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CHAPITRE III.

ÉCRIVAINS DU BAS-EMPIRE.

Ici se place une littérature singulière, née d’une époque si mélangée qu’il y aurait témérité à vouloir l’indiquer sous un titre spécial. Le polythéisme achève sa course ; le Jehovah des Hébreux reparaît, appuyé sur son fils devenu homme. L’influence asiatique se mêle à l’influence chrétienne. Depuis Adrien jusqu’à Justinien toutes les nations confondues prennent part au grand combat ; il n’y a plus que des polémistes et des orateurs. Origène essaie d’harmoniser le christianisme et la métempsychose ; Julien introduit la théurgie dans le platonisme. Le style est bizarre et nouveau comme les idées. Les Plotin, les Jamblique, les Porphyre sont des athlètes plutôt que des philosophes. Dans ce pugilat de la parole, dans cette subtilité raffinée, au milieu de ces nuages colorés, on découvre de la force, de l’éclat, de l’éloquence ; rien ne se montre pur, complet, simple et reposé. Les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostôme, les Ambroise, tribuns populaires et commentateurs savants de la foi nouvelle, occupent dans l’histoire des nations une place élevée, moins peut-être encore sous le rapport littéraire que sous le rapport politique. La diversité des génies qui caractérisent les races diverses vient apporter son tribut à la grande œuvre sociale : ici Jérôme, là Augustin, plus loin Tertullien, Lactance, Salvien ; les Africains subtils et ardents ; les Gaulois qui possèdent déjà le sentiment de l’élégance ; les Ibères avec leur concision vigoureuse ; les Grecs avec leur dialectique ornée et fleurie. Quelques poètes, Prudence, Vigilance et d’autres inconnus essaient en vain d’appliquer les formes grecques et les rhythmes convenus aux nouveaux mystères. Cette forme et ce rhythme sont devenus si creux et si parfaitement vides qu’un homme de talent, Claudien, ne peut leur prêter aucune force, même en les faisant servir à la narration des faits accomplis. Quelques-uns, Sidoine Apollinaire, Ausone, se complaisent dans de puériles fantaisies. Il n’y a verve et puissance que chez les destructeurs de l’ancien monde et les reconstructeurs du monde nouveau.

Ces guerriers de la parole chrétienne sont bientôt aidés dans leur œuvre par les hommes du glaive et de l’épée. Pendant que le domaine idéal, la sphère religieuse, poétique, morale, tombent anéantis en face du christianisme conquérant ; les villes, les temples tombent dévastés par les barbares.

L’empire croule ; Attila est en marche ; les peuples sont moissonnés ; les lumières s’éteignent ; les arts expirent. Nous voici sur le seuil du moyen-âge, monde nouveau, d’une incroyable fécondité, mais aussi d’une obscurité mystérieuse longtemps inexplorée. Un germe inconnu se développe au milieu du chaos ; le génie du Nord s’élance de ses cavernes et vient influer sur le monde. Son tour est venu.

Les plus fortes et les plus antiques empreintes de ce génie septentrional nous apparaissent dans l’Edda Scandinave et dans les Sagas islandais, monuments de la primitive civilisation du Nord ; hymnes uniformes, dignes d’être chantés par ces hommes au cœur de bronze qui adoraient la terreur et la mort. Là rien de gracieux, de riant, d’étoilé ; rien qui rappelle la poésie grecque, fille d’un ciel qui inspirait la volupté et suffisait au bonheur de l’homme. La douleur plane sur les compositions scandinaves ; elles offrent comme le fonds original et l’antique base de la société germanique ; on y retrouve l’inspiration tragique de Shakspeare ; le culte mystique de la femme, telle que Gœthe l’a chantée ; l’amour du foyer domestique ; et ce besoin d’émotions âpres et d’images effroyables que les nations du Midi ont toujours reproché aux nations du Nord. On y distingue aussi cette moralité austère fruit d’une lutte acharnée contre les rigueurs du climat et l’avarice de la nature. À cette source septentrionale il faut rapporter la contemplation mélancolique, la recherche et l’adoration des puissances mystérieuses ; enfin l’idéalisation du désespoir à laquelle l’Allemand Klinger, l’Anglais Byron, souvent Schiller et même Gœthe ont dû quelques-unes de leurs inspirations les plus hautes.

