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Plaisirs vicieux/Des relations entre les sexes

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DES
RELATIONS ENTRE LES SEXES




I


J’ai reçu et je continue à recevoir chaque jour de nombreuses lettres de personnes inconnues qui me demandent d’exposer avec sincérité et dans un langage simple mes vues personnelles sur le sujet que j’ai traité dans mon roman intitulé La Sonate à Kreutzer.

Je vais essayer de répondre de mon mieux à cette question.

Tout d’abord je pense qu’on voudra bien admettre en général que je ne m’écarte pas de la vérité en disant que beaucoup de personnes condamnent la conduite des jeunes gens vis-à-vis des femmes, laquelle est incompatible avec la morale stricte, et que d’un autre côté elles les absolvent en mettant sur le compte de prétendus besoins physiques cette conduite immorale et dissolue. Partant de ce point de vue les parents aussi bien que les législateurs peuvent être accusés de fermer les yeux sur de semblables dérèglements et même de les encourager. Eh bien ! ils ont tort.

On ne peut admettre que le bien-être des uns exige le malheur des autres. Nous devons rejeter une doctrine aussi immorale dans son essence sans nous préoccuper des bases plus ou moins solides sur lesquelles la société l’a édifiée et de la protection qu’elle lui accorde.

Il faut absolument reconnaître que les hommes doivent être à juste titre considérés comme responsables de leurs actes et que cette responsabilité ne doit plus incomber à la femme. La femme, si souvent victime de l’égoïsme de l’homme, ne doit pas plus longtemps supporter seule le poids d’une faute commise avec un complice. Il suit de là que le devoir des célibataires qui ne veulent pas mener une vie infâme, est de garder vis-à-vis de toutes les femmes qu’ils rencontrent dans la société, la même réserve qu’ils observent à l’égard de leur mère et de leur sœur.

Il y aurait lieu d’adopter un genre de vie plus rationnel dont seraient exclus les excès de nourriture et d’alcool et dans laquelle on aurait recours au travail physique.

Par travail physique, je n’entends ni la gymnastique ni l’escrime, en un mot aucun de ces exercices qui sont en grand honneur aujourd’hui parce qu’ils constituent une distraction de bon ton. Je veux parler du véritable travail qui fatigue. Il est inutile de chercher des preuves pour démontrer que la sobriété n’est pas seulement possible mais qu’elle est surtout beaucoup moins nuisible que les excès. Chacun de nous pourrait citer à ce propos une foule d’exemples.

Tel est mon premier argument.

En second lieu, pour toutes sortes de raisons qu’il n’est pas nécessaire de développer ici, puisque je constate simplement un fait, l’infidélité conjugale est devenue beaucoup plus fréquente qu’autrefois et est considérée comme moins répréhensible depuis que des romanciers de talent ont plaidé chaleureusement sa cause. C’est un tort.

L’origine du mal est double. Il provient d’abord de l’instinct naturel et ensuite de ce qu’on attache à cet instinct une place beaucoup plus importante qu’il ne mérite. En tel état de cause, on ne peut remédier au mal qu’on introduisant un changement dans la manière de voir actuellement en vogue sur ce qu’on appelle le « devenir amoureux » et surtout dans ce que ce terme implique.

Il faut donner aux hommes et aux femmes une éducation dans laquelle l’influence et les bons exemples de la famille seront prépondérants et créer dans l’opinion publique un courant d’idées saines en vue de faire pratiquer cette abstinence que la morale et la religion nous recommandent toutes deux et de faire considérer les passions bestiales comme des ennemis qu’il faut vaincre et non comme des amis qu’il faut encourager.

Tel est mon second argument.

Une autre conséquence de la fausse conception de l’amour moderne et des causes qui le font naître dans la société actuelle, c’est que la naissance des enfants a perdu sa signification première et que le mariage perd progressivement son caractère familial.

L’application pratique de ces doctrines nuit non seulement à la santé et a la vigueur physique de la femme, mais, ce qui est pire, à sa santé et à sa force morale. Cet état de choses est donc absolument condamnable. Le seul remède qu’on y peut trouver est dans une retenue qui, appréciée comme elle le mérite, est un des éléments essentiels de la dignité et de l’honneur et qui est obligatoire aussi bien après qu’avant le mariage.

Tel est mon troisième argument.

