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Plaidoyer du procureur général contre Robert Emmett – 1803

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Collectif
Plaidoyer du procureur général contre Robert Emmet
Traduction par Alexandre Clapier ; M. Clair.
C. L. F. Panckoucke (3p. 338-366).

PLAIDOYER
de
M. LE PROCUREUR-GÉNÉRAL,
contre
ROBERT EMMET.




Milords et Messieurs du Jury,


Il est de mon devoir de vous exposer, le plus brièvement que je le pourrai, la nature de l’accusation qui a été portée contre le prisonnier ici présent, comme aussi, messieurs, la nature des preuves qui seront produites pour la soutenir : l’une et l’autre exigent de vous un attentif examen ; car il ne s’agit pas seulement du crime le plus énorme dont un sujet puisse se rendre coupable en quelque temps que ce soit, mais d’un crime qui devient beaucoup plus grave encore lorsque nous considérons l’état de l’Europe et les lamentables conséquences que la révolution a déjà entraînées.

En des temps antérieurs, peut-être aurait-on pu pardonner quelque chose à l’imagination exaltée d’un enthousiaste ; peut-être un extravagant amour de la liberté aurait-il pu faire taire un moment la raison ; peut-être quelques hommes auraient-ils pu espérer arriver à l’indépendance par une révolution ; mais une triste expérience nous a appris que les révolutions modernes ne sont pas la route de la liberté ; elles remuent la masse du peuple pour pousser ce qu’il y a de pire à la surface ; elles naissent dans l’anarchie, grandissent par l’effusion du sang et aboutissent au despotisme.

Ainsi donc, messieurs, le crime dont est accusé le prisonnier exige le plus sérieux examen, parce qu’il est atroce en lui-même, parce qu’au milieu des circonstances présentes rien ne peut l’atténuer.

Messieurs, le prisonnier comparaît accusé aux termes d’un très-ancien statut, celui de la 25e année du règne d’Édouard III, l’acte d’accusation est fondé sur trois de ses clauses : la première est relative au fait de comploter et imaginer la mort du roi ; la seconde, à celui d’adhérer à ses ennemis, et la troisième à celui de comploter pour lever la guerre contre lui : les deux dernières, à savoir celle d’adhérer aux ennemis du roi, et celle de comploter pour lever la guerre contre lui, sont si intelligibles par elles-mêmes, qu’elles ne demandent aucune explication ; mais la première exige quelque discussion.

Dans le langage de la loi, comploter la mort du roi, ne signifie et n’implique pas nécessairement une attaque contre sa personne ; tout complot qui a pour but d’opérer, par la force, un changement dans les lois, la constitution et le gouvernement du pays, conduisant nécessairement à l’anarchie et à la destruction générale, tend en définitif à mettre en danger la vie du roi ; dès-lors, toutes les fois que ce dessein est attesté et manifesté par des actes apparens ; toutes les fois que la personne qui a conçu ce projet emploie des moyens pour mettre à exécution ses vues criminelles, le crime de comploter et imaginer la mort du roi est complet.

En conséquence, messieurs, cet acte d’accusation énonce en particulier plusieurs actes apparens par lesquels le prisonnier a dévoilé les hostiles projets de son âme ; et, messieurs, si cela est nécessaire, ces actes apparens et la pertinence des preuves qui seront produites pour les établir vous seront expliquées en détail par la cour : il est donc inutile d’abuser des momens du public en nous livrant à un examen minutieux de cette partie de la cause.

Messieurs, ayant entendu l’accusation portée contre le prisonnier, vous sentirez naturellement que c’est un devoir pour vous de porter votre attention sur deux points : d’abord, a-t-il existé une conspiration criminelle dans le dessein de changer par force la loi, la constitution et le gouvernement de ce pays ? puis, le prisonnier a-t-il en aucune manière participé à cette conspiration et à cette rébellion ?

Messieurs, je me suis estimé heureux, lorsque cette commission a siégé pour la première fois, d’avoir pu annoncer au public, par l’intermédiaire du jury auquel j’avais l’honneur d’adresser la parole, que cette conspiration, quelque noire dans son objet, quelqu’odieuse dans son but qu’elle pût être, se trouvait, sous le rapport du nombre, méprisable à l’extrême ; qu’elle n’avait été méditée et poursuivie que par des personnes déjà signalées par de précédentes trahisons ; je m’estime heureux de pouvoir lui annoncer maintenant avec plus de confiance encore que les recherches qui ont eu lieu ont changé en certitude ce qui n’était de ma part qu’une simple assertion ; j’avais également félicité le public de la tranquillité de notre pays ; je m’estime heureux de pouvoir lui renouveler ces félicitations et de proclamer que, nonobstant les lâches et cruels efforts de cette rébellion, la paix et la tranquillité règnent maintenant dans toute la contrée ; je ne crus pas alors, je ne crois pas aujourd’hui devoir m’égarer en de vaines conjectures, je ne veux point jouer le rôle de prophète ; mais lorsque je considère la vigilance et la fermeté du gouvernement, le bon esprit et la discipline de ses troupes, l’ardeur avec laquelle, d’un bout du royaume a l’autre, la fidélité s’est armée pour réprimer les trahisons domestiques et repousser l’ennemi du dehors, s’il était nécessaire, je ne crois pas déraisonnable de concevoir la ferme espérance que la continuation de la même conduite, de la part du gouvernement, et des mêmes efforts de la part du peuple, maintiendront long-temps la nation libre, heureuse et indépendante.

