Piquillo Alliaga/84

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 371-376).


LXXXIV.

la popularité.

Le lendemain, l’archevêque devait prêcher, et à peine quelques rares auditeurs, quelques-unes de ses pénitentes dévouées, assistèrent à cette solennité, qui, d’ordinaire, attirait un si grand concours de fidèles. Ribeira, habitué à la foule et aux murmures approbatifs, sentit un vif dépit en contemplant du haut de sa chaire cette enceinte presque déserte, cette église silencieuse et veuve de ses admirateurs.

Les blessures les plus cruelles sont celles de l’amour-propre, et l’orgueil irascible du prélat lui conseilla une prompte vengeance. Comme pour jeter un défi à tous ses adversaires, il redoubla de fermeté, ou plutôt d’entêtement ; il entama hardiment le procès et en pressa la conclusion. À cette nouvelle, le mécontentement redoubla et de sourds murmures éclatèrent.

On n’osait encore se prononcer ouvertement ; le respect qu’on avait eu si longtemps pour Ribeiva arrêtait l’indignation prête à éclater ; mais il s’agissait, après tout, des fueros de la Navarre, de leurs droits les plus chers, et qu’ils fussent menacés par l’Église ou par le trône, leur devoir était de les défendre dès qu’ils étaient en danger. Des groupes séditieux se formaient dans les rues, aux environs du palais de l’inquisition, et cette fois le carrosse du prélat fut accueilli par les cris de Vivent les fueros ! À bas qui ose y porter atteinte !

Ribeira ne pouvait croire que de pareilles manifestations s’adressassent à lui, et mettant la tête à la portière, il jeta sur la populace un regard méprisant et hautain, qui porta l’exaspération de la foule au dernier degré. Le défi était accepté, la lutte était désormais entre le peuple et l’inquisition, et l’archevêque, qui la veille encore était adoré, ne comprenant point qu’une popularité comme la sienne pût disparaître du jour au lendemain, voulut faire courber devant lui par la crainte ceux que l’admiration tenait naguère à ses genoux.

Le roi, la cour et la ville de Pampelune apprirent, avec un sentiment de douleur, de surprise et d’indignation, que l’inquisition venait de rendre son jugement, et que Yézid et Aïxa étaient condamnés à être brûlés sur la principale place de Valence, le dimanche suivant, c’est-à-dire dans trois jours.

Quand nous disons que l’indignation fut générale, entendons-nous. Ce n’était point en faveur d’Yézid et d’Aïxa qu’elle s’élevait ; le peuple consentait à leur supplice, et le demandait même à grands cris ; mais il voulait que leur arrêt fût prononcé et exécuté par lui.

Les priviléges de la Navarre, violés aujourd’hui par l’archevêque, pouvaient l’être demain par le roi ou par ses ministres, qui s’appuieraient de l’exemple et de l’autorité de l’Église. C’était donc une chose grave, et il n’y avait pas que la populace qui l’entendît ainsi.

Alliaga l’avait fait aisément comprendre au grand justicier de la Navarre et aux gens du roi composant le tribunal de Pampelune, lesquels avaient réclamé auprès de l’inquisition, et l’inquisition, représentée par Ribeira, n’avait eu nul égard à leurs remontrances.

L’administration judiciaire était donc, ainsi que le peuple, indignée contre l’archevêque. La cour ne l’était pas moins ; car un homme qui ne respectait rien, pas même la maîtresse du roi, pouvait fort bien, lorsque la fantaisie lui en prendrait, s’attaquer aussi aux grands seigneurs, aux dames de la cour, et dès que la protection et la faveur ne servaient plus à rien, cela devenait un abus intolérable.

Quant au roi, à la fois effrayé et furieux qu’on eût osé, malgré lui, juger et condamner au bûcher la duchesse de Santarem, il ne pouvait écouter plus longtemps les conseils de la modération, et, comme les gens faibles, qui sont toujours extrêmes dans leurs premières résolutions, il voulait faire entrer dans la ville de Pampelune un régiment, deux régiments, et même plus, commandés par Fernand d’Albayda, attaquer l’inquisition, l’incendier comme le couvent des Annonciades, et enlever Aïxa.