Je trouve également mauvais que les enfants (qui dans notre société sont ou bien un obstacle aux jouissances — un accident malheureux — ou bien si leur nombre est au-dessous du maximum qu’on désire atteindre, simplement une jouissance d’autre nature) soient élevés non en vue du problème qu’ils auront un jour à résoudre mais exclusivement dans la préoccupation du plaisir qu’ils procurent aux parents. On les élève comme les petits des animaux, le souci principal des parents étant non de les accoutumer aux travaux dignes de l’homme et de la femme, mais d’augmenter leur poids, leur taille, de les rendre jolis et de leur donner l’air comme il faut. On les gave de nourriture et de friandises, on les habille comme des poupées, on les comble de plaisirs et de distractions et on ne les fait pas travailler. Et les enfants des classes inférieures ne diffèrent des autres que sur ce dernier point ; encore les fait-on travailler par nécessité et non par devoir. Chez les enfants trop bien nourris, de même que chez les animaux gavés de nourriture, la sensualité se développe de bonne heure, ce qui est contraire aux lois de la nature.

S’habiller avec élégance et rendre des visites pendant le jour, lire, jouer, faire de la musique, danser, souper, pendant la nuit, en un mot suivre toutes les habitudes et tous les errements de la vie moderne, telle que la représentent les dessins qui se trouvent sur les boîtes de bonbons et les éventails, telle que la représentent également les contes, les romans, les pièces de théâtre, les poésies, etc., tout cela contribue à transformer cette sensualité en un feu dévorant et donne ce résultat que les passions et les maladies sexuelles sont à l’état normal dans l’adolescence et souvent dans l’âge mûr. Est-ce là l’idéal de la vie ?

Il est grand temps que cet état de choses prenne fin.

Les enfants des hommes ne doivent pas être élevés comme des animaux, les peines qu’on se donne pour élever les enfants pourraient avoir un plus noble but que d’obtenir une poupée bien habillée.

L’importance fausse et exagérée que nous accordons à l’amour et aux états psychologiques qui l’accompagnent (que nous idéalisons) fait que les femmes et les hommes lui consacrent le meilleur de leur énergie pendant la plus grande période de leur vie et la plus remplie de promesses, en sorte qu’ils se trouvent bientôt épuisés, incapables d’action et de tous autres sentiments.

La faute de tout le mal revient en grande partie aux romanciers et aux poètes qui donnent aux choses de l’amour une importance qu’elles ne méritaient pas et qui, en idéalisant les pires égarements, séduisent ainsi les plus délicates et les plus impressionnables natures. La société moderne tend vers ce but et s’efforce de l’atteindre parce que sa conception de la vie est aussi vulgaire que chez l’homme d’une culture primitive ; mais celui-ci recherche surtout les plaisirs de l’estomac.

Au fond, la différence est nulle : l’un et l’autre se laissent guider par l’instinct.

Et c’est justement cet instinct tyrannique que l’homme civilisé doit tuer en lui comme une bête malfaisante. Le seul objectif digne de la pensée, des efforts et des travaux de l’homme est le progrès. Les services à rendre à l’humanité, à la patrie, à la science, à l’art, sans parler de la religion, sont bien au-dessus et même dépassent de beaucoup le champ des jouissances personnelles et égoïstes. Il suit de là que le mariage, au point de vue chrétien, n’est pas un élément de progrès mais de déchéance. L’amour, ainsi que tout ce qui le précède et le suit, et malgré tous nos efforts pour prouver le contraire en vers et en prose, ne procure jamais et ne peut jamais procurer les moyens d’atteindre au but digne de l’homme ; il est au contraire un obstacle à ce but.

Tel est mon cinquième argument.

II


Mais alors que deviendrait la race humaine :

« Si nous admettons que le célibat est préférable et plus noble que le mariage, que l’homme doit être chaste, la race humaine ne tarderait pas évidemment à disparaître. Si donc la conclusion logique de ce raisonnement est l’extinction de la race humaine, c’est que le raisonnement tout entier est faux. »

Je répondrai à cela que l’argument n’est pas de moi et que je ne l’ai pas inventé. C’est le Christ lui-même, il y a dix-neuf siècles, qui a déclaré que le célibat était préférable au mariage. Cette thèse est si clairement exposée et expliquée dans l’Évangile qu’on ne pourrait faire mieux. Depuis elle a été développée dans le catéchisme et professée en chaire. Voici ce que dit l’Évangile :