Messieurs, dans les précédens jugemens, les personnes conduites à cette barre, comme impliquées dans cette révolte, appartenaient toutes à des classes différentes et inférieures ; mais, si je suis bien instruit, le prisonnier ici présent n’a point été séduit par d’autres, c’est à lui que tout le complot se rattache, il en est l’origine, l’âme et la vie ; si je ne me trompe, il vous sera démontré que, quelque temps avant les dernières fêtes de Noël, le prisonnier, après avoir visité plusieurs pays étrangers et parcouru la France quelques mois auparavant, rentra dans sa patrie plein de ces hostiles projets que l’on vous a si complètement développés ; il revenait d’un pays dans lequel il avait bien pu apprendre quels sont les effets nécessaires d’une révolution : ainsi donc, s’il s’est rendu coupable d’une trahison, il s’y est embarqué les yeux ouverts et connaissant toutes ses conséquences inévitables ; néanmoins, il persista à fomenter une rébellion, laquelle, je ne crains pas de le dire, est sans exemple dans aucun pays ancien et moderne, elle n’est fondée sur aucun abus existant, sur aucune oppression immédiate ; elle n’a été provoquée ni par notre doux et gracieux souverain, ni par l’administration employée par lui pour exercer son autorité. C’est une rébellion qui se proclame organisée, non pour faire cesser un mal que le peuple ressent actuellement, mais pour faire revivre la mémoire d’injustices qui, si elles ont jamais existé, sont depuis long-temps abolies : on a rappelé des provocations qui ont eu lieu depuis plus de six cents ans, exagéré les souffrances de nos ancêtres, dénaturé notre condition dans les anciens temps pour en extraire quelque chose qui pût ressembler à une provocation capable de justifier une révolte qui, aujourd’hui, manquait de tout prétexte raisonnable. Nous vivons sous l’empire d’une constitution que nous aimons ; libres, riches et heureux, la rébellion ne peut trouver nul motif dans notre condition présente, nous ressentons tous les avantages de notre obéissance à la loi ; notre équitable administration ne fournit matière à aucune plainte ; cette rébellion est née des cendres de nos ancêtres ; nous sommes appelés à trahir notre honneur pour venger leur oppression, on les représente comme ayant été esclaves, et c’est pour cela qu’on veut que nous ne soyons pas contens de notre liberté. Mais comme cette rébellion est aujourd’hui sans motif, rien ne pourra l’apaiser par la suite ; le manifeste de la trahison déclare une éternelle guerre à la constitution britannique ; le ressentiment de ses ennemis est implacable ; leur résolution est fixe et arrêtée ; ni douceur ne pourra les calmer, ni bonne administration les ramener, ni clémence les désarmer ; ils sont rebelles dans l’âme ; ils se proclament en hostilité perpétuelle contre l’administration de notre gouvernement, quelque douce qu’elle puisse être.

Messieurs, on pourra supposer peut-être qu’entraîné par la chaleur de mes sentimens, je donne à cette cause une couleur qui ne lui appartient point ; je serais fâché qu’il en fût ainsi ; mais, dans le premier paragraphe de leur proclamation, après avoir parlé de la séparation avec l’Angleterre, ils disent au gouvernement « qu’il est en ce pays un esprit de persévérance qu’il ne peut ni calculer, ni réprimer ; que, quelque changement qu’il arrive, il ne peut ni compter sur l’affection de l’Irlande, ni juger de ses intentions. » Ainsi, que le gouvernement soit doux et bon, que les sujets soient libres et contens, que les lois soient justes et leur administration pure, rien ne pourra changer les intentions de ces enthousiastes réformateurs ; le gouvernement peut se corriger, eux sont résolus de ne pas imiter son exemple ; ils ont dévoué leur pays à toutes les horreurs de la guerre civile, et rien ne pourra modifier la malice profonde de leur résolution.

Messieurs, vous ayant fait connaître l’horrible objet de la conspiration, je vous exposerai en peu de mots les moyens employés par le prisonnier pour la mettre à exécution. Je vous ai déjà dit que je le regarde comme l’instigateur de la révolte ; je vais maintenant établir les faits sur lesquels je fonde cette assertion ; sa proclamation, car je la lui impute, énonce que ce système de trahison a été organisé pendant ces huit derniers mois ; maintenant, je vois ce même homme arriver en Irlande quelque temps avant les fêtes de Noël 1801, ce qui forme juste huit mois avant le moment où la révolte éclata : delà résulte cette conséquence toute naturelle, que c’est à l’arrivée de cet homme en ce pays que se rattache l’origine de la conspiration ; la conduite tenue par lui laisse peu de moyens de supposer que je me sois trompé dans cette conjecture, ses machinations étaient à peine commencées qu’il crut prudent de changer de résidence et de nom ; en conséquence nous le trouvons passant tout le printemps dans une maison obscure à Harold’s Cross ; là il prend le nom de Hewitt et reçoit la visite de différentes personnes qui le demandent sous ce nom : tant qu’il y résida, il n’en prit jamais d’autres ; c’est ainsi qu’il agit clandestinement et sous un nom supposé pendant un temps considérable, ne demeurant qu’une très-petite partie de la journée chez lui à Harold’s Cross, mais agissant comme il convenait à ses vues : il garda cette habitation jusqu’au commencement de mars.

Aucun de vous, messieurs, n’a oublié le message du roi à la chambre des communes, qui nous apprit qu’une rupture aurait probablement lieu entre l’Angleterre et la France ; c’était dans les premiers jours de mars : cette circonstance était un puissant aiguillon pour la conspiration qui se tramait en ce pays ; en conséquence, le 24 du même mois, ce mémorable dépôt dont on vous a tant parlé fut formé par les conspirateurs ; le bail est daté du 24 mars 1803, et, à la même époque, divers autres dépôts furent établis en la cité pour recevoir des armes et des munitions ; il en est un entre autres qu’il est nécessaire de vous mentionner, c’est celui de Patrick Street, où vous vous rappelez qu’une explosion éclata au mois de juillet.

Ayant ainsi disposé plusieurs maisons dans la cité pour faciliter la conspiration, le prisonnier trouva que sa résidence dans la maison de Palmer à Harold’s Cross était incompatible avec la sphère agrandie dans laquelle il se trouvait, et il alla se loger dans une maison voisine de Rathfarnam dans un lieu appelé Butterfield-Lane ; il paya pour la location de cette maison soixante-une guinées ; il entra en possession le 27 avril, et le bail fut passé le 10 juin ; il prit ce bail sous le nom de Robert Ellis : il conclut cette affaire, paya le prix et signa le contrat du même nom, et, s’il était besoin de circonstances accessoires pour jeter des soupçons sur ce marché, je prouverais que l’un des témoins était un nommé John Dowdall, personnage d’une très-séditieuse renommée ; cet homme, comme son compagnon, changeait aussi quelquefois de nom (et je reconnais sans difficulté qu’il lui était difficile d’en prendre un plus mauvais que le sien) ; mais le procureur qui dressa les actes se trouva par hasard être un compatriote de Dowdall, qui le connaissait parfaitement ; quand Dowdal le vit, il s’imagina bien que le nom de Frazer, qu’il prenait alors, ne pourrait lui servir en cette occasion ; en conséquence il signa le bail de son nom véritable ; quand les actes furent souscrits et que les parties se furent retirées de la maison de M. Frayn, lequel, en sa qualité d’exécuteur testamentaire de M. Martin, l’avait passé au locataire, M. Tyrrel, le procureur qui venait de le dresser, lui demanda s’il connaissait les personnes avec lesquelles il avait conclu le marché : il répondit que non ; que son coexécuteur, M. Ronny, qui avait lié l’affaire et reçu l’argent, avait dû les connaître ; que cependant il croyait qu’elles lui étaient aussi étrangères qu’à lui-même. Je crains bien, dit M. Tyrrel, s’ils ressemblent tous à Dowdall, que ce ne soit pas sans quelque mauvais dessein ; il n’a jamais passé pour un très-bon sujet, et sa visite au fort Georges ne lui a pas, je crois, donné des opinions très-constitutionnelles.

