qui arriverait immanquablement si, pour défendre une Mauresque qu’il aimait et qu’il voulait épouser, le roi se mettait en lutte ouverte et déclarée avec l’inquisition, ce tribunal formidable qui pouvait tout, même faire excommunier et déposer les rois.

Il fallait donc attaquer Ribeira et l’inquisition, les combattre et les vaincre, sans que le roi eût l’air de s’en mêler, sans qu’il intervînt dans la lutte, et pour sauver la majesté royale, la tenir, s’il était possible, en dehors de la question.

C’était là une difficile entreprise. Ce fut celle qu’Aliaga conçut.

L’obstacle le plus grand était dans la popularité de Ribeira, dans le respect et l’adoration fanatiques que chacun lui portait, et qui, d’avance, lui donnait gain de cause, quoi qu’il hasardât ; le duc d’Uzède était dans des conditions toutes contraires : ses actes étaient tout d’abord frappés de défaveur.

Le dernier ministre avait laissé de grands déficits dans les coffres du roi ; il était nécessaire de les remplir et par les moyens les plus prompts ; il y avait urgence. D’Uzède, qui déjà supportait avec impatience le joug d’Alliaga, ne crut pas avoir besoin de ses conseils pour faire obtenir des fonds que réclamaient impérieusement les besoins de l’État ; on venait d’établir de nouveaux impôts dans les deux Castilles et dans plusieurs autres provinces qui avaient payé sans rien dire. Il imposa de même l’Aragon, la Navarre et la Biscaye. Il ignorait qu’avec cette dernière province surtout, il y avait d’autres précautions à prendre.

Les députés des provinces basques, au reçu de l’ordonnance qui créait un nouvel impôt sans leur concours et sans leur consentement, se réunirent, suivant l’usage de leurs ancêtres, sous le vaste et antique chêne de Guernica ; c’est là que se tenaient leurs assemblées. Ils délibérèrent, et l’histoire a conservé l’énergique remontrance qu’ils adressèrent à Philippe III : « Eux seuls, d’après leurs fueros, avaient le droit de s’imposer, et l’avaient fait jusqu’ici ; mais en vertu de leurs fueros ; ils déclaraient qu’ils ne pouvaient faire davantage, et suppliaient le roi de retirer son ordonnance ; sinon, disaient-ils, et si l’on veut violer nos fueros, nous prendrons les armes pour défendre nos droits et notre bien-aimée patrie, dussions-nous voir brûler nos maisons et nos campagnes, mourir nos femmes et nos enfants ; dussions-nous chercher ensuite un autre seigneur pour nous protéger et nous défendre ! [1] »

Cette adresse à laquelle l’imprudence du duc d’Uzède venait d’exposer la majesté royale était si juste qu’il n’y avait rien à répondre. Il fallait y faire droit, c’est ce qu’Alliaga avait conseillé au roi. La nouvelle de cet échec ministériel se répandit dans Pampelune. Les bourgeois de la ville félicitèrent ceux de Biscaye de la manière dont ils avaient su défendre leurs fueros, et coururent tous aux archives pour examiner si dans ceux de la Navarre il n’y aurait pas aussi quelque article qui leur permit de ne pas payer d’impôt.

Ils n’y trouvèrent pas cette clause, que leurs ancêtres avaient négligé de faire insérer. Il n’y en avait que deux principales. L’une leur donnait, comme nous l’avons déjà vu, le droit de se garder et d’empêcher qu’aucun soldat ne pénétrât dans leur ville.

L’autre leur conférait le droit de se juger eux-mêmes par leurs propres tribunaux, et de connaître seuls des crimes ou délits commis dans leur ville.

Alliaga, qui, au sujet de l’affaire de Guernica, venait d’étudier aussi les fueros de la Navarre, vit dans cette dernière clause le moyen de salut qu’il cherchait, et se hâta de l’exploiter avec habileté.

Dès le soir même, Pedralvi et quelques amis dévoués, habillés en bons bourgeois de Pampelune, se répandaient dans tous les groupes, parlaient des fueros du pays et de leur importance, démontraient, par l’exemple des provinces basques, combien il était essentiel de les défendre et de ne pas y laisser porter la moindre atteinte.