« Celui qui est déjà marié au moment où il découvre la vérité doit se résigner à vivre avec celle qui a été sa compagne jusqu’à ce jour, c’est-à-dire qu’il ne doit pas changer de femme ; mais il doit vivre plus chastement qu’auparavant. » (Saint Mathieu, xix, 8, 12.) « Que celui qui est seul reste célibataire et continue à vivre chastement. » (Mathieu, xix, 10, 12.) « Que l’un et l’autre, dans leurs ardentes aspirations vers une chasteté parfaite se rendent coupable d’un péché s’ils regardent une femme comme un instrument de plaisir. » (Mathieu, 28, 29.)

Telles sont les vérités que le Christ a proclamées. Et l’histoire de la race humaine porte témoignage en leur faveur. La conscience et la raison de chacun les confirment également.

L’histoire nous montre l’humanité marchant sans cesse et invinciblement poussée en avant depuis l’aube à peine commençante des âges jusqu’à l’époque actuelle en progressant : passant de la polygamie et de la polyandrie à la monogamie, de la monogamie caractérisée par l’incontinence à la continence dans le mariage.

Notre conscience confirme cette vérité en nous faisant apprécier la chasteté comme une très haute vertu chez nous-même comme chez les autres.

La raison nous démontre que la continence est l’unique solution qui ne soit pas en désaccord avec les sentiments humains du problème que soulève l’excès de la population. En y réfléchissant bien on se trouve en présence d’un fait bien extraordinaire.

Voyez un peu : On laisse se propager les théories malthusiennes, on favorise la prostitution, on laisse mourir chaque année de faim et de misère des milliers d’enfants, la guerre fait une boucherie légale de millions d’êtres humains, l’État met tout en feu pour accroître et perfectionner les engins de destruction, l’objectif et le but nécessaires de son existence étant de faire tuer des hommes. Eh bien ! toutes ces choses se passent légalement sous nos yeux ; nous les remarquons à peine, nous ne les trouvons en aucune façon dangereuses pour l’humanité. Mais qu’un d’entre nous ose démontrer la nécessité de refréner nos passions et immédiatement l’on s’écrie que la race humaine est en danger.

Quand une personne vous demande son chemin, il y a deux façons de le lui enseigner : ou bien lui décrire chaque accident de la route en lui indiquant des points de repère, ou bien lui indiquer simplement la direction générale vers un des points cardinaux en s’orientant avec le soleil ou les étoiles dont la position est invariable.

La première de ces méthodes est celle des religions éphémères avec leurs prescriptions et leurs instructions détaillées. La seconde est celle du sentiment intérieur que nous portons en nous de la vérité éternelle et immuable. Dans le premier cas certaines actions vous sont prescrites et d’autres défendues ; dans le second la ligne de conduite vous est seulement indiquée. Bien que nous reconnaissions que le but est impossible à atteindre, le sentiment intérieur, la conscience, nous dit qu’il est le seul véritable, que nous devons le suivre et y conformer tous les actes de notre vie.

« Observez religieusement le jour du Sabbat, accomplissez le rite de la circoncision ; abstenez-vous des liqueurs spiritueuses ; ne volez point ; donnez un dixième de vos biens aux pauvres ; ne commettez pas l’adultère ; faites le signe de la croix ; recevez le sacrement de la communion ; etc., etc. » Tels sont les préceptes formels du bouddhisme, du judaïsme, du mahométisme et de l’ecclésiasticisme, dénommé christianisme.

« Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme ; aime ton prochain comme toi-même ; fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fissent à toi-même ; aime tes ennemis. » Telle est la doctrine du Christ. Il ne vous ordonne positivement aucun acte extérieur. Il nous montre seulement cet idéal impérissable que chacun de nous retrouve dans sa propre conscience au moment où il lui est révélé.

Pour celui qui suit la doctrine à la lettre, l’accomplissement rigoureux de la loi le fait arriver à la perfection, mais arrête chez lui tout autre aspiration, il ne lui reste plus qu’à remercier Dieu d’avoir suivi la loi. Il a, en effet, atteint son niveau suprême et ne voit plus devant lui aucune hauteur vers laquelle il pourrait diriger ses pas. Pour celui qui professe la doctrine du Christ, l’ascension d’une hauteur n’est qu’une excitation nouvelle à en gravir une autre et ainsi de suite, en s’élevant toujours davantage et se rapprochant de l’idéal inaccessible.