Messieurs, nous jouissions alors au-dedans d’une paix profonde, tous le monde se croyait en sûreté, on savait ce que nous avions à redouter du dehors, et l’on était préparé à opposer une vigoureuse résistance ; mais quant à une conspiration domestique, la douceur du gouvernement envers le peuple, sa clémence étendue jusque sur les traîtres eux-mêmes, nous faisaient espérer de n’être pas de long-temps troublés par des machinations intestines. Mais il est en quelques âmes un malin génie qu’aucune bonté ne peut subjuguer, et une fatale expérience nous apprend qu’aux âmes dans lesquelles tous sentimens généreux sont éteints, il est plus facile d’inspirer la crainte que l’amour : M. Frayn fut trompé ; quoiqu’il ne vît aucun ameublement dans sa maison, si ce n’est un matelas sur lequel le prévenu se couchait quelquefois comme sur un lit de camp ; quoiqu’il vît ses locataires recevoir de fréquentes visites, et rarement cependant de plus d’une personne à la fois ; quoiqu’ils veillassent fort avant dans la nuit, comme occupés à délibérer ; cependant il ne conçut aucun soupçon pour la sûreté publique : si dans le fait il eût soupçonné leur criminel dessein, en une heure tous les conspirateurs eussent été pris ; mais il ne crut pas devoir les surveiller, ni les tourmenter ; la Providence permit qu’ils poursuivissent le cours de leurs machinations afin que la preuve en devînt plus notoire ; ces personnes continuèrent à demeurer en cette retraite, au milieu de ces circonstances si propres à éveiller des inquiétudes, jusqu’à l’explosion qui eut lieu dans Patrick Street le 16 juillet ; cet événement les força d’agir précipitamment, crainte de voir leur trame découverte ; en conséquence, si les informations que j’ai reçues ne me trompent pas, immédiatement après cette explosion, ces personnes qui jusqu’alors s’étaient par intervalle absentées une nuit ou deux, désertèrent entièrement leur habitation dans Butter field-Lane, et vinrent résider en la cité de Dublin.

Messieurs, j’impute au prisonnier non-seulement d’être venu dans la ville après cette explosion pour presser la rébellion, mais encore d’avoir établi le lieu de sa résidence en ce dépôt qui fut depuis découvert. Je le suis à la trace en cette retraite, comme je pourrais suivre chacun de vous dans vos maisons. On l’y trouve comme le chef de la famille, surveillant la fabrication des piques et des cartouches, inspectant les munitions, inspectant les armes, écrivant à son bureau ; une fois, je crois, prenant le manuscrit sur lequel fut depuis imprimée la proclamation, et le lisant à la garde rebelle qui l’écoutait ; une autre fois revêtant, comme pour se jouer, son uniforme en présence de son auditoire qui l’admirait, et lui racontant quels illustres exploits il se promettait d’exécuter sous cet habit ; enfin, on le voit dans ce dépôt ce qu’il espérait être bientôt dans tout le pays, le directeur universel, s’appropriant tout, conduisant tout par ses ordres.

Messieurs, il vous sera démontré qu’il y avait dans ce dépôt un matelas sur lequel on présume qu’il se couchait quelquefois, si néanmoins, au milieu de pareilles circonstances, ce n’est pas aller trop loin que de supposer qu’un homme pût dormir ; son esprit devait être d’une trempe peu ordinaire, si son sommeil n’a jamais été troublé : environné, comme il l’était, par ces instrumens de mort amassés pour la guerre civile et la destruction de ses concitoyens, il lui était difficile de reposer tranquillement ; s’il a connu le sommeil, ce n’a été que celui d’une âme fatiguée par l’enthousiasme, lorsque, sourde à la voix de la raison, et regardant comme probable ce qui est à peine possible, elle donne aux fantômes de son délire la consistance de la vérité. Au milieu de pareilles circonstances, quel homme pourrait, en reposant sa tête sur son chevet, demander à Dieu d’éclairer les ténèbres qui l’environnent, et de le préserver des dangers de la nuit ? Quel cœur aurait pu s’ouvrir aux consolations de la religion, tandis qu’il méditait les moyens de renverser notre précieux souverain de son trône héréditaire, et de le plonger dans le sang de ses sujets ? mais qu’y a-t-il de commun entre les réflexions de la raison et les rêves de l’enthousiasme.

La lecture de l’extrait d’un écrit (qui fut trouvé dans le dépôt, et que je ne crains pas d’attribuer au prisonnier), vous fera connaître, mieux encore que mes paroles, l’état de cet homme en démence, qui se précipitait en aveugle dans le gouffre ; il dépeint avec une vérité inimitable cet esprit d’égarement qui, malheureusement pour lui et pour le genre humain, a produit, de nos jours, de si fatales conséquences. En parlant de lui-même, il dit : « J’ai peu de temps pour songer aux mille difficultés qui existent encore entre moi et l’exécution de mes projets : ces difficultés s’aplaniront, je l’espère fermement ; mais l’événement dût-il tromper mon attente, je remercie le ciel de m’avoir inspiré une entière confiance en mes forces : nulle réflexion ne m’arrête ; et si mon espoir est sans fondement, si un précipice s’ouvre sous mes pas, devant lequel mon devoir m’interdise de reculer, je remercie le ciel de m’avoir donné assez de courage pour m’y précipiter, tandis que mes yeux sont encore tournés vers cette vision de bonheur que mon imagination s’est créée. »

Un homme qui n’aurait pas ressenti l’enthousiasme, n’aurait pu le décrire si bien : fatale erreur qui donne aux extravagances du vice toutes les couleurs de la vertu, et se nourrit avec transport des illusions de l’espérance jusqu’au moment de sa ruine ! Mais qu’on me permette de m’adresser aux raisons plus tranquilles de ceux qui n’éprouvèrent jamais ces transports de délire, et leur demander pourquoi donc partagèrent-ils toute sa folie ? Le paysan trompé a-t-il pu être entraîné à seconder ces sauvages projets sans partager l’exaltation qui leur donna naissance ? Comment a-t-il pu prêter l’oreille à la voix d’un homme qui s’avouait sourd aux conseils de la raison pour se livrer tout entier aux illusions de l’imagination, et se bercer de ses songes délicieux jusqu’à ce que la malheureuse victime soit plongée dans l’éternel sommeil. A-t-il résolu d’unir sa fortune à la sienne, ou n’a-t-il pas dû plutôt s’imaginer, en entendant parler d’un gouvernement provisoire, qu’il était cimenté par la sagesse et la prudence ? Il était bien loin de croire qu’il ne fût qu’une réunion d’esprits exaltés et de passions désordonnées. S’il en doute encore, qu’il l’apprenne du conspirateur lui-même, qu’il écoute sa voix et non la mienne, et qu’il s’éloigne du précipice dont il ignorait les dangers en concourant à de pareils desseins.

