Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/Sur les exercices des Cadets russes

La bibliothèque libre.
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 545-546).


SUR LES EXERCICES
DES
CADETS RUSSES.


Page 15 de l’Introduction de Clerc à sa traduction de l’ouvrage du général Betzki (Voyez Notice préliminaire du Plan d’une université), se trouve le passage suivant concernant les Exercices des cadets russes.

« Voici les réflexions qu’a faites à ce sujet un homme de bien, justement célèbre, que la reconnaissance a amené de huit cents lieues au 60e degré à l’âge de soixante ans, au pied du trône de sa bienfaitrice : »


« Jugez, disait-il, combien cela doit plaire à un homme dont la première éducation a été aussi dissipée, aussi violente et peut-être plus périlleuse, et qui a le front cicatrisé de plusieurs coups de fronde reçus de la main de ses camarades. Telle était de mon temps l’éducation provinciale. Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n’était pas rare qu’on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. On dit que cette éducation vigoureuse et lacédémonienne s’est abâtardie ; j’en suis fâché.

« L’intention des chefs est qu’alors la gaieté des enfants soit sans entraves, et je n’ai pas de peine à croire que dans ces moments la discipline soit oubliée, qu’il se fasse mille espiègleries, qu’il y ait quelque dégât, que les gouverneurs soient inquiétés et tourmentés, qu’à la première issue qui se présente les élèves ne s’échappent de leurs yeux et ne se livrent à toutes leurs fantaisies. Je ne doute pas davantage qu’entre les gouverneurs il n’y en ait qui se plaignent alors de la polissonnerie des élèves et du défaut de la subordination ; mais je suis bien sûr que le chef se moque d’eux parce qu’à cet égard son institution est excellente, et je suis tout aussi sûr que je m’en moquerais à sa place. Je me souviens qu’à l’âge de ces enfants, mes camarades et moi, nous pensâmes démolir un des bastions de ma ville, et passer les vacances de la semaine sainte en prison. Cependant on avouait que, de mémoire de parents, on n’avait pas vu une plus heureuse couvée d’enfants. Je regrette qu’à cette éducation qui préparait des corps robustes, des âmes fortes, courageuses et libres, il en ait succédé une efféminée, pédantesque et roide.

« Vos élèves acquièrent par ces exercices de la force, surtout de l’intrépidité, et une santé à l’épreuve de toutes les intempéries du climat. Ce ne seront pas de malheureux petits hygromètres. Ils sauront opposer un tempérament robuste dans le cours de leur vie aux conjonctures difficiles qui les attendent. Dans la lutte contre la nature, c’est beaucoup de s’être affranchi de l’inclémence des saisons.

« Ce que j’aime encore, c’est que sur un corps robuste ils ne porteront pas une tête rétrécie par le préjugé ; ils n’en avaient point lorsqu’ils sont entrés dans le Corps et ils n’y en recevront point. Sans cesse mêlés, conduits, éduqués par des instituteurs de différentes nations, ils apprendront, sans s’en apercevoir, à distinguer les hommes, non par leur croyance, mais par leurs vertus ; et comme dans les courtes instructions que le pope grec et le pasteur luthérien leur donnent, il n’est question ni de diable ni d’enfer, vos enfants n’auront pas le torticolis des nôtres. »