Le chrétien reste toujours dans l’attitude du publicain : il a toujours le sentiment douloureux de son insuffisance. Il avance sans cesse, impatiemment, apercevant devant lui une longue route dont le parcours infini le sépare de son but.

L’homme qui prend la loi au pied de la lettre et qui en accomplit strictement chaque formule peut être comparé à une personne qui se tient dans la sphère lumineuse d’une lampe fixée sur un point immuable : la lumière lui manque dès qu’il veut franchir cette sphère. Celui, au contraire, qui obéit à l’impulsion du sentiment intime est comme un homme qui porterait une lanterne fixée sur une longue perche ; les rayons lumineux, projetés en avant, dissipent l’obscurité et guident ses pas ; ils le conduisent sans cesse vers de nouveaux horizons qui lui révèlent sa conscience.

La chasteté et le célibat, dit-on, ne peuvent être les vertus idéales de l’humanité parce qu’elles amèneraient promptement l’extinction de la race et que l’humanité ne peut avoir pour but sa propre destruction. On peut répondre que cet idéal seul est vrai qui, étant inaccessible admet une infinité de gradations à mesure que l’on s’en rapproche.

Tel est l’idéal chrétien qui est le fondement du royaume de Dieu : l’union de toutes les créatures vivantes dans l’amour fraternel. La conception de cet idéal est inconciliable avec la pratique de la vie qui exige un effort continu vers un idéal inaccessible mais qui ne suppose pas l’avoir jamais atteint.

III


Supposons même que la chasteté parfaite, cet idéal chrétien, se réalise, qu’arriverait-il ? On se trouverait tout simplement d’accord avec la religion dont l’un des dogmes veut que le monde ait une fin et avec la science qui nous apprend que le soleil perd graduellement de sa chaleur, ce qui avec le temps amènera l’extinction de la race humaine.

Si nous autres chrétiens apercevons une contradiction entre notre conscience et la réalité, c’est parce que nous ne comprenons pas la doctrine du Christ qui nous montre un idéal inaccessible et immuable et que nous remplaçons cet idéal par les prescriptions ecclésiastiques, à tort qualifiées de chrétiennes. C’est ce qui eut lieu quant au service divin, à l’apostolat, au pouvoir, aux sacrements, etc.

Pour ce qui est du mariage, par exemple, non seulement le Christ ne l’a jamais institué, mais encore il le désapprouve. Voyez plutôt : « Et tous ceux qui ont quitté leurs maisons, leurs frères, leurs sœurs, leur père, leur mère, leur femme, leurs enfants, leur patrie pour l’amour de Moi seront récompensés au centuple et jouiront de la vie éternelle. » (Math., xix, 29 ; Math., x, 29, 30 ; Luc, xviii, 29, 30.) Il a seulement imposé à ceux qui sont mariés et aux célibataires l’obligation de chercher à atteindre la perfection et de pratiquer la chasteté dans le mariage et en dehors du mariage.

L’Église en établissant, contrairement à l’enseignement du Christ, le mariage comme institution chrétienne, — c’est-à-dire en imposant certaines formules après quoi l’amour charnel est impeccable et parfaitement licite, — n’a pas créé une institution solide et en même temps a privé l’humanité de l’idéal établi par le Christ et qui devait lui servir de guide.

Cet effort malheureux a eu pour résultat de faire perdre à l’humanité son idéal primitif avant qu’elle connût le nouveau.

Elle a perdu le véritable idéal établi par le Christ et n’a pris que le côté extérieur du dogme relatif au mariage, lequel ne repose sur aucun fondement et auquel les hommes ne croient pas réellement et sincèrement.

Ceci nous donne une explication satisfaisante de ce fait qui à première vue semble une anomalie : que le principe de la vie de la famille et le fondement sur lequel il repose (la vie conjugale) sont plus fermement enracinés chez les peuples qui possèdent des prescriptions religieuses claires et minutieuses en tant que pratiques extérieures ; il en est ainsi par exemple chez les Juifs et les Mahométans.

