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CHAPITRE V.

DERNIÈRE ÉPOQUE.

Que deviennent cependant les civilisations du Midi ? Elles s’affaissent, pendant que le Nord s’agrandit et triomphe. Après le Tasse et l’Arioste, l’Italie, qui a servi de modèle à tous les peuples, s’endort, comme le moissonneur sur les gerbes qu’il a entassées ; après Cervantès, l’Espagne, créatrice de tout le drame moderne, tombe abattue par un sommeil léthargique ; la civilisation de l’Espagne expire et sa muse n’a plus d’accents. À l’époque de Cervantès, succède le règne de Moreto, de Quevedo, de Gongora, gens d’esprit, hommes du monde, doués d’une verve équivoque et d’une originalité qu’ils gâtent en l’exagérant. Moreto se distingue par une observation piquante et une heureuse pureté de style. La race des dramaturges espagnols s’éteint par degrés ; cette Espagne, inspiratrice de Corneille, devient imitatrice sans chaleur et commentatrice sans grâce. Quelques économistes politiques, Capmany, Campomanès ; quelques poètes voluptueux, comme Melendez, se détachent sur le fonds sombre, vulgaire ou maniéré de cette littérature appauvrie. Le dix-huitième siècle s’écoule dans un marasme profond ; et le dix-neuvième se débat péniblement au milieu des tourmentes politiques.

Quant à l’Italie, que nous avons admirée si brillante de 1400 à 1500 ; féconde alors en diplomates, en savants, en peintres, en musiciens, en poètes ; elle commence à s’éclipser vers les premiers jours du seizième siècle. La décadence littéraire date toujours de l’époque où une nation florissante trouve de nombreux imitateurs chez les peuples voisins. La recherche des ornements, les vaines broderies, les folles pensées, les couleurs extravagantes envahissent la poésie des Achillini et des Marini ; l’érudition des Tiraboschi, des Muratori, des Gravina soutient la prose italienne ; bientôt Cesarotti et Bettinelli y introduisent une foule de gallicismes qui la dénaturent. Au milieu d’un purisme affecté et d’une érudition diffuse et pédantesque, Métastase apparaît ; talent aimable ; harmonieux et charmant poète, espèce de Racine moins puissant et moins grave que son modèle. Un peu plus tard, et comme pour servir de compensation à la mollesse élégiaque de Métastase, Alfieri exagère l’âpreté sententieuse de Sénèque. Les tragédies de cet écrivain remarquable sont plutôt des études que des drames ; leur nudité n’est pas simple et leur énergie atteint rarement la force et la grandeur, encore moins la variété de la nature. Il donne l’exemple de l’emphase Michel-Angesque de Monti et de Foscolo, derniers représentants de la puissance intellectuelle de l’Italie. Enfin, lorsque la domination littéraire du Nord a envahi toute l’Europe, la Péninsule italique et la Péninsule ibérique à la fin cèdent au mouvement de l’imitation septentrionale ; en Italie, Pindemonte, Pellico, Manzoni ; en Espagne, Trueba, Saavedra, Martinez de la Rosa essaient de faire pénétrer dans leurs littératures et leurs idiomes épuisés la sève mélancolique des littératures du Nord.

Nous avons vu la France du dix-septième siècle faire régner l’accord harmonieux des formes et de la pensée, de la création et de l’imitation ; sans renoncer jamais à la veine d’ironie et de scepticisme que nous avons remarquée dans ses premières origines. Le siècle suivant s’empare de cette ironie pour attaquer à la fois les abus entassés dans une société corrompue ; il produit ces immortels destructeurs, ces hommes hardis et triomphants ; le sagace et profond Montesquieu ; Rousseau, l’apôtre d’une religion sublime de la nature et du devoir ; Voltaire, le guide victorieux de toute son époque ; Diderot, Buffon, Vauvenargues, D’Alembert, Lesage, l’abbé Prévost. Quelle foule de talents ! La France comme la Grèce renouvelle sans cesse sa fécondité sous des formes inattendues. En France aussi les talents ne meurent pas ; ils se régénèrent. Sur les dernières limites de la révolution, abîme où la monarchie va s’engouffrer, voici Mirabeau ! Vergniaud, Guadet, Isnard, occupent à leur tour la tribune. Les conquêtes scientifiques et matérielles sont immenses ; le perfectionnement des arts industriels s’opère avec une incroyable énergie. Bernardin de Saint-Pierre apparaît au milieu du mouvement révolutionnaire, pure et brillante étoile qui indique à la société française des destinées plus paisibles et plus hautes. L’avenir jugera notre époque, héritière de tant de gloires et riche de talents d’un nouvel ordre, qu’il ne nous est pas donné d’apprécier ici.

