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CHAPITRE II.

DES HISTORIENS LATINS. — TITE-LIVE, SALLUSTE, TACITE, ETC.

Il y a dans la naissance, la grandeur et la chute de l’empire romain quelque chose de fatal, ou plutôt de providentiel, dont Montesquieu lui-même ne nous paraît pas avoir été assez frappé. Cette vie si longue, ces conquêtes si puissantes, cette mort si honteuse, ne prouvent-elles pas qu’indépendamment des lois humaines, nous sommes soumis à des lois éternelles, expressions visibles de la volonté de Dieu, posées comme une barrière à nos débordements, qu’on ne viole jamais sans mourir !

Si je contemple les premiers temps de Rome, je vois la grandeur et le pouvoir naître de la justice, je vois le respect de la foi jurée, la pudeur des vierges, la fidélité des épouses, la valeur et la discipline des guerriers. Si je contemple les époques de décadence tout change ! Au lieu de la tempérance c’est la débauche, au lieu de la vertu c’est le vice. Les vainqueurs disparaissent dans les monstruosités du crime, dans les raffinements de l’infamie : je ne vois plus sur le trône du monde que des histrions, des chanteurs et des bourreaux !

Voilà donc les causes qui élèvent : tempérance, obéissance, vertu, pudeur, justice ! Voilà donc les causes qui abaissent : violence, déportements, dépravations, crimes ! Entendez-vous la voix de Dieu qui proclame les lois éternelles de la nature ! Quel tableau, et quelle leçon ! Et ce tableau s’est déroulé, non dans un coin ignoré du globe, mais sous les yeux du peuple-roi, en présence de toutes les nations de la terre, réunies à cet effet par la victoire. Dieu voulut que cette révélation historique fût universelle, et que sur les ruines du grand empire du monde le genre humain pût en méditer la leçon.

Alors apparut le Christ ! la révélation religieuse vient compléter la révélation historique, et toutes deux disent la même chose, et toutes deux nous appellent aux mêmes principes, nous imposent les mêmes lois. Seulement la première tue les empires, et la seconde les renouvelle. L’une se fait par le corps et l’autre par l’esprit. C’est la résurrection de l’humanité dans la doctrine du pardon et de l’amour !

La révélation religieuse est écrite dans l’Évangile.

La révélation historique se trouve partagée entre Tite-Live, Salluste, Tacite et Suétone. Le premier peint les progrès de la cité et la puissance que lui donne la vertu ; les trois derniers expriment tous les degrés de la dépravation et du crime qui mènent à la mort.

L’histoire de Rome depuis sa fondation jusqu’au règne d’Auguste, tel est le vaste et majestueux sujet de Tite-Live. Il comprend les diverses fortunes de la république, toutes les époques de gloire et tous les genres de progrès ; suites brillantes de siècles où les prodiges de l’héroïsme sont couronnés par les prodiges de l’intelligence !

Tite-Live croit à l’éternité de Rome, et il sait si bien que cette éternité tient aux vertus de sa patrie qu’il refuse même de croire à ses vices. Jamais il ne la voit coupable, jamais il ne la voit injuste. Il justifie les abus, dissimule les violences, et lorsque par hasard l’oppression devient trop éclatante pour la nier, il prend parti contre l’opprimé lui-même et cherche s’il n’a pas mérité son sort, en trahissant la république, ou seulement en négligeant de la servir.

Et cependant Tite-Live écrit de conscience : chez lui l’homme ne dément pas l’historien. S’il est injuste, ce n’est pas qu’il aime l’injustice, c’est qu’il aime sa patrie et qu’il connaît mieux ses devoirs de citoyens quêtes droits de l’humanité. Quant au style, il est moins rapide, moins incisif que celui de Tacite et de Salluste, mais aussi il est plus ample, plus insinuant, plus majestueux ; il n’étonne pas l’esprit, il touche le cœur : c’est Virgile en prose. Pourquoi faut-il que des cent quarante livres dont se composait l’ensemble de ce magnifique ouvrage trente-cinq seulement aient échappé aux incendies successifs de Rome et aux ravages des Alaric, des Genseric et des Totila ? Heureux de n’avoir point à placer parmi ces noms barbares le nom calomnié, mais toujours pur, du pape Grégoire-le-Grand !