Messieurs, c’est aux mêmes sentimens qu’il faut attribuer la conduite du prisonnier le jour de l’attaque. Je le vois, dès le matin, vanter sa puissance, et promettre la victoire ; je le vois s’écrier follement qu’il fera trembler le château cette nuit ; je le suis au dépôt, et je l’y trouve haranguant ses hommes, et les encourageant à l’action, inspectant de nouveau ses munitions, ceignant ses armes, et révélant son uniforme ; je l’y trouve vêtu de vert, prenant le rang et le titre de général ; à ses côtés, paraît, d’une part, le même William Dowdall en qualité de son lieutenant-général ; de l’autre, un homme d’une classe très-inférieure, un nommé Stafford, boulanger. Je ne veux pas mentionner ici d’autres noms que ceux qui doivent figurer dans les débats. Il est essentiel de les restreindre aux personnes qui seront indispensables pour l’accusation qui vous est soumise. De plus amples révélations seraient non-seulement inutiles, mais injustes : un autre de ses lieutenans-généraux que je dois vous faire connaître, était Michel Quigley, autrefois maçon, et qui, par l’acte de bannissement, avait été condamné à voyager toute sa vie. De ces trois personnes, vous voyez que l’une était un homme dont la première conduite avait été oubliée ; l’autre, condamné à un bannissement temporaire, avait, après quelque temps de séjour au fort George, reçu la permission de retourner en ce pays ; et le troisième, déporté pour trahison, encourait la peine de mort par le seul fait de son retour parmi nous. Ainsi, lorsque je jette un coup-d’œil sur ce gouvernement provisoire, j’observe avec satisfaction que l’on ne trouve engagé dans la conspiration ni fortune, ni talent, ni conspirateurs nouveaux. Que le peuple irlandais, qui n’est pas insensible à l’influence du rang et du caractère, jette un seul regard sur les précieux élémens dont se compose ce gouvernement provisoire, il sera pour jamais guéri de la manie des révolutions.

Je m’abstiens de vous parler du prisonnier, je laisse à d’autres le soin de vous le faire connaître ; dans les déplorables circonstances au milieu desquelles il se trouve, je ne dois rien vous dire qui puisse tendre à aggraver sa situation ; mais, certes, jamais il ne fut destiné à devenir la clef de voûte d’un pareil monument, ni le chef de cette conspiration. Celui qui joue le second rôle est un homme qui s’est d’abord fait connaître comme le secrétaire du club des Whigs, et qui depuis alla résider au fort George ; il a fini par être un greffier ambulant sans occupation. La troisième personne a été bannie par un acte du parlement pour crime de trahison ; la quatrième était boulanger dans Thomas-Street. Tels étaient les principaux conspirateurs et les officiers généraux dans cette mémorable nuit. Je le répète, si le peuple égaré jetait un regard derrière la toile, et y voyait à nu ce gouvernement provisoire si vanté, siégeant au second étage d’une brasserie, formant des projets sans moyens de les exécuter, conduisant des armées qui n’existèrent jamais ; s’il pouvait apercevoir le prisonnier, le chef suprême de cette autorité toute puissante, et ses lieutenans, composés de greffiers, de banqueroutiers et de manœuvres, autour d’eux cinquante a soixante personnes, distinguées seulement par leurs crimes ; oui, je le dis, il se serait formé de ce redoutable consulat, dont il avait épousé la fortune, une idée toute différente de celle qu’il a pu concevoir pendant quelques instans.

Mais l’heure fixée arrive ; le prisonnier se met à la tête de ses satellites ; sa troupe en ce moment ne s’élève pas au delà de cent hommes, mais il attend de nombreux renforts de la campagne ; ils doivent arriver par tous les chemins ; il marche ses pistolets à la ceinture et son épée à la main : les instrumens de mort sont distribués à toute la troupe ; il la conduit à Thomas-Street, et là même cette formidable armée ne s’élève pas à un nombre d’hommes égal à celui qui a depuis accompagné ces malheureux à l’échafaud. Le peuple réfléchit un moment ; il vit les dangers dans lesquels il précipitait son pays, la destruction dans laquelle il s’enveloppait lui-même ; il refusa d’obéir à l’appel de ce gouvernement qui s’était institué de sa propre autorité ; et lorsque le moment de l’attaque fut arrivé, après huit mois de machinations, on vit un général sans armée, des colonels sans régiment, des capitaines sans compagnies ; on avait compté les recrues sur le papier ; on avait préparé des munitions, rassemblé des armes, fait tout ce qui était nécessaire pour une révolte ; il n’y manquait que des hommes. Je m’étends avec satisfaction sur toutes les circonstances qui peuvent contribuer à démontrer tout le bon sens du peuple ; il a dû sur ce sujet faire un raisonnement fort simple : entrerons-nous dans l’armée rebelle sans prime d’enrôlement ? servirons-nous sans paye ? courrons-nous le risque de nous faire tuer dans la bataille ou le danger plus grand encore de nous faire pendre si nous survivons ? Il était facile de voir combien le service de sa majesté est à la fois plus honorable, plus sûr et plus profitable. Ceux qui viennent grossir les rangs de son armée, reçoivent une prime d’enrôlement ; ils sont régulièrement payés pendant tout le temps du service ; sur le champ de bataille, ils partagent de glorieux périls, et ceux qui survivent reçoivent les remercîmens et les récompenses de la patrie. Le soldat fidèle éprouve des sentimens bien différens du soldat rebelle, dont les plus vives craintes s’élèvent hors du combat. Quand l’épée ennemie ne le menace point, l’échafaud, plus formidable encore, apparaît devant ses yeux, et lui promet une vengeance beaucoup plus digne de sa faute.

En cette fatale soirée, ce petit nombre d’insensés, qui composait le rassemblement, ne se présenta que pour fuir ; et cette rébellion, qui devait prendre le château, renverser le gouvernement, détrôner le roi, fut, en un moment, dispersée ; j’ignore si leur chef donna l’exemple, ou fut entraîné par ses gens. Quelle part le prisonnier prit-il en cette affaire remarquable après avoir paru dans Thomas-Street à la tête de sa misérable bande ? Je ne suis point assez instruit pour vous le dire ; la cruauté de ces lâches, trop faibles pour soutenir un combat, eut cependant assez de force pour se livrer au massacre de gens inoffensifs et sans défense ; peut-être a-t-il participé à tous leurs crimes ; peut-être, ce qu’il est plus charitable de supposer, se retira-t-il dans quelqu’autre brasserie pour y attendre, au milieu de son conseil, les clefs du château de sa majesté ; peut-être aussi, rendu trop tard à la raison, et reconnaissant enfin quels étaient les résultats de ses efforts pour accomplir la révolution, il prit la fuite avec ses dignes confrères.