Alliaga, aussi inquiet et non moins malheureux que le roi, avait grand’peine à lui rappeler que Sa Majesté avait, dernièrement encore, juré de respecter les fueros de Navarre, qu’elle allait les violer à son tour et imiter l’archevêque, en faisant entrer des troupes à Pampelune ; qu’aux premiers soldats que l’on verrait paraître, le peuple, qui était pour le roi, se soulèverait contre lui et ferait cause commune avec le grand inquisiteur. Enfin, il lui affirma, ce qu’il tenait de Fernand d’Albayda, à qui il en avait déjà parlé, qu’il était sûr des soldats pour toute autre entreprise, mais qu’il ne pouvait répondre de leur obéissance dès qu’il s’agirait d’attaquer l’inquisition.

Fernand savait par lui-même que la discipline militaire et l’influence des chefs devenaient bientôt nulles à la voix toute-puissante de don Ribeira.

C’était donc au peuple seul à combattre et à vaincre. Il fallait le laisser faire… en l’aidant un peu.

Le peuple, bien mené, est capable de tout. En exaltant les têtes, on pouvait les pousser à se révolter, à attaquer l’inquisition de vive force et à main armée. Cela s’était déjà vu autrefois en Aragon, sous Philippe II lui-même, dans l’affaire d’Antonio Pérès, et ce qu’avaient fait les bourgeois de Saragosse, ceux de Pampelune pouvaient bien le faire.

Dans le désordre d’une attaque ou d’un assaut et à la faveur de l’émeute, Alliaga, qui ne quittait point le palais de l’inquisition et qui en connaissait tous les détours, devait pouvoir aisément délivrer Yézid et Aïxa. Une fois hors de Pampelune, ils étaient sauvés ; Fernand, suivi de Fidalgo d’Estremos et de quelques soldats dévoués, répondait de leur salut et les conduirait en lieu sûr.

De cette manière, ni le roi ni ses ministres ne se seraient mêlés de cette affaire et n’y auraient paru en rien ; mais on devait se hâter de se mettre à l’œuvre, les moments étaient précieux ; on n’avait devant soi que trois jours.

Le barbier Gongarello, qui était revenu, sous la protection d’Alliaga et avec l’autorisation du roi, dans la ville de Pampelune, si longtemps habitée par lui, fut chargé de revoir toutes ses anciennes connaissances, ses anciennes pratiques, ses anciens voisins, de les aider à s’indigner et à être furieux. Pour cela, il ne fallait que parler, et Gongarello était là dans son centre ; c’était un allié utile.

Pedralvi courait tous les bons endroits, les cabarets et les hôtelleries ; il n’eut garde d’oublier l’hôte du Soleil-d’Or, et retrouva, à sa grande satisfaction, son ancien patron Pérès Ginès de Hila, assis au même comptoir, et coiffé presque du même bonnet de coton qu’autrefois. Depuis quinze ans et plus, le digne aubergiste n’avait point changé de place ; seulement, lui autrefois si maigre, avait pris un embonpoint considérable, et sa fortune aussi.

— À boire ! s’écria Pedralvi d’une voix de gentilhomme qui a de quoi payer ; j’espère que le seigneur Ginès de Hila me fera l’honneur de trinquer avec moi, dit-il à l’hôtelier, qui venait de faire monter de la cave plusieurs bouteilles.

Celui-ci s’inclina et se plaça vis-à-vis de son hôte.

— Le vin est-il bon ?

— C’est du benicarlo tout pur.

— Non, dit Pedralvi en le goûtant, prenons-en un autre. Celui-ci est de votre première cave à droite, où vous placez votre provision du vin du crû.

— Que voulez-vous dire, seigneur cavalier ? s’écria l’hôtelier tout déconcerté ; c’est du vrai benicarlo.

— Du tout. Vrai vin de Pampelune, vin de treille ; cette belle treille en berceau que vous avez dans votre jardin, et sous laquelle on vous surprit un soir avec Giuseppa, votre voisine.

L’hôtelier, de plus en plus interdit, voulut balbutier quelques mots que Pedralvi ne lui laissa pas achever ; il déboucha une autre bouteille en disant :

— Voyons celui-ci.

— C’est du val-de-penas, murmura l’aubergiste.

— Fabriqué à Pampelune, répondit son convive. Seulement, nous y avons mis du sureau qui croît sur la montagne Saint-Christophe, pour le colorer un peu.

— Mais, seigneur cavalier…

— C’est ainsi que vous le faites.

— Je vous atteste par la Vierge et les saints que jamais, au grand jamais…

— J’en ai fait avec vous, continua froidement Pedralvi.