— Dans ce moment, par exemple, s’écriaient-ils, Dieu nous préserve d’oser élever la voix contre le saint et respectable Ribeira, notre grand inquisiteur ; mais enfin, d’après nos fueros, ce ne serait pas à lui et à l’inquisition, mais à nous seuls et à nos tribunaux, qu’il appartiendrait de juger la duchesse de Santarem.

— C’est vrai, répondirent plusieurs autres bourgeois, nous n’y avions pas pensé.

— C’est cependant grave… c’est un point capital.

— Très-capital ! répondit la foule.

— Si nous permettons aujourd’hui un empiétement, quelque léger qu’il soit, on s’en permettra demain un autre plus important.

— C’est vrai ! d’Uzède en est bien capable.

— Et si j’étais de vous, ajouta Pedralvi, j’y prendrais garde.

— Vous avez raison, il faudrait aviser.

— Faire une remontrance respectueuse au roi et surtout à l’inquisition.

— C’est une bonne idée !

Et cette bonne idée, fermentant dans toutes les têtes, fut, le soir même, le sujet de toutes les conversations, dans les boutiques, hôtelleries et lieux d’assemblée de la bonne ville de Pampelune.

Le lendemain, une réunion de notables demanda audience au roi, qui s’empressa de l’accorder et reçut la députation de la manière la plus gracieuse.

Ravis de cet accueil, les bourgeois exposèrent avec confiance à Sa Majesté leurs justes griefs et leurs réclamations.

Le roi répondit que sa conduite passée avait dû prouver à quel point il respectait les fueros de la Navarre ; qu’il veillerait toujours, autant que les Navarrois eux-mêmes, à la conservation de leurs précieux priviléges ; que dans la présente question, il était complètement de l’avis de ses fidèles sujets, les bourgeois de Pampelune ; mais que l’inquisition étant saisie de l’affaire, son autorité royale ne pouvait intervenir dans les choses de l’Église ; que, du reste, don Ribeira était un saint homme et un homme juste et qu’il s’empresserait, sans aucun doute, de faire droit à des réclamations aussi légitimes.

Les députés du peuple crièrent Vive le roi ! et quittèrent son palais pour se rendre à celui de l’inquisiteur.

Don Ribeira était en prières, et les fit attendre près d’une heure.

Enfin on les introduisit, et après avoir écouté leur harangue avec un sang-froid glacial, le grand inquisiteur répondit, comme Alliaga s’y attendait, et avec son entêtement ordinaire, que le saint-office était saisi de l’affaire, qu’il ne s’en dessaisirait pas, et qu’il ne ferait point à des bourgeois une concession qu’il avait refusée au roi lui-même.

Les députés crurent que le roi avait déjà fait une tentative en leur faveur, et bénirent en eux-mêmes ce roi jusque-là si calomnié.

Le chef de la députation voulut répliquer à Son Excellence, mais celui-ci répondit avec hauteur :

— L’Église ne discute pas, elle commande, et chacun doit obéir.

— Mais cependant, monseigneur, les droits du peuple…

— Doivent se taire devant ceux de l’Église.

Et le pieux Ribeira, l’apôtre de la foi, l’élu du ciel, le saint de l’Espagne, tourna le dos à la bourgeoisie de Pampelune, qui se retira fort mécontente.

Quelques heures après, ces nouvelles s’étaient déjà répandues dans toute la ville, chacun connaissait la gracieuse réception de Sa Majesté et la réponse fière et hautaine de l’archevêque.

Le soir, Son Excellence traversa la promenade de la Taconnera au milieu du plus profond silence.

La voiture de Sa Majesté fut accueillie tout le long de son passage par les cris chaleureux et nombreux de Vive le roi !

— Bien, se dit en lui-même Alliaga, voici déjà les bourgeois de Pampelune qui deviennent royalistes.

  1. Ch. Wess, l’Espagne, tom. i, pag. 322, Archives du ministère des affaires étrangères, Vol. Espagne.