Il ne peut y avoir d’institution chrétienne du mariage, pas plus qu’il ne saurait y avoir de liturgie chrétienne (Math., vi, 5, 12 ; Jean, iv, 21), de prédicateurs chrétiens, de pères de l’Église (Math., xiii, 8, 10), d’armée chrétienne, de tribunaux chrétiens, d’États chrétiens. Telle est la doctrine qui fut admise et enseignée par les véritables chrétiens des premiers siècles.

L’idéal chrétien n’est pas le mariage mais l’amour de Dieu et du prochain. Pour le véritable chrétien, par conséquent, non seulement les relations sexuelles dans le mariage ne constituent pas un état licite, heureux et régulier, ainsi que la société et l’Église le soutiennent, mais constituent toujours au contraire une chute, une faiblesse, un péché. Il ne peut exister de mariage chrétien. Le Christ ne s’est pas marié. Il n’a pas établi le mariage ; ses disciples ne se sont point mariés. Mais si le mariage chrétien ne saurait exister, il existe cependant quelque chose comme un point de vue chrétien du mariage.

Ce point de vue, on pourrait le formuler ainsi : un chrétien (et par ce terme je n’entends pas ceux qui se disent chrétiens uniquement parce qu’ils ont été baptisés et communient une fois par an, mais ceux dont la vie se modèle et se règle sur les enseignements du Christ), un chrétien, dis-je, ne peut considérer les rapports sexuels que comme une dérogation à la doctrine du Christ, un véritable péché. Mathieu (v, 28) le dit nettement et la cérémonie dite mariage chrétien ne porte nullement atteinte à ces déclarations. En conséquence, un chrétien ne désirera jamais le mariage, mais l’évitera toujours.

S’il ne se trouve pénétré de la lumière de cette vérité qu’après qu’il est déjà marié, ou librement uni à une femme, il doit rester avec sa femme (et la femme avec son époux, si c’est elle qui est chrétienne) et ils doivent l’un et l’autre tendre tous leurs efforts vers la chasteté en substituant aux relations charnelles des rapports purement fraternels. Tel est le point de vue véritablement chrétien du mariage ; il ne saurait y en avoir d’autre pour l’homme que de conformer sa vie aux enseignements du Christ.

IV


Les idées que j’ai émises ici, ainsi que dans la Sonate à Kreutzer, sembleront vagues, étranges, et même contradictoires à bien des personnes. Elles sont certainement en contradiction, non pas les unes avec les autres, mais avec l’ensemble de notre genre de vie. Et involontairement cette question se pose : « De quel côté est la vérité ? est-ce du côté des idées qui me semblent vraies et bien fondées ou bien dans le genre de vie des autres et de moi-même ? »

Moi aussi j’ai été en proie à ce doute en écrivant la Sonate à Kreutzer. Je ne prévoyais pas du tout que la loi rigoureuse de l’association des idées me conduirait où j’en suis venu. Mes propres conclusions m’ont d’abord terrifié et j’ai été tenté de les rejeter, mais il m’a été impossible de ne pas écouter la voix de ma raison et de ma conscience. Donc, quelque étranges que mes théories puissent paraître à bien des gens, si opposées qu’elles soient incontestablement à notre manière de vivre, si inconciliables qu’elles puissent être avec ce que j’ai pensé et préconisé jusqu’ici, je n’ai pas autre chose à faire que de les accepter.

« L’homme est faible, » m’objectera-t-on : « il ne faut pas que sa tâche dépasse ses forces. »

Ceci équivaudrait à dire : « Ma main est faible et maladroite, je ne puis tracer une ligne droite, c’est-à-dire une ligne qui soit le plus court chemin d’un point à un autre. Afin de rendre ma tâche plus aisée, je vais essayer de tracer une ligne courbe ou brisée. » Plus ma main est faible, plus j’ai besoin d’un modèle parfait.

Reconnaissez seulement pour idéal la chasteté, considérez toute chute faite en commun comme un acte de mariage à jamais indissoluble et il vous apparaîtra nettement que les préceptes du Christ sont non seulement suffisants pour vous éclairer, vous guider dans la vie, mais qu’ils sont encore les plus pratiques, les seuls possibles.

L’idéal chrétien est aujourd’hui accessible à l’humanité précisément parce que l’homme a déjà traversé la période de la religion purement symbolique et que seule la doctrine chrétienne donne des règles pratiques que l’humanité peut suivre. Mais on doit conserver cet idéal dans toute sa pureté et y attacher fortement sa foi.