L’hôtelier le regarda alors d’un air inquiet et effrayé, et le jeune homme s’écria en riant :

— Eh quoi ! seigneur Ginès de Hila, vous ne reconnaissez pas un ancien serviteur, un ancien ami qui s’est élevé dans vos cuisines ?.. Pedralvi !

— Le petit Pedralvi, s’écria l’hôtelier, qui revient grand seigneur !

— Le tout est de bien commencer.

— Mariquita, apporte-nous une bouteille de vin de xérès de la frontera de ma petite armoire.

— J’allais vous en demander. Je vois que c’est toujours là le bon endroit, et cette bouteille-là ne saurait arriver plus à propos, dit Pedralvi en la débouchant, car il s’agit ici de boire à notre amitié et à nos fueros. Vive l’amitié !

L’hôtelier trinqua avec empressement.

Vivent nos fueros !… les fueros de Navarre !

L’hôtelier ne dit mot et se contenta de boire en silence.

— Eh quoi ! mon maître, vous autrefois si beau et si entraînant au milieu de l’émeute ; vous qui avez travaillé avec tant d’ardeur à la défense de nos droits et priviléges, les verrez-vous attaquer avec indifférence, et n’êtes-vous plus prêt à vous lever, vous et vos gens, pour les maintenir ?

— Non, dit froidement le maitre du Soleil-d’Or, je n’ai point oublié cette émeute qui eut un si grand succès,

— Et vous craignez cette fois d’échouer ? répliqua Pedralvi.

— Je craindrais de réussir. C’est assez de triomphe comme cela. Je me rappelle les jours et les nuits qu’il m’a fallu passer à porter la hallebarde.

— Qu’importe ! vous avez maintenu vos droits.

— Ce maintien-là m’a coûté cher. Je me souviens encore de l’état dans lequel j’ai trouvé ma maison à mon retour. J’aurais eu vingt soldats du roi à loger, et l’ordonnance ne m’en donnait qu’un seul jamais on n’aurait vu un pareil pillage. Imaginez-vous…

— Je le sais, dit Pedralvi, j’y étais.

— Et vous voulez que je me remette encore dans les révolutions ! À d’autres, seigneur Pedralvi ! Quand je n’avais rien, j’étais pour le changement ; aujourd’hui que j’ai fait fortune, je suis pour l’ordre, le gouvernement et monseigneur l’archevêque.

— Mais vos libertés ?

— On y tient quand on n’a que ça ; mais je suis, grâce au ciel, assez riche pour m’en passer. C’est ce que nous disions ce matin avec mon compère et voisin Truxillo le tailleur, chez qui je déjeunais, et qui m’a donné une olla podrida délicieuse.

— Le seigneur Truxillo a donc fait aussi fortune ?

— Comme tous les tailleurs qui sont honnêtes ! Une immense fortune. Il est devenu fabricant de draps et a une centaine d’ouvriers.

— Et il partage vos principes ?

— Nous avons bu ensemble à la santé de monseigneur Ribeira, le saint inquisiteur.

Pedralvi ne put obtenir autre chose de son ancien patron. Il rapporta cette conversation à Alliaga et alla s’adresser à d’autres bourgeois qui eussent leur fortune à faire. Il en trouva beaucoup.

Le lendemain Ginès de Hila et son compère Truxillo reçurent de l’inquisition une condamnation à dix réaux d’amende, au profit des couvents et hospices de la ville, pour avoir mangé, l’un et l’autre, une olla podrida un saint jour de vendredi. Cette ordonnance portait la signature de don Juan de Ribeira, le grand inquisiteur.

Les deux compères, peu édifiés cette fois du pieux rigorisme et de la sainteté de l’archevêque, ne craignirent pas d’en témoigner à voix haute leur mécontentement ; et le soir même un ordre leur arriva venant du saint-office, qui leur prescrivait de fermer, l’un ses ateliers, et l’autre son hôtellerie pendant trois jours, vu les propos scandaleux et impies qu’ils avaient osé tenir sur Son Excellence don Juan de Ribeira, le flambeau de la foi et la lumière de la sainte inquisition.