Les vieilles traditions germaniques, colossales et frustes dans l’Edda et le Ragnarokur sont déjà modifiées et soumises aux lois d’un art plus savant dans le poème épique des Niebelungen, rédigé vers le milieu du treizième siècle. Cette iliade des forêts alamanniques et des grottes scandinaves, a pour sujet principal la vengeance ; elle justifie son titre : Niebelungen, « Les enfants de la nuit. » Deux mots suffisent au poète pour indiquer un caractère ; les contours sont durs, profonds, d’une simplicité qui étonne et d’une profondeur qui effraie. On aperçoit au fond de la scène la migration des peuples barbares, Attila et sa cour sanglante ; sur le premier plan, la passion de deux femmes qui sert de mobile au drame entier ; puis dans une vaste galerie que le poète ouvre à vos yeux « du sang et de la joie, de la grandeur et du meurtre, des noces et des cadavres, » comme il le dit lui-même. Les figures effacées d’Ermanaric et de Théodoric se laissent reconnaître dans le livre des Héros, Heldenbuch, composé vers la même époque, d’après des traditions qui vont se perdre, comme celles des Nibelungen, dans la nuit des premiers temps.

Souvent les scaldes et les bardes avaient emprunté la lyre chrétienne pour célébrer leurs souvenirs païens ; souvent aussi les moines chrétiens prêtèrent aux traditions du paganisme une couleur évangélique et chrétienne : bizarre confusion au milieu de laquelle éclosent toutes les littératures de l’Europe. N’oublions pas, dans cette liste abrégée de nos origines, les bardes irlandais, plus tendres et plus doux que les scaldes ; les chantres mystiques du pays de Galles, païens à peine christianisés et qui essaient de combiner le culte mithriaque avec le gnosticisme et la foi de Jésus ; enfin les moines anglo-saxons, qui tentent de recueillir les connaissances scientifiques de leur temps. Une lueur orientale se joue à la surface des œuvres incomplètes que nous ont laissées Aneurin, Taliessin et Merddyn, du pays de Galles. Le recueil de Keating offre quelques débris de l’antiquité irlandaise. Dans ce naufrage des siècles, les noms d’Alfred-le-Grand et d’Ossian brillent encore ; Alfred, père de la langue nationale, et Ossian, barde irlandais, qu’il ne faut pas juger d’après la paraphrase sentimentale et biblique de Macpherson, mais dont le texte original porte un caractère à la fois élégiaque et sauvage, premier accent de la muse qui inspira Shakspeare et Spencer.

Rome et la Grèce sont mortes comme puissances politiques ; elles vivent comme pouvoirs intellectuels. Une société qui naît au milieu de convulsions pénibles reçoit d’une société éteinte le baptême du savoir. Le trésor des connaissances humaines se conserve dans les couvents ; sous Théodoric, un dernier effort de la muse latine maintient le dernier point de communication entre le monde antique et le monde qui se renouvelle. L’ignorance et l’orgueil des barbares s’approprient tous les héros du paganisme ; Hercule est un preux, Énée un paladin, Brutus un chef allemand, Virgile un sorcier. L’Iliade et l’Énéide revêtent une forme populaire et chevaleresque. Cependant la langue latine affaiblie s’altère en se divisant, se popularise en s’altérant, se mêle aux dialectes des vainqueurs, et crée tous les idiomes modernes du Midi. Destiné à périr le premier, le Provençal naît le premier ; ce peuple a sa littérature aujourd’hui perdue ; chaînon intermédiaire et brillant, accent lyrique, élan merveilleux, éclair fugitif. L’Italie subit cette influence ; la langue italienne, fille du patois rustique de l’Italie ancienne, se développe sous l’inspiration provençale. Le français, un peu plus éloigné du latin, se mêle de dialectes et de locutions empruntés au celtique, au tudesque, aux patois picard, normand, wallon ; après de longues incertitudes, il se fixe. L’espagnol se compose d’une alliance intime et heureuse, qui s’opère entre le gothique, le latin et l’arabe. Le portugais, dialecte de l’espagnol, témoigne de son ciel et de son climat presque africains, par une prononciation plus gutturale et un orientalisme plus prononcé. Telles sont les langues romanes, filles de Rome, maîtresses aujourd’hui de tout le midi de l’Europe. Quant aux idiomes tudesques, ils se rattachent, nous l’avons dit, au gothique et au scandinave : l’anglo-saxon périt ; le saxon, imprégné du dialecte normand, donne naissance à l’anglais moderne ; l’allemand moderne, le hollandais, le flamand, le danois, le suédois, rameaux peu divergents, se rattachent à une souche commune dont nous avons montré la racine et indiqué la profondeur.

