Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/Lettre à Mme la comtesse de Forbach, sur l’Éducation des enfants

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Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 540-544).


LETTRE
À MADAME LA COMTESSE DE FORBACH
SUR L’ÉDUCATION DES ENFANTS.


Cette lettre, sans date, publiée pour la première fois dans l’édition de Naigeon, nous semble le complément naturel de ce qui précède. Diderot s’est expliqué encore d’autres fois sur l’éducation, entre autres en tête du Fils naturel. Nous y renvoyons le lecteur.


Madame, avant que de jeter les yeux sur votre plan d’éducation, j’ai voulu savoir quel serait le mien. Je me suis demandé : Si j’avais un enfant à élever, de quoi m’occuperais-je d’abord ? serait-ce de le rendre honnête homme ou grand homme ? et je me suis répondu : De le rendre honnête homme. Qu’il soit bon, premièrement ; il sera grand après, s’il peut l’être. Je l’aime mieux pour lui, pour moi, pour tous ceux qui l’environneront, avec une belle âme, qu’avec un beau génie.

« Je l’élèverai donc pour l’instant de son existence et de la mienne. Je préférerai donc mon bonheur et le sien à celui de la nation. Qu’importe cependant qu’il soit mauvais père, mauvais époux, ami suspect, dangereux ennemi, méchant homme ? Qu’il souffre, qu’il fasse souffrir les autres, pourvu qu’il exécute de grandes choses ? Bientôt il ne sera plus. Ceux qui auront pâti de sa méchanceté ne seront plus ; mais les grandes choses qu’il aurait exécutées resteraient à jamais. Le méchant ne durera qu’un moment ; le grand homme ne finira point. »

Voilà ce que je me suis dit, et voici ce que je me suis répondu : « Je doute qu’un méchant puisse être véritablement grand. Je veux donc que mon enfant soit bon. Quand un méchant pourrait être véritablement grand, comme il serait du moins incertain s’il ferait le malheur ou le bonheur de sa nation, je voudrais encore qu’il fût bon. »

Je me suis demandé comment je le rendrais bon ; et je me suis répondu : En lui inspirant certaines qualités de l’âme qui constituent spécialement la bonté.

Et quelles sont ces qualités ? La justice et la fermeté : la justice, qui n’est rien sans la fermeté ; la fermeté, qui peut être un grand mal sans la justice ; la justice, qui prévient le murmure et qui règle la bienfaisance ; la fermeté, qui donnera de la teneur à sa conduite, qui le résignera à sa destinée, et qui relèvera au-dessus des revers.

Voilà ce que je me suis répondu. J’ai relu ma réponse ; et j’ai vu avec satisfaction que les mêmes vertus qui servaient de base à la bonté, servaient également de base à la véritable grandeur ; j’ai vu qu’en travaillant à rendre mon enfant bon, je travaillerais à le rendre grand ; et je m’en suis réjoui.

Je me suis demandé comment on inspirait la fermeté à une âme naturellement pusillanime ; et je me suis répondu : En corrigeant une peur par une peur ; la peur de la mort, par celle de la honte. On affaiblit l’une en portant l’autre à l’excès. Plus on craint de se déshonorer, moins on craint de mourir. Tout bien considéré, la vie étant l’objet le plus précieux, le sacrifice le plus difficile, je l’ai prise pour la mesure la plus forte de l’intérêt de l’homme ; et je me suis dit : Si le fantôme exagéré de l’ignominie, si la valeur outrée de la considération publique ne donnent pas le courage de l’organisation, ils le remplacent par le courage du devoir, de l’honneur, de la raison. On ne fera jamais un chêne d’un roseau ; mais on entête le roseau, et on le résout à se laisser briser. Heureux celui qui a les deux courages.


Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

(Horat. Lyric. lib. III, od. iii, v. 7 et 8.)


Il verra le monde s’ébranler sans frémir.

Avec une âme juste et ferme, j’ai désiré que mon enfant eût un esprit droit, éclairé, étendu. Je me suis demandé comment on rectifiait, on éclairait, on étendait l’esprit de l’homme, et je me suis répondu :

On le rectifie par l’étude des sciences rigoureuses. L’habitude de la démonstration prépare ce tact du vrai, qui se perfectionne par l’usage du monde et l’expérience des choses. Quand on a dans sa tête des modèles parfaits de dialectique, on y rapporte, sans presque s’en douter, les autres manières de raisonner. Avec l’instinct de la précision, on sent, dans les cas même de probabilité, les écarts plus ou moins grands de la ligne du vrai. On apprécie les incertitudes ; on calcule les chances ; on fait sa part et celle du sort ; et c’est en ce sens que les mathématiques deviennent une science usuelle, une règle de la vie, une balance universelle ; et qu’Euclide, qui m’apprend à comparer les avantages et les désavantages d’une action, est encore un maître de morale. L’esprit géométrique et l’esprit juste, c’est le même esprit. Mais, dira-t-on, rien n’est moins rare qu’un géomètre qui a l’esprit faux. D’accord ; c’est alors un vice de la nature, que la science n’a pu corriger. Si l’on ne s’attendait pas à de la justesse dans un géomètre, on ne s’étonnerait pas de n’y en point trouver[1].

On éclaire l’esprit par l’usage des sens le plus étendu, et par les connaissances acquises, entre lesquelles il faut donner la préférence à celles de l’état auquel on est destiné. On peut, sans conséquence et sans honte, ignorer beaucoup de choses hors de son état. Qu’importe que Thémistocle sache ou ne sache pas jouer de la lyre ? Mais les connaissances de son état, il faut les avoir toutes et les avoir bien.