Pour cette fois il fut impossible à l’hôtelier et à son voisin de ne pas joindre leur indignation à celle de la ville entière, et de ne pas déclamer, comme tout le monde, contre le pouvoir arbitraire et abusif que s’arrogeait l’archevêque de Valence. Il fallait absolument s’y opposer et y mettre un terme ; non-seulement défendre ses libertés, mais en exiger de plus grandes encore, et notamment une loi spéciale contre la fermeture des boutiques. Telles étaient les plaintes chaleureuses exhalées par les deux voisins, au milieu des groupes déjà disposés à la révolte.

De plus, les ateliers du tailleur fermés pendant trois jours jetaient sur le pavé de Pampelune une centaine d’ouvriers que Truxillo ne payait plus, et qui n’avaient rien à faire qu’à parcourir les rues et à grossir les rangs des mécontents. Il en était de même des nombreuses pratiques du Soleil-d’Or, qui ne pouvant s’établir et causer, suivant leur usage, dans les salles de l’hôtellerie, se promenaient ou formaient des groupes et faisaient leurs réflexions en plein air.

Le résultat était facile à prévoir. Le premier des trois jours qui précédaient le supplice, le peuple s’était contenté de murmurer, de se rassembler et de crier sous les fenêtres de l’inquisition :

— Vivent les fueros !

Le soir, l’agitation avait augmenté. Les groupes étaient devenus plus nombreux, plus compacts, plus menaçants. Les familiers du saint-office qui avaient voulu les dissiper avaient été repoussés par la foule, injuriés, bafoués, couverts de boue, et étaient rentrés avec peine dans le palais de l’inquisition, laissant sur le champ de bataille des chapeaux et des manteaux noirs. Le peuple avait porté au bout de grandes perches ces trophées de sa victoire.

La nuit avait été assez tranquille, mais le lendemain l’orage gronda avec plus de violence. Pedralvi et ses compagnons arrivèrent sur la grande place au moment où, par l’ordre de Ribeira, on élevait le bûcher pour la cérémonie du lendemain. Les débris en furent dispersés, et Pedralvi s’écria :

— À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs !

Jamais ces cris audacieux n’avaient été proférés dans les remparts de Pampelune, et la foule hésita un instant. Mais les compagnons de Pedralvi le firent retentir de nouveau, sans que la foudre les frappât, sans que le ciel même s’obscurcit, et la multitude, enhardie par leur exemple, s’écria : — À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs !

Une fois que les échos de Pampelune eurent répété ce cri, une fois que les oreilles espagnoles y furent habituées, il ne parut pas plus difficile à prononcer qu’un autre, et retentit bientôt dans toutes les rues de la ville. À ces blasphèmes de la populace, les bourgeois épouvantés, redoutant la colère céleste, qui était probable, et celle de l’inquisiteur, qui était certaine, fermèrent leurs boutiques, se rassemblèrent en tumulte à l’hôtel de ville, et après une longue et orageuse délibération, nommèrent une députation composée des notables bourgeois et commerçants, que l’on chargea de présenter une dernière requête au grand inquisiteur.

Celui-ci, malgré son pieux entêtement, commençait, non pas à avoir peur, mais à s’inquiéter sérieusement de la tournure que prenaient les choses. Il avait cru être en proie à un mauvais rêve quand il avait entendu, sous ses fenêtres, les premières manifestations populaires ; mais quand ces cris insensés, incroyables, invraisemblables : À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs ! étaient parvenus jusqu’à lui, il avait bondi d’étonnement et d’horreur, comme si l’ordre de la nature allait être interverti, comme si l’univers bouleversé allait retomber dans le chaos.

Il avait rassemblé à la hâte les principaux membres de l’inquisition, sans en excepter Alliaga. Son front hautain respirait toujours l’orgueil et l’audace ; mais au fond du cœur il était moins rassuré qu’il n’affectait de l’être, et quoiqu’il eût réuni le saint tribunal pour aviser, disait-il, à des moyens victorieux et décisifs contre l’hérésie et la révolte, il n’eût peut-être pas demandé mieux que de transiger avec elles.

C’est dans ce moment que les notables se présentèrent au palais du saint-office. Leur supplique fut apportée au grand inquisiteur dans la salle du conseil, pendant que la députation attendait la réponse dans la chapelle de Saint-Dominique.

— Mes frères, dit gravement Ribeira après avoir lu la requête, je tiens avant tout, et je l’ai assez prouvé, à signaler mon zèle pour la foi catholique et mon dévouement à l’inquisition ; mais ces pieux sentiments ne m’empêchent point de déplorer les désordres qui viennent d’éclater dans cette ville et d’aviser aux moyens d’en arrêter le cours ; car notre mission est de forcer les aveugles à voir, les sourds à entendre, et ceux qui s’égarent à rentrer dans le bon chemin.