Mais, sans nous attacher plus long-temps sur leurs traces, je ramènerai un moment votre attention vers ce dépôt qu’il abandonna, et sur les papiers qui y furent trouvés. Je n’attristerai point vos âmes, et je ne déchirerai point la mienne par le récit des atrocités de cette nuit. Des excès furent commis qui déshonorèrent cette capitale ; il est inutile d’y arrêter nos regards : ce fameux arsenal de trahison, si soigneusement fortifié au commencement de la lutte, et qui contenait tant de munitions, fut emporté d’assaut par un simple soldat armé d’un pistolet. Les dépositions des témoins vous feront connaître qu’on y trouva plusieurs uniformes dont quelques-uns portant les couleurs des rebelles ; on y trouva particulièrement un petit bureau qui appartenait au prisonnier, et dans lequel il paraît qu’il avait, en diverses circonstances, pris son uniforme et des papiers ; c’est là qu’il était dans l’habitude d’écrire. Entre les papiers qu’il renfermait, se trouve une lettre de Thomas Addis Emmet, frère du prisonnier ; elle est adressée a mistriss Emmet ; mais, par son style, elle paraît avoir été écrite au prisonnier lui-même. Je ne veux pas vous dévoiler ici son contenu ; je n’en fais mention que parce qu’elle prouve, avec d’autres circonstances, que le prisonnier a demeuré dans le dépôt, et que le bureau lui appartenait ; on y trouva également une chanson qui lui était adressée sous le nom de Robert Ellis Butterfield. Cette pièce non-seulement doit le faire considérer comme propriétaire du bureau et des papiers, elle tend encore à démontrer le premier fait que je vous ai établi ; on y trouva également un long traité sur l’art de la guerre, nouvelle preuve de la part qu’il a prise à ce projet ; de plus, une copie de la grande proclamation ; quelques pages ont été égarées, mais il en reste assez pour attester que c’était la l’original : en différens endroits, on y voit des interlignes et des ratures, ce qui lui donne tout l’air d’être le premier jet d’une composition. Supposer qu’un homme voudrait s’assujétir à copier de sa main un écrit dont il existe plusieurs milliers d’exemplaires imprimés, serait une si folle conjecture, qu’il serait à peine nécessaire de la réfuter. On y rencontra non-seulement un grand nombre de ces proclamations dont on vous a si souvent démontré l’existence en de précédentes occasions, mais une autre sur laquelle j’appellerai votre attention. La grande proclamation est adressée par le gouvernement provisoire au peuple d’Irlande ; l’autre, aux citoyens de Dublin seulement, elle avoue ce que j’ai énoncé précédemment, que cette révolte se lie à la révolte précédente, et tout nous prouve que ceux qui provoquèrent ce second soulèvement ne sont autres que ceux qui se dérobèrent à la punition du premier.

Elle commence ainsi : « Une bande de patriotes se rappelant leurs sermens, et fidèles à leurs engagemens comme Irlandais-Unis, ont résolu de donner la liberté à leur patrie, et un terme à l’oppression anglaise. » Et quelle est donc cette oppression exercée sur nous ? Nous vivons sous le même roi ; nous jouissons de la même constitution ; nous sommes gouvernés par les mêmes lois ; nous parlons la même langue ; les mêmes flottes et les mêmes armées nous protègent ; nos amis sont communs comme nos ennemis ; enfin, nous sommes unis par tous les liens de l’intérêt et de l’affection ; mais on voit là de l’oppression par cela même qu’on regarde une alliance avec le despotisme français, comme un moyen de fonder la liberté.

Cette proclamation ajoute que, « d’un bout du royaume à l’autre, il existe une coopération générale ». Je suis heureux de pouvoir dire qu’il a existé une coopération toute différente de celle qu’on espérait, un ardent et généreux concours de toutes les classes du peuple pour soutenir le roi et la constitution. Vous vous rappelez, messieurs, que, dans la grande proclamation, on s’étudiait à persuader au peuple qu’il n’avait aucune querelle religieuse à redouter de l’établissement d’un gouvernement nouveau ; mais le manifeste, sur lequel j’appelle votre attention, a pris une route toute différente ; il fait revivre les distinctions religieuses au moment même où il exprime le désir de les éteindre : « Orangistes, ne grossissez point le catalogue de vos folies et de vos crimes ; on a déjà abusé de vous pour la ruine de votre pays ; en vous faisant unir à vos tyrans, ne tentez pas une résistance inutile ; quittez le sentier de l’erreur, jetez-vous dans les bras de vos compatriotes qui vous recevront avec joie et béniront votre repentir.

« Compatriotes de toutes les classes, agissons avec union et avec accord ; catholiques, protestans, presbytériens, toutes les sectes profiteront également de nos bienveillans efforts. » Je veux ne point faire, sur ce passage, toutes les observations qui se pressent en mon âme, car je désire sincèrement qu’un même sentiment et un même esprit pût nous animer tous. Je ne puis que m’affliger de voir notre religion divisée en tant de sectes, espérant de la bonté de Dieu qu’il maintiendra du moins parmi nous une même foi politique.

Ce manifeste est également malheureux toutes les fois qu’il prescrit la modération. Écoutez l’avis qu’il donne aux citoyens de Dublin : « Dans une ville, chaque rue devient un défilé ; chaque maison, une batterie. Arrêtez la marche des oppresseurs ; chargez-les avec vos piques, c’est l’arme du brave ; du haut de vos toits et de vos fenêtres, jetez des briques, des tuiles et des pavés sur la tête des satellites de nos tyrans, cette mercenaire soldatesque de l’Angleterre. » Après avoir ainsi excité leur ardeur, il entremêle quelques paroles pour le bon ordre : « Réprimez et prévenez tous excès, tout pillage et toute dévastation. » Et afin de leur donner ce calme d’esprit qui leur est si nécessaire pour suivre ce salutaire avis, il leur recommande « de se rappeler quels sont ceux contre lesquels ils combattent, leurs oppresseurs depuis six cents ans ; de se rappeler leurs massacres, leurs tortures ; de se rappeler leurs amis assassinés, leurs maisons brûlées, leurs femmes violées. » Ainsi, en affectant de recommander la modération, il emploie tous les moyens qui peuvent tendre à exciter des hommes sanguinaires à verser le sang.

Messieurs, vous désirez, sans doute, savoir ce que devint le prévenu après avoir déserté ce mémorable combat qu’il avait dessein de livrer. Le premier lieu où je puis vous le montrer est dans la maison d’un certain Doyle qui réside près des montagnes de Wicklow. C’est la que se réfugièrent le général et ses compagnons au commencement de la semaine suivante ; ils y arrivèrent sur le soir ; le général était encore revêtu de son grand uniforme avec ses épaulettes, un chapeau monté et un grand plumet. Les deux autres personnes, dont j’ai déjà parlé, portaient également un habit vert avec des ornemens en or. Ils se présentèrent comme des généraux français, et s’entretinrent en français, espérant tromper le peuple par l’attente d’un secours étranger. Le prisonnier, à ce qu’il paraît, prononçait, par intervalles, quelques mots de mauvais anglais, et son lieutenant-général imitait son exemple : leur troupe se composait de quatorze hommes ; treize d’entre eux étaient armés de gros mousquets ; un seul, d’un mousquet ordinaire. Les officiers généraux allèrent se coucher avec leurs hôtes, laissant à leurs gens le soin de se pourvoir d’un gîte.