Séparons d’abord la branche méridionale et latine, de la branche septentrionale et teutonique. Division, née de l’observation des faits et de l’étude des idiomes, qui donne la clef de toutes les littératures modernes : les deux muses, le front ceint de leur diadème, occupent deux trônes isolés, d’où elles se contemplent, sans reconnaître leur rivale et sans la comprendre. Leur génie est profondément distinct. Le midi de l’Europe n’a jamais pu renier son origine gréco-latine ni renoncer à l’héritage magnifique légué par la civilisation de Rome et d’Athènes ; le nord, tout en puisant aux sources de l’érudition antique, a protesté contre la servitude romaine. On ne peut s’en étonner : la première est fille légitime de Rome, la seconde en aurait été l’esclave.

Éveillée par le théorbe provençal, l’Italie donne à son tour l’éveil de la haute poésie méridionale dans l’Europe moderne. Voici Dante, fils et symbole du moyen-âge ; Romain par la dureté du caractère, empreint du mysticisme dogmatique des écoles ; sombre, terrible, inexorable comme les Alains et les Goths, conquérants de l’Italie et fondateurs des nouvelles républiques. Oubliez Homère et la naïveté de son immense drame. Oubliez Virgile et son harmonieuse imitation. Dans les Niebelungen seuls vous retrouverez quelque chose de la rudesse monumentale du Dante, de son âpreté sublime, et de la soif de vengeance, commune aux peuples envahisseurs du monde ; encore l’analogie est-elle incomplète. À Dante seul appartiennent les trois mondes des Ténèbres, de la Purification, de la Béatitude ; à lui cette grande chaîne de tortures, de regrets, de malédictions, de remords, de douleurs, d’espoirs, de consolations, de bonheur et d’extase sacrée ; à lui la création de ce triple monde chrétien, où tout est fiction, où tout est vivant ; reproduction des pensées populaires, des fureurs contemporaines, de tout ce qui agitait non la surface des sociétés, mais la profondeur des âmes les plus passionnées et les plus grandes.

Dante n’est, à proprement parler, ni un poète moderne, ni un Italien moderne ; il se tient debout comme un colosse sur les limites du Nord et du Midi, de l’empire romain et de la conquête, de la poésie et de la scolastique, de la guerre et de la prière, de la charité et de la vengeance, du spiritualisme et de l’histoire ; il touche à tous les points de la sphère qui l’environne. La civilisation italienne va naître, et Dante sera pour elle un ancien.

À peine Dante disparaît-il de la scène, le mouvement d’imitation grecque qui caractérisa la civilisation romaine se perpétue en Italie, avec moins de noblesse, de sévérité, de grandeur et de force. La nouvelle nationalité de l’Italie, vouée aux arts qui flattent les sens, n’a point la souveraine gravité des temps anciens. Un génie facile et harmonieux, voluptueux et coloré, s’empare de la muse italienne et lui dicte ses productions. L’étude soutenue de l’antiquité classique se mêle à une grâce efféminée, à un mysticisme énervé, à une mollesse sensuelle, à une ironie fine et épicurienne. Boccace et Pétrarque s’animent d’un persévérant enthousiasme pour la réhabilitation de l’antiquité ; l’un, créateur de la prose italienne, la développe selon le modèle cicéronien ; l’autre ouvre la carrière de la poésie moderne, éclose des mœurs particulières à la nouvelle Ausonie.

Boccace attachait peu d’importance à ces contes agréables qui ont fait son immortalité ; ses contemporains et ses complices l’estimaient surtout comme un savant personnage, auteur de vers latins élégants et de romans chevaleresques, mêlés de mythologie païenne et de théologie catholique. Nous avons cassé cet arrêt. Le narrateur aimable, imitateur des fabliaux et des contes français, l’auteur de légers récits, dans lesquels respire toute la licence de l’époque, a survécu à l’érudit et à l’orateur. Boccace vit par son Décameron ; ses traités de géographie et de mythologie n’existent plus que dans la poudre des bibliothèques. Pétrarque, aussi dédaigneux que lui de l’idiome populaire, a subi une destinée à peu près semblable. Son grand poème latin est oublié ; ses plaintes élégiaques, nées de l’imitation des troubadours, mêlées comme leurs œuvres de subtilités singulières, mais admirables par la sensibilité, la perfection des formes et la beauté achevée de la versification, ne seront oubliées qu’au moment où toutes les littératures de l’Europe s’éteindront à la fois. L’impulsion donnée au monde de la pensée et de l’étude, par Boccace et Pétrarque, est incalculable. À eux remonte tout ce mouvement d’imitation grecque, si ridiculement nommé classique, et qui a embrassé la France, l’Italie, l’Espagne même.