Il s’arrêta, jeta un coup d’œil sur ses collègues, qui le regardaient avec étonnement, et continua d’une voix adoucie et d’un ton paterne :

— Voici une humble supplique ; elle nous est adressée, non par cette populace impie que je méprise et que nous châtierons dès que nous en aurons le loisir ; mais elle nous est présentée par la partie saine de la population, par des bourgeois estimables, par les notables commerçants de cette ville, dont je dois vous dire les noms honorables.

Et parmi ceux-là figuraient, en première ligne, Pérès Ginès de Hila, l’hôtelier du Soleil-d’Or, et Truxillo, le tailleur marchand de draps.

— Que proposent-ils ? demanda un des membres du saint-office.

— Ils persistent à prétendre, continua Ribeira en haussant les épaules avec dédain, que leurs fueros leur donnaient à eux seuls le droit de juger les coupables que nous venons de condamner.

— Je le nie ! s’écrièrent plusieurs inquisiteurs.

— Et moi aussi ! répéta fièrement Ribeira, et je le nierai toujours ; mais enfin, et vous allez voir que leur réclamation est presque une reconnaissance de nos droits, ils demandent que les coupables soient livrés et remis entre leurs mains.

Alliaga tressaillit.

— Ils demandent que, si le jugement leur a été enlevé, du moins l’exécution leur en soit confiée. Ils ont renversé le bûcher que j’avais donné ordre d’élever, parce qu’il attestait trop hautement la violation de leurs droits, à laquelle ils ne consentiront jamais. Si les coupables périssent par le feu, le châtiment sera reconnu aux yeux de tous venir de l’inquisition ; s’ils périssent par la potence, c’est la justice civile, c’est le peuple qui aura puni.

En un mot, mes frères, voici à quoi se résout la question : Nous avons jugé les coupables, ils demandent à les frapper. Nous voulions qu’ils fussent brûlés ; ils désirent qu’ils soient pendus : c’est la seule satisfaction qu’ils exigent, et il me semble que nous ne pouvons la leur refuser. Il faut savoir faire des sacrifices à la tranquillité et au bonheur publics.

Un murmure approbatif suivit la fin de ce discours.

Alliaga sentit une sueur froide couler sur son front. Tout était perdu, le peuple et l’inquisition étaient réconciliés. Devant ce double pouvoir tout autre devait se briser. Il comprenait trop bien, d’ailleurs, qu’Aïxa et Yézid, livrés aux mains du peuple, n’en sortiraient pas vivants, qu’on ne pourrait ni raisonner ni arrêter sa fureur, exaltée encore par la joie du triomphe, et que dans quelques instants peut-être tout serait fini, avant même qu’il eût pu s’entendre avec le roi et Fernand d’Albayda.

Il n’y avait pas à hésiter, il fallait tout risquer…

Il prit son parti sur-le-champ, et avant de laisser à la discussion le temps de s’établir, il se leva et s’écria avec chaleur qu’il ne consentirait jamais, pour sa part, à une transaction pareille, à un acte de faiblesse et de lâcheté qui déshonorerait à jamais l’inquisition et mettrait en discussion tous ses droits.

À cette brusque sortie, chacun s’émut, et Ribeira jeta sur Alliaga un regard courroucé ; mais sans se laisser intimider par ce regard, Alliaga continua :

— Oui, monseigneur, moi qu’on a accusé de vouloir trahir les droits et priviléges de l’inquisition, je déclare que je suis décidé à les défendre contre tous, fût-ce contre vous-même, que je respecte et que j’admire ! Quoi ! vous, notre chef, notre lumière, notre flambeau dans le sentier de la foi, vous nous disiez vous-même, il y a quelques jours, ici, dans cette enceinte : Quiconque consent à fléchir sur un point, sur un point seul, quelque minime qu’il soit en apparence, porte un coup mortel à l’ordre de Saint-Dominique et à ses institutions…

— Permettez !.. s’écria le prélat, déconcerté.

