Piquillo Alliaga/85

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 376-379).


LXXXV.

la veille d’une émeute.

C’était une physionomie assez originale pour qu’on ne l’oubliât pas, et après quelques instants de recherches, Alliaga se rappela cette espèce de bête brute, cet Indien à moitié Espagnol, Acalpuco, qui au village d’Aïgador faisait l’office de frère rédempteur, et déchirait, à coup de lanière, ceux que Ribeira avait résolu de convertir.

L’archevêque de Valence l’avait sans doute amené avec lui et l’avait attaché à l’inquisition. Acalpuco était monté en grade ainsi que son patron : Ce qui étonnait Alliaga, qui connaissait son caractère, c’est qu’il restât seul à se promener dans le jardin, quand les cloches de Saint-Dominique avaient appelé depuis longtemps tous les autres moines au réfectoire.

Il en découvrit bientôt le motif.

Un cavalier, enveloppé d’un manteau, s’avança mystérieusement, et de sa cellule, ou plutôt de l’observatoire où il voyait sans être vu, Alliaga reconnut cette fois, sur-le-champ, M. de Latorre, l’ancien valet de chambre du roi, qui parla bas au frère Acalpuco, lui remit un petit papier et disparut.

Quel rapport M. de Latorre avait-il avec ce moine dévoué à Ribeira ? Il pouvait être important de s’en assurer. Alliaga sortit à l’instant de sa cellule et se trouva sur le passage d’Acalpuco, qui revenait du jardinet se rendait dans les appartements du grand inquisiteur.

— Un mot, mon frère, lui dit Alliaga en découvrant le capuchon du moine et en s’assurant bien qu’il ne s’était pas trompé. Me reconnaissez-vous ?

— Est-il possible ! le seigneur Piquillo !

— Moi-même, à qui vous avez rendu autrefois d’importants services que je n’ai point oubliés, quand vous trompiez pour moi, et moyennant quelques réaux, le curé Romero et monseigneur Ribeira !

— Silence ! dit le moine avec un air d’effroi.

Alliaga vit avec plaisir qu’il était toujours aussi poltron.

— Je serais perdu si l’on entendait ce que vous dites là, car monseigneur le grand inquisiteur a toute confiance en moi.

— Depuis quand vos rapports sont-ils devenus si intimes ?

— Depuis un événement qui a suivi votre départ, un malheur qui devait vous atteindre, et qui, je ne sais comment, est retombé sur monseigneur, lequel, touché de mon désespoir, et voulant aussi s’assurer à jamais de ma discrétion, m’a donné une bonne place, près de lui, à l’inquisition.

— Laquelle ?

Celle qui n’est plus, mais qui veille sur nous. Yézid tomba à genoux.

— Tortionnaire.

— C’est-à-dire, bourreau !

— Ils appellent cela ici tortionnaire.

— On t’emploie dans la question ordinaire et extraordinaire ?

— Je m’en tire assez bien. Il est vrai que j’ai commencé depuis longtemps. J’ai fait mes études en province, au couvent d’Aïgador, à l’œuvre de la Rédemption.

— Je le sais.

— Il fallait cela avant d’exercer dans la capitale.

— Tu as encore d’autres emplois : tu reçois des messages pour le compte du grand inquisiteur.

— Qui vous a dit cela ? s’écria Acalpuco en pâlissant.

M. de Latorre vient de te remettre un billet.

— Silence ! alors.

— Tu sais que je suis discret, je te l’ai prouvé. Tu vas me donner cette lettre,

— À vous ! jamais !

— Je suis frey Luis Alliaga, confesseur du roi, et je te fais arrêter à l’instant comme coupable d’entretenir des correspondances avec un ancien valet de chambre de Sa Majesté, chassé par moi pour crime de trahison.

Acalpuco commença à trembler.

— Monseigneur Ribeira lui-même ne pourrait te sauver ; et d’ailleurs il ne le voudra pas dès qu’il apprendra par moi que tu l’as trahi autrefois pour quelques misérables réaux.

— J’ai eu tort, c’est vrai, dit le moine avec componction et repentir ; cela n’en valait pas la peine.

— Je le conçois. Mais aujourd’hui que je suis plus riche, si je t’offrais mieux ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que gagnes-tu au service de Ribeira ?

— Vingt-cinq ducats.

— Tu en auras cinquante de supplément si tu me sers en même temps.

— Deux maitres à la fois, c’est bien de l’ouvrage, Qu’est-ce que j’aurais à faire à votre service ?

— Rien.

— C’est faisable !