Les descendants des maîtres du monde, admirateurs de Boccace et de Pétrarque, n’ont plus qu’une civilisation d’agrément et de plaisir, un peu efféminée, un peu allanguie, mais brillante, et qui suit sa voie naturelle ; elle passe de la rêverie platonique à l’ironie gracieuse, de l’étude de l’antiquité au paganisme des arts. Assis à leurs tables splendides, les poètes rient des vertus féroces que le Septentrion admire chez ses guerriers ; la chevalerie, honorée et divinisée par le Nord, est en butte aux railleries du Midi. La strophe rapide du Pulci reproduit mille fois ce long éclat de rire qui retentit de Venise au pied des Alpes et se moque des héroïques exploits. L’Arioste, magicien de l’épopée, s’empare du même thème et continue le sarcasme dont Pulci et Boïardo avaient donné l’exemple ; sarcasme presque innocent et tout aimable, tant il y a de grâce enfantine, de mobilité d’imagination, d’étourderie féminine, d’ingénieuse invention dans son délicieux ouvrage ! Il suit à la piste et en riant le colosse de la féodalité chevaleresque ; parodiant ses gestes, dénouant son armure, riant de ses élans passionnés ; prêchant toujours la volupté, la grâce, le bien-être et une aimable philosophie qui ne dédaigne pas les jouissances physiques. L’Italie, à cette époque triomphale des arts, était revenue à une espèce de paganisme épicurien ; Muret dans ses harangues invoquait les dieux immortels ; Bembo transformait en pères conscrits les membres du sacré collége ; et peu s’en fallait que Sannazar ne fît parler la Vierge Marie comme Virgile avait fait parler Junon. Après l’Arioste vient le Berni, qui ne sourit plus avec mollesse, mais qui rit comme un satyre et qui sait (chose étrange !) conserver la pureté de la forme littéraire dans la burlesque audace de ses inventions.

Toute cette corruption demi-païenne, témoignage d’une puissance à la fois énergique et dépravée, eut pour corollaire la froide immoralité de Machiavel. Il prêcha le succès, en fit l’apothéose et en donna les règles. La sagacité inexorable de cet homme sans entrailles créa pour son usage un style de fer ; il l’a employé non-seulement dans ses discours politiques, mais dans une belle comédie, peinture franche et nue de la licence contemporaine. Quant aux autres dramaturges, l’imitation de l’antiquité les envahit et les perd ; le Trissin ne sait donner à Melpomène qu’une existence pompeuse et débile ; les comédies de l’Arioste sont élégamment froides ; les satires dialoguées de l’Arétin l’emportent sur leurs rivales par la verve et la chaleur, mais ce ne sont pas des comédies. En Italie comme en Allemagne, le centre social manquait ; il faut au drame un grand peuple uni par le lien des mêmes pensées, un centre puissant qui serve comme de miroir à toutes les croyances, à toutes les idées de la nation. L’Allemagne et l’Italie, jusqu’aux plus récentes époques, n’ont pas possédé de drame véritable.

