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CHAPITRE III.

ÉTUDES DE L’ARBRE ENCYCLOPÉDIQUE DE BACON
ET DE D’ALEMBERT.

Toutefois l’ordre dans les détails est de nécessité, et c’est par lui seulement qu’on peut arriver à la vue claire et précise de l’ensemble. Pour concilier ces deux choses, l’idée nous vint d’établir notre catalogue sur les grandes divisions de l’arbre encyclopédique de D’Alembert ; la célébrité de cette invention semblait une garantie de son excellence. Ouvrant donc le premier volume de l’Encyclopédie, nous vîmes cet arbre fameux qui, comme celui de la science du bien et du mal, porte dans ses fruits toutes les connaissances humaines. Le tronc de cet arbre c’est l’entendement ; ses trois branches c’est la mémoire, la raison et l’imagination, lesquelles produisent l’histoire, la poésie et la philosophie. Certes, c’était une idée de génie que de placer les différents travaux de l’homme au sommet des facultés de l’âme et de l’intelligence qui les enfantent ; la classification est ingénieuse, et l’ordre semble s’établir ; mais à l’examen tout s’écroule, et les branches de l’arbre ne présentent plus qu’erreur et confusion. Et d’abord le point de départ est faux ; pour faire sortir les arts, les sciences et les lettres de nos facultés divines et humaines, il fallait trouver et définir ces facultés, séparer avec soin ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, ce qui appartient à l’intelligence et ce qui appartient à l’âme, puis donner à chacun son œuvre. C’est ce que Bacon a voulu faire et c’est ce que D’Alembert n’a pas même tenté. Ici tout est confondu. Des trois facultés que le philosophe attribue à l’âme, une seule lui appartient : la raison. Et en effet, la mémoire des choses terrestres n’est point une faculté de l’âme, c’est une faculté de l’intelligence, que les animaux possèdent comme nous. D’autre part, l’imagination n’est point une faculté simple, car elle se forme de la mémoire, puis du sentiment du beau et du sentiment de l’infini, rayons divins de l’âme dont D’Alembert ne parle pas.

Ce système, vicieux dans son ensemble, ne l’est pas moins dans les détails. Jetons les yeux sur la première tige. Qu’est-ce que la mémoire ? une faculté de l’intelligence qui ne produit que ce qu’elle reçoit. D’Alembert lui fait produire les arts et métiers et les manufactures, toutes choses qui naissent bien plutôt de nos besoins, de l’observation, de l’imitation, de l’imagination, que de la mémoire. Sur cette même tige j’aperçois l’histoire : l’histoire civile, l’histoire littéraire, l’histoire naturelle, l’histoire de la terre et de la mer, l’histoire des végétaux, des animaux, des minéraux, etc. Ici le désordre augmente, car je retrouve la botanique, la minéralogie, la zoologie, l’astronomie, la chimie sur la tige de la raison. Il y a donc erreur ou double emploi, et c’est au moins une idée fausse que de vouloir séparer les sciences de leur histoire. Les sciences sont le résultat de l’observation et de l’expérience ; elles se renouvellent chaque siècle, en sorte que leur histoire fait partie d’elles-mêmes. Les scinder, comme aurait dit Bacon, c’est arracher l’œil du cyclope, c’est leur ôter la lumière.

Mais voici des choses bien plus étranges. Cette tige de la raison, dont toutes les branches devaient produire la vérité, est chargée de sciences mensongères. On y voit le blason à côté de la logique, la magie naturelle et la magie noire à côté de la religion ; puis la tige s’élance au-dessus de toutes les autres jusqu’au sommet de l’arbre, et là elle est terminée par l’apothicairerie que l’auteur matérialiste regardait sans doute comme le dernier terme de la raison humaine !

Quant à la tige de l’imagination, on est fort étonné de lui voir produire la gravure et l’architecture civile, surtout cette dernière qui ne crée rien de grand qu’à l’aide du calcul et du compas. On y trouve aussi la poésie, qui entre les mains du géomètre se divise en narrative, dramatique et parabolique. Nous n’aurions jamais entendu ce mot, s’il n’était expliqué par celui d’allégorique dans la table qui précède l’arbre et qui en réunit toute la nomenclature. L’allégorie peut être du ressort de la poésie, mais elle ne constitue pas un genre particulier non plus que la narration. L’une et l’autre appartiennent également à toutes les poésies bucoliques, dramatiques, lyriques et épiques ; et en vérité, malgré notre admiration pour le génie de Bacon et de D’Alembert, il nous a été impossible de trouver plus de narrative dans une épigramme que dans une comédie ! Au reste, si les genres sont mal définis, il n’en est point d’oubliés, et toujours, sous le titre général de poésie narrative, on trouve le madrigal, l’épigramme, le roman, vers et prose, s’élevant vers le ciel, à côté des poèmes d’Homère !

L’idée de cet arbre appartient, comme tout le monde le sait, au chancelier Bacon ; mais l’arbre de Bacon, moins étendu, a cependant plus d’ensemble : il commence par les éléments, s’élève de science en science jusqu’à la politique, et se termine par la théologie. Ainsi, l’arbre de Bacon jette ses racines sur la terre et porte à son sommet l’idée de Dieu. C’est à ce couronnement sublime que D’Alembert et Diderot ont substitué l’apothicairerie !