Ainsi, tant que dans l’art de naviguer il s’est seulement agi de côtoyer les rivages, on a pu recommander au voyageur de ne quitter des yeux telle colline, telle tour ou toute autre éminence à portée de la vue. Aujourd’hui le temps est venu où le navigateur peut désormais s’écarter du rivage et où il n’est guidé pour s’orienter que sur les astres lointains et sur la boussole.

Or, nous possédons de même ces moyens pour atteindre l’idéal moral que nous indique la doctrine chrétienne.

V


Parmi les lettres que j’ai reçues de divers côtés au sujet de la Sonate à Kreutzer et de sa postface qu’on vient de lire, il s’en trouve beaucoup qui montrent que je ne suis pas le seul à avoir conscience de la nécessité de changer de vue sur les rapports entre les sexes. Cette opinion est partagée par un grand nombre d’esprits sérieux dont la voix est étouffée par celle de tous les gens bornés qui composent la foule et défendent avec entêtement et arrogance l’ordre de choses établies qui flatte leurs passions.

Au nombre de ces lettres, j’en ai reçu une le 7 octobre 1890 accompagnée d’une brochure intitulé « Diane » dont elle fait mention. Voici cette lettre :

« New-York, 7 octobre 1890.

« Nous avons le plaisir de vous envoyer une petite brochure intitulée « Diane, essai psycho-physiologique sur les rapports sexuels entre hommes et femmes mariés »[1].

« Depuis que votre œuvre, « La Sonate à Kreutzer », a été publiée en Amérique, beaucoup de personnes disent : Diane explique, rend possible et réalise les théories de Tolstoï. Nous vous envoyons donc cette brochure afin que vous puissiez en juger par vous-même.

« En priant Dieu que les vœux de votre cœur se réalisent, nous sommes

« Vos dévoués,
« Burns-Co. »

« Nous vous serons reconnaissants de vouloir bien nous accuser réception. »

Antérieurement à cette lettre j’avais reçu de France une lettre ; et une brochure de Mme Angèle Françoise.

Dans sa lettre, Mme Angèle m’apprenait l’existence de deux sociétés ayant pour but d’encourager la pureté au point de vue de la vie sexuelle, l’une ayant son siège en Angleterre, l’autre en France et intitulée Société d’amour pur.

Dans l’article de Mme Angèle je trouve exprimées les mêmes pensées que dans Diane, mais avec moins de clarté et de précision et empreintes de mysticisme.

Les idées exprimées dans cette dernière brochure, quoique non basées sur la doctrine chrétienne mais plutôt païenne, platonicienne, sont si neuves et si intéressantes et démontrent avec une telle évidence le non sens de la débauche qui existe dans la vie du jeune homme aussi bien que dans celle de l’homme marié de notre société, que je suis tenté de les faire connaître au lecteur.

VI


L’idée fondamentale de la brochure dont l’épigraphe est « et les deux époux ne feront qu’un seul et même corps », est celle-ci :

La différence dans l’organisation de l’homme et de la femme existe non seulement au point de vue physiologique, mais encore au point de vue moral des facultés qu’on appelle « viriles » chez l’homme et « féminines » chez la femme. Le rapprochement entre les sexes n’a pas seulement pour cause le besoin physique mais encore l’attraction mutuelle entre les facultés viriles de l’homme et les facultés féminines de la femme. Chacun des sexes tend à se compléter par l’autre ; c’est pourquoi leur rapprochement est aussi bien physique que moral.

Ils sont poussés par une nécessité qui provient de la même source ; et cette union physique et cette communion dépendent tellement l’une de l’autre que la satisfaction de l’une affaiblit l’autre inévitablement. Plus le désir physique se satisfait, plus l’entraînement moral s’atténue et même disparaît complètement, et vice versa.

C’est pourquoi le rapprochement des sexes n’est pas seulement physique ; il peut revêtir un caractère moral des plus élevés ou bien se manifester sous la forme de la plus grossière brutalité.

Il y a bien entendu des degrés intermédiaires. La question de savoir auquel de ces degrés doit s’arrêter le rapprochement des sexes est résolue suivant l’époque et le lieu où il est considéré comme plus ou moins légitime, désirable et nécessaire.