Pendant que l’Italie énervée riait de la chevalerie et raillait le platonisme, un poète combattait l’universelle influence et choisissait pour sujet d’une épopée voluptueuse, mais grandiose, la brillante époque des Croisades. Le plus tendre, le plus harmonieux, le plus intéressant des poètes épiques, Tasse en est aussi le plus malheureux. Rien de ce qui l’entoure ne lui ressemble : le mysticisme exalté de son génie passe pour insanité ; le feu d’un céleste amour brûle dans ses poésies et n’éveille que le mépris des voluptueux qui l’environnent. Si les Bembo, les Sannazar, les Ruccellaï, privés d’inspiration, mais excellents artistes de poésie élégante, célèbrent tour à tour les louanges de la Vierge, la beauté physique, la galanterie, la métaphysique et le plaisir, sans quitter les délices de leurs villas et en se soumettant à la flatterie des cours ou à la licence des mœurs générales ; Tasse, jeté dans une maison de fous, insulté par l’Arétin, ayant à peine de quoi vivre, méconnu des uns, méprisé des autres, paie cher l’audace et le malheur d’échapper aux vices de son temps. Mais la juste postérité, qui se souvient à peine des poètes rivaux du Tasse et n’admire plus en eux que certains détails heureux, certaines grâces d’expression, le soin curieux des formes du langage et les preuves d’un goût cultivé, a placé l’auteur de la Jérusalem délivrée au niveau même de Virgile et de Dante. Quelques taches brillantes, nées d’une civilisation sensuelle et affectée, n’ont pu éteindre l’enthousiasme que doivent inspirer l’intérêt d’une fable pathétique, la mobilité de l’imagination, la lucidité du plan et la beauté idéale des caractères.

Arrêtons-nous ; quittons cette littérature italienne, qui a reflété avec tant d’éclat la suave mollesse des nouvelles mœurs nationales.

L’Espagne intellectuelle tient à peine à l’antiquité grecque et romaine, dont elle ne se rapproche que par le fonds du langage ; elle s’occupe peu de volupté et se montre plus hautaine que gracieuse. Colorée d’une teinte orientale, elle doit une originalité marquée encore à son mélange d’exagération arabe. Catholique, mais avec une énergie que les Italiens ne connaissaient pas ; elle possède un drame, un conte, une nouvelle, dont les analogues ne se trouvent point en Europe ; empreints à la fois d’une croyance profonde, d’un fanatisme ardent, d’une galanterie raffinée, d’un esprit d’aventure et d’une témérité chevaleresque qui n’ont rien de commun avec l’imitation classique. Cette belle et singulière poésie, date de fort loin et se rattache à la phase provençale par un lien plus intime que celui qui unit cette dernière à l’Italie ; s’élevant, dès l’origine, au-dessus de tout ce que les poètes de Provence ont produit, elle crée ce magnifique poème du Cid, où l’inspiration gothique respire, aussi pure, aussi franche, aussi barbare que l’inspiration teutonique dans Nibelungen. Le style est simple, la couleur puissante, la sensibilité profonde ; il ne faut au poète qu’un trait énergique pour tout indiquer.

Le développement de l’intelligence espagnole s’opère constamment dans la même voie ; rien ne le corrompt, rien ne le détourne. Il ne s’allie au génie arabe que pour augmenter l’intensité spéciale de sa nature propre ; il crée la romance chevaleresque et perfectionne le roman d’aventures qui semble être éclos en France. Une lueur pastorale et idyllique se joint aux élans de la passion, de la dévotion, de la gloire. Chants, chroniques, églogues, poèmes, drames, tout ce que l’Espagne produit jusqu’au règne de Charles-Quint n’appartient qu’à elle seule, émane de sa nationalité ; elle est grande tant qu’elle sait s’abstenir de tout contact. Originalité ardente, verve spontanée, fécondité admirable : il suffit de citer Cervantès, Mariana, Garcilasso. N’oublions pas ce triomphe du drame espagnol, qui donna le ton et ouvrit la voie à tous les théâtres modernes ; drame qui ne doit rien aux anciens, qui n’a pas d’autres sources que le goût des aventures héroïques, l’amour des choses extraordinaires, le dévouement et l’honneur. Les ébauches nombreuses et légères de Lope de Vega, les beautés plus mâles contenues dans les pièces de Cervantès, mais surtout les œuvres de Calderon, toutes palpitantes de violence amoureuse et d’inexorable fanatisme, ont une grandeur et une force spéciales qui ne se rapprochent ni de Shakspeare ni d’Eschyle. Corneille, on l’a dit avec justesse, est un Espagnol-Romain.