— Vous l’avez dit, monseigneur, continua Alliaga avec véhémence ; vous avez dit ces mémorables paroles, que chacun de nous se rappelle, et que je regarderai, que je citerai désormais comme un article de foi :

« Nous avons juré au pied des autels de maintenir les droits de ce saint tribunal, et nous devons, au prix même de nos jours, les transmettre intacts. »

— Mais cependant, mon frère… balbutia Ribeira, dont l’embarras redoublait.

— Vous l’avez dit, monseigneur, poursuivit Alliaga avec plus de chaleur encore ; vous avez dit : intacts ! ce mot sacramentel et sublime qui renferme tout : intacts ! vous voulez laisser au peuple de Pampelune le droit d’exécuter nos jugements !

— C’est vrai, murmurèrent plusieurs inquisiteurs.

— Si nous n’osons les exécuter, nous n’avions donc pas le droit de les rendre ; c’est le reconnaître, c’est en convenir.

— C’est vrai, répétèrent les autres membres du tribunal.

— Et quand les lois du saint-office commandent que tout hérétique soit puni par le feu, par le feu, emblème terrestre de la flamme éternelle qui doit purifier son âme ; quand la règle de notre ordre, écrite par saint Dominique lui-même, nous offre ce texte précis et formel, il n’est donné à personne, pas même à nous, de changer la loi sainte. Qui l’oserait tenter commettrait lui-même un sacrilége dont il serait responsable aux yeux de Dieu et de ce tribunal, devant lequel je ne craindrais pas moi-même de l’accuser.

Les inquisiteurs, fiers à la fois et flattés d’une audace dont aucun d’eux n’eût été capable, ne purent retenir un nouveau murmure d’approbation, et Ribeira tressaillit, car il savait qu’Alliaga était homme à exécuter sa menace.

— À Dieu ne plaise, continua celui-ci, que j’interprète ainsi les pieuses intentions du saint archevêque qui nous préside, ou que je veuille traiter d’hérésie une erreur qu’il reconnait mieux que moi, et que ses hautes lumières lui avaient déjà signalée.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’empressa de murmurer le prélat, en cherchant à dissimuler la colère qu’il ressentait, colère d’autant plus violente que son adversaire, plus fin et plus adroit que lui ; le battait par ses propres armes. Il sentait bien que l’indignation d’Alliaga n’était pas réelle ; que celui-ci avait l’intention de le pousser dans un précipice où devaient se briser sa popularité et son pouvoir ; mais comment s’arrêter sur la pente où lui-même s’était placé ? Il tenta cependant un dernier effort.

— Je reconnais, dit-il, que nous ne devons nous dessaisir d’aucun de nos priviléges ; et fidèle à la règle prescrite par notre saint fondateur, je maintiendrai les bûchers de l’inquisition.

— Très-bien ! dirent les inquisiteurs.

— Mais, pour ne pas donner à l’effervescence populaire l’occasion de se manifester de nouveau, pour épargner à la multitude des impiétés et des crimes qu’il nous faudrait punir, je vous proposerai, mes frères, un nouveau parti qui obtiendra, je l’espère, votre assentiment.

L’attention de l’assemblée redoubla.

— Je me range de l’avis du frère Luis Alliaga, continua Ribeira avec un air de déférence. Je pense, comme lui, que nous devons exécuter nous-mêmes nos jugements, non pas demain, mais aujourd’hui même.

— Comment cela ? demanda Alliaga avec inquiétude.

— En faisant sur-le-champ élever les bûchers dans la cour de l’inquisition ; en livrant les criminels aux flammes pendant que nous réciterons sur eux les prières qui doivent les racheter de la damnation éternelle.

— Je n’y vois ni obstacle ni inconvénient, dit un des inquisiteurs.

— J’en vois de très-grands, répondit Alliaga. D’ordinaire c’est le criminel, ce n’est point le juge qui se cache ; il répond de ses actes à la face du ciel et des hommes ! L’inquisition tremble donc en Espagne ? L’inquisition a donc rendu un jugement inique et infime, puisqu’elle se dérobe à tous les yeux pour le faire exécuter ? C’est ce qu’on dira de nous, mes frères, et c’est ce qui n’est pas ! Le saint inquisiteur lui-même est trop convaincu de la justice de ses arrêts pour les désavouer.

— Non certes, je ne les désavoue pas et je m’en glorifie, reprit le prélat avec aigreur.

— C’est précisément ce que je dis. On se glorifie au grand jour et non pas à l’ombre. Nous sommes tous prêts à paraître demain sous la bannière de Saint-Dominique, conduisant nous-mêmes vers le bûcher la sainte procession qui doit traverser la ville, et notre chef, j’en suis persuadé, ne voudra céder à personne ; le droit de marcher à notre tête.

