Placet des amants au roi contre les voleurs de nuit et les filous

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Placet des amans au roy contre les voleurs de nuit et les filoux, et la Response des filoux par Mlle de Scudéry.

1664

Placet des amants au Roy contre les voleurs
de nuit et les filoux
1.

Prince, le plus aimable et le plus grand des rois,
Nous venons implorer le secours de vos loix.
Tous les tendres amants vous adressent leurs plaintes :
Vous seul pouvez calmer nos soucys et nos craintes ;
Par vous seul nostre sort peut devenir plus doux ;
L’amour même ne peut nous rendre heureux sans vous.
La nuit, si favorable aux ames amoureuses,
A beau nous preparer ses faveurs precieuses,
Sans respecter ce dieu, les voleurs indiscrets2
Troublent impunement ses mystères secrets ;
Chaque jour leur audace augmente davantage.
On ne va plus la nuit sans souffrir quelque outrage.
On trompe d’un jaloux les regards curieux,
Mais du filou caché l’on ne fuit point les yeux.
Comme on n’ose marcher sans avoir une escorte
On ne peut se glisser par une fausse porte,
Et, seul au rendez-vous si l’on veut se trouver,
On est deshabillé devant que d’arriver.
La nuit, dont le retour ramenoit les delices
Des paisibles moments à l’amour si propices,
Destinez seulement à ses tendres plaisirs,
Ne peut plus s’employer qu’à pousser des soupirs.
Les maris rassurez, les mères sans allarmes,
Dans un si grand desordre ont sceu trouver des charmes.
La nuit n’est plus à craindre à leurs esprits jaloux :
Ils dorment en repos sur la foy des filoux ;
Ils aiment le peril qui nous tient en contrainte,
Et la frayeur publique a dissipé leur crainte.
Ô vous qui dans la paix faites couler nos jours,
Conservez dans la nuit le repos des amours !
Que du guet surveillant la nombreuse cohorte
Nous serve à l’avenir d’une fidelle escorte ;
Qu’il sauve des voleurs tous les amants heureux,
Et souffre seulement les larcins amoureux ;
Qu’il nous oste la crainte, et qu’en toute assurance
Nous goûtions les plaisirs à l’ombre du silence ;
En faveur de l’amour finissez nostre ennuy
Vous n’avez pas sujet de vous plaindre de luy.
Ce dieu, dont le pouvoir domine tous les autres,
En vous donnant ses loix semble avoir pris les vostres,
Et garde pour vous seul ce qu’il a de plus doux ;
Il commande partout et n’obeit qu’à vous ;
Il separe de vous l’eclat et les couronnes ;
Il fait qu’on aime en vous vostre sainte personne :
Plaisir que rarement les rois peuvent goûter,
Et duquel toutefois vous ne pouvez douter.

1664. B.3

Reponse des filoux au Placet des amants au Roy.