Vous les verrez, dans ces circonstances, tenant une conduite qui ne vous permettra plus de douter qui ils étaient, et dans quel dessein ils avaient fui ; et si les indices nous eussent manqué, ils auraient pris soin de nous en fournir, car ils laissèrent derrière eux l’une de leurs proclamations dont j’ai déjà parlé ; de là, ils allèrent chez mistriss Bagnall ; enfin, ils abandonnèrent les montagnes et retournèrent à Dublin.

Il est inutile de rechercher ce que devinrent les autres personnes ; mais nous retrouvons le prisonnier en la même maison d’Harold’s Cross où il résidait autrefois, et y reprenant son ancien nom de Hewitt. Il y arriva le samedi qui suivit la révolte. Il avait quitté son chapeau, son uniforme et le titre de général, mais il conservait sa cravate noire, son pantalon et sa veste d’ordonnance avec ses bottes à l’écuyère, car il n’avait pu changer ces objets avec la même facilité. Les vicissitudes de la fortune donnent à réfléchir en tous les temps, et même lorsqu’elles sont occasionnées par le renversement de coupables projets, elles excitent encore une sorte de commisération involontaire. Quel déchirant tableau nous offre ce jeune homme en cette situation ! lui qui, tout à l’heure, préparait des armes et des munitions pour les mille soldats qu’il devait commander, qui méditait des lois et des constitutions pour les cent mille sujets qu’il devait conquérir, qui devait aller loger dans le palais des rois, et ébranler l’empire britannique, le voilà détrompé de ses songes fantastiques, réduit à se cacher et à ensevelir, dans les étroites limites d’une cabane, cette ambition qui embrassait une nation toute entière. Voyez-le tremblant au moindre souffle, formant des projets, non de conquêtes, mais de fuite. Sa plus douce consolation paraît avoir été de jouir, par intervalle, de la société des amis qui le recevaient.

Je ne dois pas espérer pouvoir vous dévoiler leur conversation toute entière, mais il vous sera prouvé qu’elle roulait sur ses desseins échoués. Il vantait la beauté de son uniforme, et s’exprimait sur le dépôt avec les regrets d’un général déplorant la perte de ses magasins ; il parla de la proclamation comme en étant l’auteur ; vous le trouverez, par intervalle, trahissant ses craintes en avouant qu’à la première alarme il franchirait la fenêtre de sa chambre, et s’échapperait ainsi dans la campagne ; enfin, une foule de circonstances concourront, s’il est nécessaire, à corroborer chaque témoignage qui sera produit contre lui.

Ayant passé un mois dans sa retraite, on en eut avis, et le major Sir, à l’activité et au zèle duquel les fidèles habitans de Dublin ont tant d’obligations, acquit de nouveaux droits à leur estime par l’ardeur qu’il mit à remplir son devoir en cette occasion. Il entra par surprise dans la maison, ayant envoyé un paysan frapper à la porte ; au moment où elle fut ouverte, il s’y précipita et trouva mistriss Palmer et le prisonnier assis à table. Cette dame se retira ; le major aussitôt demanda au prisonnier quel était son nom ; et comme s’il trouvait un secret plaisir à en changer souvent, il dit s’appeler Cunningham, ajoutant qu’il était arrivé ce jour-là même en cette maison après avoir fait visite à quelques amis du voisinage. Le major alors le laissa sous la garde de ses gens, et alla interroger mistriss Palmer sur son compte. Celle-ci lui répondit que c’était un fort respectable jeune homme nommé Hewit, qu’il demeurait dans sa maison depuis un mois. Le major, en ce moment, entendit du bruit, et il apprit que le prisonnier avait voulu s’échapper, mais n’avait pu y réussir. On alla chercher un renfort à un corps-de-garde voisin, et l’on plaça près de lui une nouvelle sentinelle. Le major continua d’interroger mistriss Palmer. Le prisonnier, faisant une nouvelle tentative, s’élança dans le jardin par la fenêtre, mais il fut repris par le major qui parvint, au péril de sa vie, à s’assurer de lui. Lorsque le major lui fit ses excuses de la sévérité avec laquelle il était contraint de le traiter, le prisonnier lui répondit : à la guerre tout est permis. On trouva sur lui différens papiers : il suffira d’appeler votre attention sur quelques paragraphes de l’un d’entre eux, comme seul applicable à la cause ; on rencontra également dans l’appartement, et sur une chaise auprès de lui, un autre papier que nous lui imputons personnellement. Ce papier censé trouvé en sa possession, est une preuve aussi concluante que s’il eût été trouvé sur sa personne ; et s’il n’existait dans la cause aucun autre indice, celui-là suffirait pour vous démontrer que nous sommes fondés dans la poursuite que nous avons dirigée contre lui.

Le premier de ces deux papiers paraît avoir été écrit par un complice instruit de tous ses projets ; il montre assez clairement, je crois, que le prisonnier entretenait des relations avec les pays étrangers ; il prouve de plus que tous les rebelles capables de réfléchir n’étaient pas sans quelques craintes de leurs alliés de France ; il donne en outre sur la conspiration, ses forces, son union et sa puissance morale, à peu près les mêmes détails que ceux exposés par moi lors des premières séances de cette commission. Voici quel est le premier paragraphe : « Je désirerais savoir précisément de vous en quel état en sont les affaires, surtout quelles sont vos espérances au dehors, et si, dans le cas où ils nous rendraient visite, notre condition ne serait pas pire avant qu’après. » Quelle réflexion naturelle pour une personne qui probablement a observé avec quelque attention la révolution française ! Cette révolution commença par le redressement des abus que l’on reconnaissait exister ; quand ils eurent disparu, le sauvage génie de la philosophie moderne ne s’arrêta pas ; il fallut établir une égalité universelle, sous l’empire de laquelle il n’y aurait plus personne pour commander, et plus personne pour obéir. Ces premiers efforts furent suivis de l’anarchie et de l’effusion du sang. Une lutte cruelle s’engagea jusqu’à ce qu’enfin les souffrances du peuple le précipitèrent dans une aveugle soumission. Ayant secoué le sceptre du roi légitime, il fut obligé d’aller se réfugier à l’ombre de l’autorité d’un usurpateur militaire. Depuis lors, il l’endure en silence ; sa turbulente liberté s’est changée en une paisible tyrannie ; mais pour conserver la discipline et l’amour de cette armée, à l’aide de laquelle il asservit le peuple, son chef trouve nécessaire de lui procurer de l’occupation et du pillage ; c’est pour cela qu’il dévaste tous ses voisins, amis ou ennemis, opprimant le faible et trompant le crédule.