Un fait frappant, qui prouve combien les relations entre les sexes dépendent de la conception qu’on se fait de ce qui est bon, désirable et nécessaire — est cette coutume frappante d’après laquelle les fiancés, en Petite Russie, passent plusieurs années des nuits entières avec leurs fiancées sans les toucher.

La satisfaction complète pour des personnes isolées qui s’unissent entre elles atteint le degré qu’elles jugent convenable. Mais, indépendamment des appréciations diverses, il existe un certain degré qui doit donner à tous en général plus de satisfaction que tout autre. Eh bien, quelle genre de communion doit donner la plus grande satisfaction possible ? Est-ce celle qui revêt plutôt un caractère moral ou bien celle qui est tout simplement physique ?

La réponse à cette question est bien claire, et bien nette, quoi qu’elle aille à l’encontre des idées adoptées sur ce sujet dans notre société. Elle consiste en ce fait que plus cette communion tend vers le rapprochement physique, plus le désir est excité et moins il y a de satisfaction. Au contraire, plus on se rapproche de la communion morale, moins on provoque de nouveaux désirs et plus la satisfaction est complète. Plus on se rapproche de la première plus les forces vitales se détruisent, plus on se rapproche de la seconde, plus la disposition générale de l’esprit est calme, joyeuse et énergique.

L’union de l’homme et de la femme « en un seul corps » sous forme de mariage indissoluble est considérée par l’auteur comme la condition nécessaire du développement supérieur de l’homme. Pour lui, le mariage est donc une condition normale et désirable pour tous les adultes. Il considère qu’il peut ne pas consister uniquement en un rapprochement physique, mais qu’il peut être aussi une communion spirituelle.

Suivant le milieu, les circonstances et les tempéraments, pour les uns le mariage se rapproche plutôt de la communion spirituelle et chez les autres de l’union physique. Les premiers ont incontestablement de bien plus grandes satisfactions.

L’auteur admettant que le même besoin sexuel peut aussi bien avoir pour résultat la communion spirituelle, — l’amour, — et l’union physique, — la reproduction, — et qu’il dépend de la volonté de s’en tenir à l’une ou à l’autre de ces manifestations, il conclut donc naturellement non seulement à la possibilité de l’abstinence, mais la considère encore comme la condition naturelle et nécessaire de l’hygiène sexuelle aussi bien dans le mariage qu’en dehors des liens matrimoniaux.

Et l’auteur corrobore sa théorie d’une grande quantité d’exemples et de données physiologiques sur le processus des rapports sexuels, leur action sur l’organisme et la possibilité de leur direction consciente sur l’une ou l’autre de ces deux voies : l’amour ou la reproduction.

L’auteur rappelle encore ces paroles de Herbert Spencer :

« Si quelque loi contribue au bonheur de l’humanité, la nature humaine s’y soumettra nécessairement et cette soumission sera une joie pour l’homme. »

Et c’est pourquoi nous ne devons pas, dit l’auteur, nous laisser trop guider par les mœurs établies et les conditions dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, mais nous devons plutôt aspirer à l’état supérieur où l’homme peut atteindre.

VII


En somme l’idée fondamentale de Diane est que les relations entre les sexes peuvent se manifester de deux façons : par la reproduction ou par l’amour. Dans une union où l’intention est bien déclarée de n’avoir pas d’enfants, la faculté sexuelle doit toujours être dirigée sur la voie de l’amour pur. Le caractère que revêtirait cette faculté dépend de l’intelligence et de l’habitude. Tous les efforts doivent donc être dirigés dans ce sens et dès que habitude en sera prise, les hommes seront débarrassés d’une quantité de maux et trouveront pleine satisfaction à leur besoin sexuel.

À la fin du volume se trouve une lettre remarquable adressée aux parents et précepteurs et signée Elise Burns. Bien qu’il y soit question de choses considérées comme inconvenantes (on y appelle les choses par leur nom), cette lettre peut avoir une influence si bienfaisante sur la malheureuse jeunesse qui souffre tant par suite de toutes sortes d’excès, que la répandre parmi les hommes adultes qui dissipent si inutilement le meilleur de leurs forces et compromettent leur bonheur et surtout parmi les jeunes gens, vivant dans leur famille, ou enfermés dans les collèges, serait un véritable bienfait.



  1. Le titre original de cette brochure est : Diana, a psycho-physiological essai on sexuels relations for married men and women. New-York.