— Rien, qu’à te taire ; que personne ne puisse soupçonner ce qui se passera entre nous.

— C’est ce que je demande.

— Tu acceptes donc ?

— Qu’ordonnez-vous, maître ?

— Cette lettre que tu as reçue, je la veux !

— La voilà.

— Et voici d’avance cinquante ducats. À quelle heure M. de Latorre viendra-t-il chercher la réponse ?

— Ce soir, à neuf heures, dans ce jardin.

— Très-bien. Tu viendras prendre la mienne, une demi-heure avant.

Acalpuco s’éloigna, et Alliaga, remonté dans son oratoire, s’empressa d’ouvrir ce billet. Il ne portait pas de suscription, mais il était adressé à Ribeira ; il n’était pas signé, mais Alliaga en reconnut l’écriture, qu’il avait vue souvent. Elle était de la comtesse d’Altamira. La comtesse n’était donc pas morte, comme le bruit en avait couru, et ce mystère annonçait déjà quelque nouvelle trame.

Voici, du reste, ce que disait ce billet :

« Monseigneur,

« Pour échapper aux piéges et à la vengeance de mes ennemis, qui sont aussi les vôtres, je n’ai point démenti le bruit de ma mort. Le domestique de confiance qui vous remettra ce billet connaît seul le secret de ma retraite, et sur un mot de Votre Excellence, je serai prête à me rendre près d’elle. D’ici là, je dois vous prévenir que le peuple, excité par un nommé Pedralvi et quelques autres agents de frey Luis Alliaga, confesseur du roi, veut, à la faveur d’une émeute, vous enlever, demain, les prisonniers que vous avez si justement condamnés au bûcher, et dont la perte assurera le triomphe de l’Espagne et le nôtre. Pour déjouer leurs desseins, je puis vous indiquer un homme de tête et de cœur, sur lequel vous pourrez compter. Il y a dans les prisons de l’inquisition un capitaine de navire, le commandant du San-Lucar, qui, moyennant une piastre par tête, fera entrer ce soir dans Pampelune deux cents de ses compagnons et plus, s’il le faut, déguisés en marchands ou en bourgeois. Ils sont cachés à la montagne, avec Barbastro, son lieutenant, dans les gorges de Savora, attendant ses ordres, et paraîtront à sa voix. Profitez, monseigneur, de cet avis important, et n’y voyez que mon dévouement pour Votre Excellence, ainsi que mon zèle pour la foi, dont vous êtes le défenseur. »

Alliaga relut deux fois, bien attentivement, cet écrit et se dit :

— Nos ennemis nous envoient eux-mêmes les auxiliaires dont j’avais besoin.

Il se fit ouvrir le cachot où, quelques jours auparavant, il avait fait enfermer Juan-Baptista.

À la vue de son ancienne connaissance, le bandit frémit et crut son dernier moment arrivé. Sa blessure, quoique dangereuse, n’était pas mortelle, mais il comprit qu’on ne lui laisserait pas le temps de la cicatriser et qu’on venait le chercher pour le conduire à l’échafaud. Quel fut donc son étonnement lorsque Alliaga plaça devant lui une plume, de l’encre et du papier, et lui dit :

— Écris !

Il n’y avait rien à répondre. Alliaga dicta et le capitaine écrivit :

« Mes chers et dignes compagnons, demain je dois être conduit au bûcher… »

— Ah ! c’est demain ! dit le capitaine en s’interrompant. Alliaga ne lui répondit pas, mais lui fit signe de la main de continuer.

Le capitains obéit.

« Demain je dois être conduit en grande procession sur la place de Pampelune, et il y a peu d’espoir, cette fois, que j’en réchappe ; cela dépend cependant de vous… »

Le capitaine s’arrêta encore, contemplant d’un air étonné et curieux Alliaga, qui, gardant le même silence, lui renouvela du geste l’ordre de continuer.

« Vous autres qui ne craignez ni Dieu ni diable, pouvez seuls me venir en aide et me délivrer. Il s’agit seulement pour cela de vous introduire ce soir dans la ville, déguisés en bourgeois, et demain d’attaquer et de disperser la procession, qui ne sera composée que de moines, d’alguazils et de familiers du saint-office. »

Le capitaine s’efforçait vainement de s’expliquer Une pareille épitre ; désespérant d’y parvenir, il y renonça et acheva d’écrire le post-scriptum suivant :

« Comme, malgré l’amitié qui nous lie, vous n’êtes pas des gens à vous exposer pour rien, le porteur, en qui vous pouvez avoir toute confiance, vous remettra d’avance une piastre par tête, ce qui fait deux cents, et autant demain soir après le succès de l’expédition. »

— C’est donc sérieux ? dit le capitaine en laissant tomber ses bras de surprise.