Aussi le délire et l’aveuglement de la conspiration n’ont pu aller jusqu’à ne pas sentir que du moment où cette armée aurait pris possession de ce pays, c’en serait fait de toute loi, de toute justice, de toute religion, tout serait soumis à un despotisme militaire et impitoyable ; c’est pourquoi le conspirateur lui-même, lorsqu’il invoque l’assistance des Français pour renverser notre gouvernement, conjure déjà les suites de leur établissement parmi nous : mais qui pourra les laisser entrer, et puis fixer des bornes à leur domination ? qui pourra tracer un cercle autour d’eux, et dire : « la mort et la désolation ne sortiront pas de là. » La plus aveugle folie pouvait seule consentir à tenter une si périlleuse expérience.

Je vais maintenant vous lire un passage que je regarde comme de la plus haute importance, non-seulement parce qu’il révèle la pensée de ce complice sur ce qui a déjà eu lieu, mais qu’il fait assez bien connaître ce que l’on pouvait attendre dans l’avenir ; le voici : « Il est néanmoins très-découragé, et dit que le peuple, incapable de se corriger, est indigne qu’on le tente ; il a été confirmé dans cette opinion par la dernière affaire, dont il attribue le peu de succès à sa lâche désertion et à son défaut d’ensemble. Quant à l’invasion des Français, il croit qu’elle n’aura pas lieu, et que leur plan est de fatiguer l’Angleterre par les dépenses de continuels préparatifs. »

Je vais maintenant vous faire connaître quelques extraits d’un écrit trouvé sur une chaise, près du prisonnier, au moment où on l’arrêta ; cet écrit paraît avoir été dicté par le désir d’arrêter l’administration de la justice et de détourner le gouvernement de cette marche ferme quoique modérée qu’il a adoptée. Messieurs, il n’est âme si endurcie, il n’est cœur si corrompu qui n’éprouve, même au sein du crime, quelques remords passagers, le prisonnier en a ressenti ; il apprit que certaines personnes avaient été saisies, et qu’une commission était nommée pour les juger ; il s’attendait à voir condamner à mort les malheureux qu’il avait contribué à séduire : trompé dans l’espoir d’intimider le gouvernement par des proclamations et de l’empêcher d’organiser ses cours martiales, il résolut de tenter un autre moyen pour suspendre le cours ordinaire de la loi ; il fit une adresse au gouvernement, laquelle commence ainsi : « Il peut paraître étrange qu’une personne s’avouant l’ennemi du gouvernement établi, et engagée dans une conspiration pour le renverser, s’ingère de lui donner des conseils sur la conduite qu’il doit tenir, et ose espérer qu’un avis émané de lui puisse être écouté avec quelqu’attention. »

Il continue en établissant que l’auteur de l’écrit, « en sa qualité d’homme, prend aux événemens présens le même intérêt que toute personne douée d’un sentiment de pitié, et que, comme Irlandais, ils le touchent pour le moins autant que la partie anglaise de l’administration. »

Ici, permettez-moi de faire observer que, dans toutes leurs proclamations, les conspirateurs s’efforcent d’établir une odieuse distinction entre les Anglais qui soutiennent en ce pays l’administration, et ceux d’entre les Irlandais qui croyent devoir y prendre part. L’armée du roi doit être traitée comme des prisonniers de guerre, mais les yeomen (les milices bourgeoises) doivent être punis comme des rebelles ; la même punition doit être infligée à la milice irlandaise : ceux de ces soldats qui seront pris sur le champ de bataille ne doivent pas être honorés du nom de prisonniers de guerre, mais jugés par une cour martiale et punis de mort pour leur infidélité.

Il dit ensuite qu’il croit devoir exposer au gouvernement, dans les termes les plus précis, la ligne de conduite qu’il va désormais être obligé de suivre, et que, quelque douloureux que ce parti fût pour lui en toutes circonstances, il le deviendrait doublement s’il n’avait la conviction d’avoir tout fait pour l’éviter, en s’expliquant de la manière la plus expresse. Il énonce ensuite, avec le langage d’un ambassadeur, « que l’intention du soussigné et pour les raisons ci-dessus mentionnées, est tout simplement d’établir que le gouvernement (ce qu’il doit lui-même avouer) ne connaît encore rien de la conspiration présente. » Dans ce moment d’une si entière sécurité, il se doutait peu que tous ses plans étaient dévoilés et sa retraite connue.

Mais poursuivons la lecture de cet écrit, et qu’il me soit permis d’appeler ici l’attention de tout mon auditoire. « Au lieu d’inspirer la terreur à ses ennemis, et la confiance à ses amis, il n’aboutira, par l’insuffisance de ses informations, qu’à fournir de nouveaux motifs d’invective à ceux qui ne sont que trop disposés à le censurer, pour n’avoir pu obtenir des intelligences que nulle habileté n’aurait pu lui procurer. »

Ce passage s’adresse à ceux qui supposent, lorsque quelques troubles ont lieu, que la rébellion s’étend dans toutes les paroisses et pénètre dans toutes les maisons, toujours prompts à taxer le gouvernement d’inertie s’il ne découvre pas aussitôt, comme par inspiration, les plus secrètes sources de la révolte ou du mécontentement, ou qui concluent plus charitablement encore qu’il ne sait rien de ce qu’il ne publie pas, sans considérer combien de choses l’intérêt public ordonne de celer : quelque désastre a-t-il lieu, ces personnes aiment à aller chez leurs amis, vantant la sagacité avec laquelle ils en avaient prévu jusques aux moindre circonstances.

Quelle plus grande preuve peut-il exister de la surveillance du gouvernement, que la nécessité où se trouvaient les fabricateurs de conspiration d’ensevelir leurs projets dans une maison obscure, sous des noms supposés, sans aucune communication ni aucun concert avec le peuple ! La vigilance du gouvernement serrait de si près la conspiration, qu’elle n’osait sortir de sa retraite : n’est-il pas, en effet, bien surprenant, messieurs, qu’en ces circonstances, et dans un moment de tranquillité générale, le prisonnier, le maçon et le greffier eussent pu traîner une conspiration pendant plusieurs mois ; qu’ils eussent amassé des armes et des munitions, et n’eussent oublié que le soin très-peu important de réunir des hommes pour s’en servir ; mais quand leurs projets devinrent plus audacieux, lorsque la circonspection du gouvernement ne put être plus long-temps éludée, voyez comment la trahison se trouva restreinte par les étroites limites dans lesquelles l’avait renfermée la vigilance de l’administration : en éclatant, elle s’évapora ; dans une heure, et avec le secours d’une force qui ne se montait pas à cent hommes, cette formidable rébellion fut vaincue, et un moment suffit pour renverser les immenses préparatifs de huit mois.