La puissance lyrique et dramatique déployée par ce peuple ne l’empêche pas d’apercevoir la vie humaine sous son aspect comique ; mais l’héroïsme lui inspire trop de vénération pour qu’elle le parodie comme l’ont fait les Italiens. Au lieu de conter burlesquement l’histoire des héros, à la manière de Pulci, l’Espagne se mit à dire sérieusement celle des manants et des gueux ; de là le roman picaresque, ce vieux père de Lazarille de Tormes et de Gilblas de Santillane. Un homme de génie, plus audacieux, réunit dans la même œuvre Sancho Pança, pris au sérieux, et don Quichotte tourné en ridicule ; double ironie du vice grossier qui s’estime lui-même et des nobles exagérations que le monde mystifie ; chef-d’œuvre européen qui marque une époque, signale un pas de l’humanité et ouvre une phase de civilisation.

Il est temps d’arriver à notre France, qui sert d’anneau et de communication aux peuples du midi de l’Europe et à ceux du nord, et dont la civilisation, commencée par les Romains, s’est achevée sous l’influence de l’analyse, du scepticisme, et surtout de la nouvelle sociabilité moderne, dont la France est le centre. De là un génie spécial, tout français, qui n’est ni voué aux arts comme celui de l’Italie, ni aux sensations et aux élans poétiques comme celui de l’Espagne ; génie du bon sens, de l’anecdote, de l’ironie tempérée ; de là cette préférence donnée par nous à l’esprit sur l’imagination, à la rêverie sur l’enthousiasme, à la clarté sur la rêverie ; de là cette critique questionneuse qui demande compte à la poésie de ses fictions et au lecteur de son plaisir. En général, plus on a de bon sens, plus on est Français. Nation éminemment active et que les Allemands ont avec raison nommée pragmatique (aimant à réaliser sa pensée en actes) ; les Français brillent par la justesse de la raison pratique et la finesse d’une perspicacité qui ne pardonne rien et ne laisse rien échapper.

Si la rêverie et la métaphysique allemandes nous apparaissent déjà chez les minnesingers allemands du treizième siècle ; si le caractère héroïque de l’Espagne anime l’ancien poème épique du Cid et les belles romances qui racontent ses amours et ses exploits ; c’est aussi dans les premiers produits de l’intelligence française que le philosophe découvre la sève réelle et l’essence du génie gaulois, la manifestation la plus nette et la plus franche du caractère indigène. La fécondité inventive de notre esprit railleur, la moralité pratique de notre nation éclatent de bonne heure dans les fabliaux du trouvère picard et normand, qui, pendant quatre ou cinq siècles, ont couru l’Europe, défrayé les théâtres, inspiré les artistes, amusé les habitants des chaumières et des châteaux. Vous voyez cette ironie irrésistible circuler à travers toute l’Europe, s’insinuer dans les récits de Boccace, reparaître dans les essais de l’Anglais Chaucer, pénétrer même l’Espagne hautaine et l’Allemagne guerrière, et commencer, chez les peuples nos voisins, l’éducation de la philosophie sociale.

Pendant longtemps l’art de raconter naïvement et gaîment fut la principale gloire littéraire de la France ; talent qui se développe à la fois chez nos admirables chroniqueurs et chez ceux de nos poètes qui ont chanté, du douzième au quatorzième siècle, les exploits de la chevalerie. En France l’allégorie elle-même prend la forme d’un récit piquant. Le mystère ou le drame catholique, si ardent et si enthousiaste chez les Espagnols, devient pour nous une moralité populaire. Le Roman de la Rose, espèce d’encyclopédie symbolique, remplie de détails ingénieux, n’a de valeur que par cette ironie spirituelle et cette verve gausseuse qui ne détruit pas toujours la grâce et la naïveté. L’héritier direct des anciens trouvères, Villon, abaisse jusqu’à la bouffonnerie ce caractère bourgeois et goguenard, dont il pousse très loin l’énergie et la vivacité. Le même héritage, recueilli par Marot, s’empreint chez lui d’élégance italienne, de gentillesse aimable et d’une finesse qui annonce la naissance de l’esprit de cour. Rabelais, plus puissant et plus grossier, Titan de la plaisanterie ; esprit mâle, mais dénué de grâce et de passion, créateur dans son genre, incapable de tendresse et de sensibilité, doué d’un bon sens brutal, servi par une invention féconde et par une grande variété de style ; a conquis l’admiration des intelligences les plus hautes, qu’il a forcées d’apprécier la grandeur triviale et le luxe grossier de son œuvre. Ainsi, la veine satirique, déjà si apparente chez nos trouvères, traverse Jehan de Meung et Rabelais pour arriver jusqu’à Montaigne, Molière, Fontenelle et Voltaire.