Prince dont le seul nom fait trembler tous les rois,
Suspendez un moment la rigueur de vos loix ;
Souffrez que des voleurs vous demandent justice
Contre de faux amants tout remplis d’artifices.
Si l’on croit leur placet, ils sont fort maltraittez :
Nous nous opposons seuls à leur felicitez ;
Nous troublons leur plaisir ; les nuits les plus obscures
N’ont plus pour leur amour de douces aventures.
Où sont-ils, les amants que nous avons volez ?
Commandez qu’on les nomme, et qu’ils soient enrôlez.
Helas ! depuis dix ans que nous courons sans cesse,
Nous n’avons seu trouver ni galant ni maîtresse,
Et, pour notre malheur, nous n’avons jamais pris
Ni portrait precieux ni bracelet de prix.
En vain, sans respecter plumes, soutane et crosses,
Nous savons arrester et chaises et carrosses,
Nous ne trouvons, partout où s’adressent nos pas,
Que plaideurs, que joueurs, qu’escroqueurs4 de repas,
Que courtisans chagrins, qu’escroqueurs de fortune,
Dont la foule, grand Roy, souvent vous importune ;
Mais de tendres amants, vrais esclaves d’amour,
On en trouve la nuit aussi peu que le jour.
C’estoit au temps jadis que les amants fidelles,
Pour tromper les argus, montoient par des eschelles,
Que l’on voloit sans peine au premier point du jour,
Et qu’ils cachoient leur vol autant que leur amour.
Sous vostre grand ayeul, d’amoureuse memoire,
Les filous nos ayeuls, celèbres dans l’histoire,
Ne passoient pas de nuit sans prendre à des amants
Des portraits enrichis d’or et de diamants,
Et chacun, sans placet, sans tant de doléance,
Rachettoit son portrait et payoit le silence.
C’est ainsi qu’on aimoit en un siècle si doux,
Sous un prince charmant qu’on voit revivre en vous ;
Mais aujourd’huy qu’amour daigne suivre la mode,
Que le moindre respect passe pour incommode,
Nous trouvons tout au plus quelques fameux coquets5
Qui n’ont jamais sur eux que des madrigalets,
Qui courent nuit et jour, se tourmentent sans cesse,
Sans enrichir jamais ni voleur ni maîtresse ;
Qu’ils marchent hardiment : ils font peu de jaloux,
Et n’ont à redouter ni maris ni filoux ;
Pour tous leurs rendez-vous ils peuvent prendre escorte,
Sans besoin de la nuit et de la fausse porte.
Mais la licence règne avec un tel excès,
Qu’ils osent bien se plaindre et donner des placets.
Ne les ecoutez pas, ils sont pleins d’artifice ;
Prononcez cet arrest tout remply de justice :

Un amant qui craint les voleurs
Ne merite point de faveurs.

1664. Mlle de Scudéri.


1. Nous n’avons trouvé ce curieux placet et la réponse qui le suivit que dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers, nouvelle édition, à Cologne, chez P. du Marteau, MDCLXXXIV, 2e partie, p. 125–128.

2. La police étoit alors fort mal faite. Le guet, à peu près désorganisé, étoit impuissant à garder la ville contre les voleurs, dont tous les jours le nombre augmentoit. (V. Corresp. admin. de Louis XIV, t. 2, p. 605, 691.) L’établissement des lanternes publiques pour l’éclairage de Paris devoit tarder trois ans encore. (V. notre brochure les Lanternes, histoire de l’ancien éclairage de Paris, Jannet, 1854, in-8, p. 24.) Enfin tout ce qu’entreprit M. de La Reynie, à partir de 1667, pour la sûreté de la ville, étoit on ne peut plus nécessaire.

3. Cette initiale doit certainement désigner l’abbé Bétoulaud, l’un des beaux-esprits des samedis de Mlle de Scudéry. Tout ce qu’il écrivit donne raison à notre opinion. Nous ne connoissons, en effet, de lui, que des vers adressés a Mlle de Scudéry : Epistre à Mlle de Scudéri sur la mort de Pellisson ; le Parnasse, la Victoire, l’Anneau d’Horace, pièces adressées à Mlle de Scudéri, par M. Bétoulaud, avec les Réponses de Mlle de Scudéri auxdites pièces, in-4. Il fit aussi sur le Caméléon de la nouvelle Sapho un poème en 4 chants, inséré presque en entier dans la Bibliothèque poétique. « On sait à peu près la date de la mort du Caméléon, mais on ignore complétement celle de la naissance et de la mort de l’abbé Bétoulaud. » (Annales poétiques, t. 27, p. 154.)

4. Ce mot commençoit à avoir cours, témoin le conte de La Fontaine : À femme avare galant escroc. On disoit aussi croc. (Journal de Barbier, t. 2, p. 209.)

5. Mot alors assez nouveau dans la langue. Il ne remontoit pas plus loin que le temps de Catherine de Médicis, de l’aveu de Mlle de Scudéry elle-même. (Nouvelles conversations de morale, t. 2, p. 755 ; Hist. de la coquetterie.)