— Ah ! s’écria Ribeira avec dépit, vous voudriez bien m’enlever cet honneur ?

— Je le réclame, si vous le refusez.

— Vous êtes donc bien tranquille sur ce peuple, mon frère ?

— Vous en avez donc bien peur, monseigneur ?

À ce mot, toute prudence abandonna le prélat, et n’écoutant plus que sa colère, que sa vanité blessée, son orgueil humilié, il s’écria :

— À demain l’auto-da-fé ! demain le bûcher s’élèvera sur la grande place de Pampelune ; demain, aux yeux de tous, les portes de ce palais s’ouvriront, et, tenant la bannière de Saint-Dominique, je traverserai seul, s’il le faut, tout ce peuple que je brave et qu’un mot de moi fera tomber à mes pieds ! À demain donc, mes frères.

— À demain, dit Alliaga en s’inclinant avec respect !

Alliaga, en sortant de la salle du conseil, rencontra dans la chapelle de Saint-Dominique la députation des notables de Pampelune, au nombre desquels brillaient l’hôtelier et son compère, attendant toujours la réponse de Ribeira.

Il la leur donna en peu de mots.

Le grand inquisiteur, décidé à défendre les droits du saint-office, ne consentait à aucune concession. Il refusait tout, n’accordait rien, et déclarait que le jugement prononcé par lui serait exécuté le lendemain.

Quelques heures après, cette nouvelle était déjà répandue dans toute la ville ; Ginès de Hila et Truxillo étaient maintenant partisans déclarés des fueros et péroraient sur la place du marché, Pedralvi, Gongarello et leurs affidés parcouraient les autres quartiers. L’exaspération était au comble, et, sans savoir encore au juste ce qu’il voulait faire, le peuple était décidé à demander et à obtenir satisfaction pour ses droits méconnus et violés.

De son côté, Ribeira s’apprêtait à la défense : tous les familiers du saint-office, tous les alguazils de la ville avaient été rassemblés par ses ordres. Le palais même de l’inquisition renfermait un grand amas de piques, de hallebardes et même d’escopettes, et le peuple n’avait pas d’armes.

Ce n’était pas là ce qui inquiétait Alliaga. Il savait bien que le peuple saurait s’en faire, et qu’une fois déchaîné il aurait bon marché de tous les alguazils de Pampelune, fussent-ils quatre fois plus nombreux.

La grande difficulté, c’était que le peuple osât s’attaquer à la procession, à l’inquisition et surtout à la bannière de Saint-Dominique. Il avait tellement l’habitude de se prosterner sur son passage, qu’il n’oserait jamais se lever contre elle. Il fallait l’entraîner et lui donner la première impulsion ; c’est de là que tout dépendait.

Gongarello, qui, placé sur une borne, pérorait volontiers, n’était bon que pour la tribune et non pour l’action ; Pedralvi et quelques amis qui l’entouraient étaient insuffisants pour commencer le mouvement ; en s’élançant seuls au milieu de la multitude, ils trahissaient leur faiblesse et leur petit nombre, et se seraient fait bien vite entourer et arrêter. Où leur trouver des alliés intrépides, autres que les bourgeois de Pampelune, des auxiliaires sans préjugés et sans peur, que n’effraieraient ni les robes noires de l’inquisition ni l’étendard de Saint-Dominique ? C’était là ce que cherchait Alliaga, car dans la singulière position où il se trouvait placé, ce qu’il craignait le plus, c’était de ne pas être attaqué le lendemain. Tout était perdu si le peuple respectait le pieux cortége dont il devait faire partie. Son seul espoir était dans la fureur de la multitude, dans le désordre et les dangers qui devaient en résulter pour lui, et à la faveur desquels il pourrait tenter de délivrer Yézid et Aïxa.

Seul et renfermé dans sa cellule, qui donnait sur les jardins de l’inquisition, il rêvait aux événements du lendemain, qu’il avait préparés de son mieux et dont l’issue lui paraissait encore bien douteuse. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un moine de haute stature qui se promenait avec impatience dans une allée du jardin et semblait attendre quelqu’un ; circonstance en elle même fort indifférente et qui méritait peu d’exciter son attention, mais la figure de ce moine ne lui était pas inconnue.