Étendre l’esprit est, à mon sens, un des points les plus importants, les plus faciles et les moins pratiqués. Cet art se réduit presque en tout à voir d’abord nettement un certain nombre d’individus, nombre qu’on réduit ensuite à l’unité. C’est ainsi qu’on parvient à saisir aussi distinctement un million d’objets qu’une dizaine d’objets. Le nombre, le mouvement, l’espace et la durée sont les premiers éléments sur lesquels il faut exercer l’esprit ; et je ne connais pas encore la limite de ce que l’imagination bien cultivée peut embrasser. Le monde est trop étroit pour elle ; elle voit au delà des yeux et des télescopes. Conduite de la considération des individus à celle des masses, l’âme s’habitue à s’occuper de grandes choses, à s’en occuper sans effort et sans négliger les petites. La vraie étendue de l’esprit dérive originairement de l’esprit d’ordre. Les bons maîtres sont rares, parce qu’ils traînent leurs élèves pied à pied ; et qu’on fait avec eux une route immense, sans qu’ils s’avisent d’arrêter leurs élèves sur les sommités, et de promener leurs regards autour de l’horizon.

Je prise infiniment moins les connaissances acquises, que les vertus ; et infiniment plus l’étendue de l’esprit, que les connaissances acquises. Celles-ci s’effacent ; l’étendue de l’esprit reste. Il y a, entre l’esprit étendu et l’esprit cultivé, la différence de l’homme et de son coffre-fort.

On est honnête homme ; on a l’esprit étendu ; mais on manque de goût : et je ne veux pas qu’Alexandre fasse rire ceux qui broient les couleurs dans l’atelier d’Apelle. Comment donnerai-je du goût à mon enfant ? me suis-je dit ; et je me suis répondu : Le goût est le sentiment du vrai, du beau, du grand, du sublime, du décent, de l’honnête dans les mœurs, dans les ouvrages d’esprit, dans l’imitation ou l’emploi des productions de la nature. Il tient en partie à la perfection des organes, et se forme par les exemples, la réflexion et les modèles. Voyons de belles choses ; lisons de bons ouvrages ; vivons avec des hommes ; rendons-nous toujours compte de notre admiration ; et le moment viendra où nous prononcerons aussi sûrement, aussi promptement de la beauté des objets que de leurs dimensions.

On a de la vertu, de la probité, des connaissances, du génie, même du goût, et l’on ne plaît pas. Cependant il faut plaire. L’art de plaire tient à des qualités qui ne s’acquièrent point. Prenez de temps en temps votre enfant par la main, et menez-le sacrifier aux Grâces. Mais où est leur autel ? Il est à côté de vous, sous vos pieds, sur vos genoux.

Les enfants des maîtres du monde n’eurent d’autres écoles que la maison et la table de leurs pères. Agir devant ses enfants, et agir noblement, sans se proposer pour modèle ; les apercevoir sans cesse, sans les regarder ; parler bien, et rarement interroger ; penser juste et penser tout haut ; s’affliger des fautes graves, moyen sûr de corriger un enfant sensible : les ridicules ne valent que les petits frais de la plaisanterie, n’en pas faire d’autres ; prendre ces marmousets-là pour des personnages, puisqu’ils en ont la manie ; être leur ami, et par conséquent obtenir leur confiance sans l’exiger ; s’ils déraisonnent, comme il est de leur âge, les mener imperceptiblement jusqu’à quelque conséquence bien absurde, et leur demander en riant : Est-ce là ce que vous vouliez dire ? en un mot, leur dérober sans cesse leurs lisières, afin de conserver en eux le sentiment de la dignité, de la franchise, de la liberté, et de les accoutumer à ne reconnaître de despotisme que celui de la vertu et de la vérité. Si votre fils rougit en secret, ignorez sa honte ; accroissez-la en l’embrassant ; accablez-le d’un éloge, d’une caresse qu’il sait ne pas mériter. Si par hasard une larme s’échappe de ses yeux, arrachez-vous de ses bras ; allez pleurer de joie dans un endroit écarté ; vous êtes la plus heureuse des mères.

Surtout gardez-vous de lui prêcher toutes les vertus, et de lui vouloir trop de talents. Lui prêcher toutes les vertus, serait une tâche trop forte pour vous et pour lui. Tenez-vous-en à la véracité ; rendez-le vrai, mais vrai sans réserve ; et comptez que cette seule vertu amènera avec elle le goût de toutes les autres.

Cultiver en lui tous les talents, c’est le moyen sûr qu’il n’en ait aucun. N’exigez de lui qu’une chose, c’est de s’exprimer toujours purement et clairement ; d’où résultera l’habitude d’avoir bien vu dans sa tête avant que de parler, et de cette habitude, la justesse de l’esprit.

Je ne sais ce que c’est que l’éducation libérale, ou la voilà.

Mais à quoi serviront tant de soins, sans la santé ? la santé, sans laquelle on n’est ni bon, ni méchant ; on n’est rien. On obtient la santé par l’exercice et la sobriété.

Ensuite un ordre invariable dans les devoirs de la journée : cela est essentiel.

Voilà, madame, ce que je vous écrivais avant que de vous avoir lue : ensuite je me suis aperçu qu’entre plusieurs idées qui nous étaient communes, il n’y en avait aucune qui se contrariât. Je m’en suis félicité ; et j’ai pensé que je pourrais bien avoir de la raison et du goût, puisque de moi-même j’avais tiré les vraies conséquences des principes que mon aimable et belle comtesse avait posés. Il n’y a guère d’autre différence entre sa lettre et la mienne, que celle des sexes.



  1. Voyez ci-dessus, p. 455.