Cet écrit prend ensuite le ton de l’interrogation : « Est-ce aujourd’hui seulement que l’on prétend nous enseigner que prendre part à une conspiration, c’est s’exposer à être pendu ? » Certes, à en juger par la facilité avec laquelle certains hommes s’embarquent en un complot, on peut croire qu’il est indispensable de renouveler une pareille leçon : et plût au ciel qu’on ne s’aventurât jamais en de pareilles entreprises sans se demander sérieusement si l’on est préparé à soutenir les peines qui y sont réservées, à endurer la perte de sa vie et de sa fortune, à exposer sa femme et sa famille aux douleurs de la misère et aux reproches de tout un peuple. Il continue : « Faut-il donner de nouveaux exemples pour attester le pouvoir du statut ; ceux qui ont eu déjà lieu ne sont-ils pas suffisans ? Si le gouvernement ne peut, ni par la nouveauté des châtimens, ni par la multitude de ses victimes, nous frapper de terreur, peut-il espérer rompre la trame d’une conspiration aussi bien jointe, en coupant quelques-uns de ses fils ? »

Puis vient une très-pathétique allocution adressée au gouvernement, pour l’engager à ne pas sacrifier les victimes qui sont en son pouvoir, par ce motif que ce ne sont pas les chefs de la conspiration, que ce ne sont que quelques fils, comme il vient de le dire.

Messieurs, il eût été à désirer que ces mouvemens de compassion s’élevassent un peu plus tôt dans l’âme du prisonnier ; qu’il eût repassé dans son esprit la longue suite de calamités inséparables d’une guerre civile et d’une commotion intérieure, et qu’il eût un peu songé à la possibilité d’une punition avant de se précipiter si imprudemment dans le crime. Que ne réfléchissait-il qu’en se mettant à la tête de cette populace furieuse qui se rassembla dans Thomas-Street, il ferait verser plus de sang qu’il n’en sera jamais répandu par la commission, dût-elle siéger une année entière. Il tomba en ce jour trois fois plus de ses rebelles amis qu’il n’en a été sacrifié depuis à la justice de son pays. Que dire des sujets fidèles et inoffensifs qui ont également péri ? la rébellion ne dura qu’une heure, et, dans ce court instant, elle priva notre pays de plus de vertu que cette commission ne pourrait en enlever à la conspiration, dût-elle siéger éternellement.

Cependant, ce m’est comme à lui un sujet de regrets sincères que la plupart de ceux qui ont été jusqu’à ce jour conduits devant les tribunaux soient, comparativement parlant, de très-insignifians personnages ; ils n’étaient point, je le reconnais, les premiers moteurs de la trahison. Mais je crois que la commission ne peut se dispenser de donner quelque mémorable exemple : il serait sans doute beaucoup plus important de briser la trame toute entière que de n’en rompre qu’un seul fil. Mais il est nécessaire que l’un et l’autre aient lieu ; les instrumens, aussi bien que leurs moteurs, doivent porter la peine de leur faute : sans doute il n’y aurait point de rébellion s’il n’y avait des conspirateurs ; mais il n’y aurait pas de conspirateurs s’il n’y avait pas d’instrumens dont ils pussent se servir. Ainsi donc, des exemples pris dans les dernières classes du peuple sont aussi nécessaires que ceux qui frappent les chefs du complot. Mais je reconnais que ceux-ci doivent marcher à l’échafaud avec des sentimens bien différens : l’homme qui par ses projets a compromis sa vie et sacrifié celle des autres, est doublement coupable ; et, au moment solennel où il devra rendre compte de ses œuvres, un remords bien plus cuisant dévorera son âme.

Messieurs, dans les précédentes occasions, craignant que mon zèle à remplir mes devoirs ne m’entraînât hors de leurs limites, j’ai toujours recommandé au jury la douceur, la clémence et la modération : je suis certain que sur ce point les sentimens de vos cœurs ont déjà devancé mes paroles ; je vous supplie donc que rien de ce que je vous ai dit, dans l’unique but de vous rendre intelligibles les preuves qui vont vous être soumises, n’ait un autre effet ; ce discours n’a d’autre dessein que de vous disposer à comprendre les indices que doivent vous apporter les témoins, et ne doit faire aucune impression par lui-même.

Si j’ai rien dit qui puisse soulever vos passions, je le désavoue, car en exprimant mon horreur contre le crime en lui-même, je n’ai point eu l’intention de porter préjudice au criminel ; loin de là, plus l’offense est énorme, plus elle doit vous trouver incrédules : je vous avertis pareillement que si avant ce jour le nom du prisonnier est venu frapper vos oreilles, vous devez l’oublier ; les vagues et incertaines rumeurs qui circulent parmi le peuple, doivent être effacées de votre souvenir ; ce qui aurait pu faire le sujet d’une insignifiante conversation ne doit pas plaider contre l’accusé à l’heure terrible de son jugement ; la vie de l’un de vos compatriotes est remise entre vos mains, et, par un effet de la bienveillance toute particulière de nos lois, il est présumé innocent jusqu’à ce que votre verdict l’ait déclaré coupable. Mais en évitant de fléchir d’un côté, gardez-vous cependant de prendre une direction opposée : si sur les faits allégués nous produisons des preuves telles que nul esprit raisonnable ne puisse les repousser, vous saurez remplir votre devoir et déclarer le prévenu coupable. En examinant ces preuves, il faut vous isoler de toute impression étrangère ; écoutez avec attention, laissez au prisonnier toute latitude pour sa défense ; entendez sans passion ses justifications, mais aussi n’oubliez pas quelles obligations vous lient envers votre pays et votre roi.

Déjà plusieurs victimes sont tombées qui, à considérer les choses d’une manière abstraite, avaient pris beaucoup moins de part à la conspiration ; tous gens incapables de juger par eux-mêmes, et qui se sont sacrifiés à une ambition étrangère : mais s’il est démontré que le prisonnier était le premier moteur de cette rébellion, qu’il est la source d’où elle découle, alors qu’une fausse pitié pour cet homme n’arrête pas votre jugement, n’égare pas vos consciences. Je sais quels sont les sentimens qu’éprouvant toutes les âmes honnêtes ; elles commencent toujours par détester le crime, et finissent par compatir au criminel : loin de moi de vouloir frauder le malheur de ce qui forme peut-être sa dernière consolation !

Cependant cette pitié ne doit pas aller jusqu’à suspendre l’administration de la justice publique ; la punition ne doit pas être isolée de la faute. Ainsi donc, si, d’après les preuves produites, vous reconnaissez que cet homme est coupable, vous devez remplir votre devoir envers Dieu et votre pays ; si, d’un autre côté, nul indice suffisant ne s’élève contre lui, vous déclarerez que nous l’avons gravement offensé, et nous partagerons bien sincèrement la joie commune que causera l’acquittement d’un innocent.