— Signe, lui dit froidement Alliaga.

— Quoi ! vraiment, s’écria le bandit en signant effrontément Juan-Baptista, capitaine du San-Lucar ; quoi ! c’est toi, Piquillo, qui consens à me délivrer ! Tu es donc bien généreux ou tu as bien besoin de moi ? Tant mieux, j’en serais enchanté ; car, quoique ennemis, on se rend justice et on s’estime.

Alliaga, sans lui répondre, plia la lettre, la cacheta et la plaça devant le bandit pour qu’il y mît l’adresse.

— Ah ! s’écria le bandit, je comprends enfin ; vous voulez connaître ainsi la retraite de mes compagnons et me forcer à vous les livrer. Deux cents gaillards, dont le voisinage redoutable inquiète la sainte Hermandad !

Alliaga haussa les épaules, et Juan-Baptista continua tranquillement :

— C’est une affaire comme une autre. Voyons, parlons franchement. Je ne demande pas mieux que de vous les vendre tous jusqu’au dernier, cela dépend du prix. Que me donnerez-vous pour vous designer le lieu de leur retraite ?

Alliaga, le regardant avec mépris, lui montra du doigt la lettre et lui dicta l’adresse suivante :

« Au senor Barbastro, lieutenant de marine, dans les gorges de Savora, aux environs de Pampelune. »

Cette fois, toute la pénétration de Juan-Baptista fut en défaut ; et tout en écrivant, il ne put que répéter :

— Je t’estime, Piquillo ! c’est plus fort que moi ! je t’estime ! sans compter que tu as commencé avec moi, ça ne s’oublie pas ! et depuis, nous avons, chacun de notre côté, fait bien du chemin… tu as fait le plus beau !… j’en conviens.

Sans écouter plus longtemps le capitaine, et sans daigner lui répondre un seul mot, Alliaga prit la lettre et sortit. La porte du cachot se referma sur le fils de la Geronima, sur le descendant des ducs de Santarem, qui, plongé de nouveau dans l’obscurité, resta livré à ses réflexions morales et autres.

La lettre du capitaine fut remise à Pedralvi, qui, bien armé et muni d’une bourse de deux cents piastres, sortit de Pampelune le soir même, et se rendit aux gorges de Savora, pour s’entendre avec le nouveau corps d’armée qu’il allait prendre à sa solde.

Huit heures sonnèrent au couvent de Saint-Dominique. Une demi-heure après, Acalpuco était à la porte de son nouveau maître. Celui-ci lui donna ses instructions, non par écrit, mais de vive voix, les lui fit répéter deux fois, et descendit après avec lui dans les jardins de l’inquisition.

Acalpuco se plaça près du bosquet où il était le matin, et immobile attendit M. de Latorre. Alliaga s’était caché dans l’épaisseur du massif, à deux pas de son nouveau serviteur, et tenait dirigé contre lui un pistolet, que celui-ci ne pouvait voir, attendu l’obscurité, mais il croyait toujours en sentir le canon effleurer ses reins.

À neuf heures précises, une petite porte en bois noir, garnie de lames de fer, s’ouvrit non loin du massif, et M. de Latorre parut enveloppé de son manteau. En deux pas il fut près d’Acalpuco.

— Eh bien ! quelle nouvelle ?

— Le grand inquisiteur a reçu la lettre de votre maîtresse, répondit le moine d’une voix un peu tremblante. Il m’a dit de vous dire qu’il ferait usage du bon avis qu’on lui donne.

— Très-bien.

— Qu’il ne répond point par écrit parce que dans sa position il ne le peut pas.

— Je comprends.

— Mais que demain soir, à pareille heure, il attendra madame la comtesse.

— Je le lui dirai.

— C’est moi qui serai chargé de la recevoir ici et de la conduire chez monseigneur.

— À merveille. Bonne nuit, frère Acalpuco.

— Bonne nuit, seigneur de Latorre.

Le valet de chambre s’éloigna. La porte des jardins se referma sur lui, et Acalpuco, à peine encore revenu de son émotion, se retourna vers le massif, et dit à demi-voix :

— Est-ce bien, mon maître ?

— Oui. Retire-toi maintenant, et songe à tes promesses sinon, je n’oublierai pas les miennes.

Une heure plus tard, toutes les lumières étaient éteintes dans le palais de l’inquisition, et chacun se préparait aux grands événements du lendemain.