J’ai montré l’influence septentrionale naissante ; le berceau de cette influence se trouve en Angleterre. Depuis 1688, ce pays, déchiré par tant de guerres civiles, acquiert enfin une stabilité qui lui permet d’exercer son action sur le monde civilisé. Locke, Milton, Pope lui-même, Swift, Sterne, Richardson, Fielding, les uns représentant le puritanisme, les autres le socianisme, quelques-uns l’individualité, la nouveauté, l’audace des opinions et des idées, pénètrent en France, où leur inspiration se laisse reconnaître dans les écrits de Voltaire, de Diderot, D’Alembert, Helvétius. Elle se propage jusqu’à nous. Le dix-neuvième siècle s’ouvre, et la Grande-Bretagne est placée dans une de ces situations pleines de gloire, de périls et de combats, situations qui développent toutes les facultés des peuples. Elle répudie l’imitation littéraire, ne reconnaît pas de maître, creuse de nouveau les anciens trésors de son langage et de sa poésie ; veut avoir son drame, son histoire, son épopée, son roman ; et servie dans ces prétentions audacieuses par l’éclat de sa richesse, les conquêtes de son commerce et l’audace énergique de sa lutte, elle produit Walter Scott, lord Byron, Word-sworth, Campbell, Rogers, Hazlitt, Southey, Mackintosh, Shelley, Brougham, Keats ; armée de talents qui, pour la variété, la force et la splendeur, ne le cède pas aux belles époques de la Grèce et de la France. En dehors de cette armée et un peu en avant de ses chefs, il faut grouper trois écrivains singuliers, Cowper, dont nous avons déjà parlé ; Crabbe, le poète de la chaumière, de la mansarde et de l’atelier ; Burns enfin, le poète laboureur ; trois révélations différentes d’une poésie intime et inconnue avant eux. La poésie est partout où se trouve la vérité.

Ces fleurs du Nord, si lentes à éclore, n’en sont pas moins belles et vigoureuses. L’Europe entière subit, depuis vingt années, l’imitation de Byron et de Scott. L’Allemagne, aux efforts scientifiques de laquelle nous avons assisté, remplit de productions magnifiques et originales tout le commencement du siècle actuel. La pratique des affaires qui manque à la Germanie est remplacée par une science immense, un grand instinct de poésie, une variété et une facilité de pinceau sans égales, une impartialité pleine de sympathie pour tout ce qui est grand et noble. Gœthe crée le drame allemand ; il donne une impulsion nouvelle à l’ode, au roman, à la polémique, à l’étude des antiquités ; génie vaste, lyrique dans son essence, se prêtant à tout et ne produisant pas un seul ouvrage qui ne soit un événement dans son siècle. À côté de lui se placent Jean de Muller ; Schiller qui fit pénétrer dans le drame les plus hautes et les plus pures inspirations de Fichte ; Tieck ; les deux Schlegel et toute une génération de critiques habiles et de poètes brillants. En qualité d’institutrice littéraire, c’est l’Allemagne aujourd’hui qui succède à l’Angleterre, laquelle a succédé à la France ; progression qui mérite d’être observée. Il faut toujours à l’intelligence des peuples une nation maîtresse et modèle ; la Provence au quatorzième siècle, l’Italie au quinzième, l’Espagne au seizième, la France au dix-septième, l’Angleterre au dix-huitième. Maintenant la Germanie nous prête ses clartés, et ce pays qui empruntait à tout le monde prête à tout le monde.

Admirable carrière où tant de lumières brillent et se meuvent ; elles rappellent, par l’éternelle rapidité de leur marche, et l’accroissement progressif de leur nombre et de leur éclat, cette course aux flambeaux, dont la Grèce faisait un de ses amusements favoris et qui peut servir de symbole à la civilisation de l’humanité. Nulle âme d’homme, nulle pensée virile ne se défendent d’une noble et profonde émotion, d’un fier enthousiasme, quand on embrasse d’un coup d’œil tant de conquêtes et de travaux. Rien n’a été perdu pour l’humanité. La poésie, qui n’est que l’expression musicale de nos émotions ; la peinture, le roman même, tout sert le développement de nos destinées. Chaque âge, chaque modification intellectuelle nous apportent leur tribut et leur bienfait. La pensée sort de ses langes, acquiert de la grandeur parmi les peuples théocratiques ; s’échauffe et s’exalte à la source religieuse ; s’épure chez les Grecs ; devient pratique et puissante chez les Romains ; subit une nouvelle épreuve et une épuration nouvelle chez les peuples chrétiens ; et s’arme tour à tour d’analyse pour détruire, de liberté pour vaincre, d’autorité et de synthèse pour organiser ; et chacun de ces triomphes est marqué dans l’espace par un de ces noms sublimes que nous avons rappelés : c’est Dante, c’est Milton, c’est Rousseau, c’est Voltaire, c’est Byron, c’est Gœthe, et quelquefois leurs disciples et leurs heureux imitateurs !