J’arrive à Salluste. Lorsqu’il prit la plume, Sylla avait régné ; César voulait le trône, et la dissolution la plus effrontée dégradait Rome. Cette époque est horrible : c’est celle du vice qui déjà a besoin du crime pour s’amuser. En voyant la gloire de César, la bassesse du peuple, la vénalité du sénat, le mépris de toutes les vertus qui ont élevé Rome, l’âme s’attriste, l’avenir hideux se dévoile, on a comme un pressentiment de Tibère et de Néron !

Salluste a peint tout cela avec une grande puissance de pensée et de style : il est nerveux, concis, abrupte. Sa parole est un fer rouge sur le front du coupable. On dirait qu’il hait le crime, tant il en témoigne l’horreur. Et ne croyez pas que le criminel puisse lui échapper : conspirateur, il vous connaît ! concussionnaire, il a les yeux sur vous ! Ambitieux vous êtes en lui ! Contradiction étrange ! cet homme dont la pensée est libre, grave, sévère, qui parle comme le vieux Caton, fut l’esclave des vices les plus honteux et des passions les plus monstrueuses. Il égala Lucullus, il eût surpassé Sylla : il l’a loué !

Les anciens ont remarqué la noblesse de sa figure, et ils ont dit qu’elle était l’expression de la noblesse de ses pensées : que n’ajoutaient-ils ce que Salluste lui-même disait de Pompée ? Chez lui la physionomie de la vertu cache le vice !

Il ne reste de Salluste que la conjuration de Catilina et la guerre de Jugurtha. C’est dans cette guerre qu’il s’enrichit par la violence et la concussion ; ce qui a fait dire à Dion Cassius avec une vigueur digne de celui qu’il voulait caractériser : César ayant conquis la Numidie préposa Salluste de nom, au gouvernement, mais de fait, à la ruine du pays ! Cette ruine il l’effectua. Puis tout chargé des dépouilles de ses victoires, il paya un million à César et se crut innocent parce qu’il achetait un illustre complice !

Il avait écrit une histoire générale civile et militaire de la république, divisée en cinq livres et adressée à Lucullus. Elle commençait où finit Jugurtha et finissait au consulat de Tullus et de Lépidus où commence la conjuration ; en sorte que ces trois morceaux formaient une histoire à peu près complète du septième siècle de Rome. Une étude approfondie des fragments dispersés de cet ouvrage, et dont Carrion n’a recueilli qu’une faible partie, nous a appris que Salluste y avait développé le tableau de la lutte de Marius et de Sylla, la guerre de Sertorius en Espagne contre Métellus et Pompée, l’expédition de Lucullus contre Mithridate, le siége de Cézique, l’invasion de Marc-Antoine dans l’île de Crète, et de Curion dans la Mésie, les efforts des tribuns pour reprendre le pouvoir et rendre au peuple le droit de juger. La guerre des Pirates, la révolte de Spartacus, enfin tous les événements connus ou inconnus, depuis l’abdication de Sylla jusqu’à la loi Manilia qui livra la république au pouvoir de Pompée. Quel sujet pour une plume comme celle de Salluste ! Rome se dégrade et tombe, mais sa dégradation n’est pas sans grandeur : il y a encore de la gloire, même sous Sylla, il y a encore de la vertu ; même sous César ! Caton existe : les derniers soupirs de la liberté seront sublimes !

Le règne d’Auguste sépare l’époque de Salluste de l’époque de Tacite, c’est-à-dire Sylla, Catilina, Pompée, César, de Tibère, Caligula, Claude et Néron. Ce fut comme une trève accordée à l’humanité entre la guerre civile et le travail des bourreaux et pendant cette trève, les poètes chantent, Horace célèbre la volupté, Virgile le repos des champs, les travaux des abeilles et la naissance de Rome. Harmonie divine de deux belles intelligences, à travers laquelle on entend le bruit lointain d’un peuple qu’on enchaîne et de la république qui tombe !

Tacite a porté dans l’histoire l’amour de la vérité, et un grand caractère avec le génie qui sait tout voir, tout peindre et tout approfondir. Chez lui point d’hypocrisie : il élève la vertu parce qu’il l’honore ; il châtie le vice parce qu’il le hait. Bien différent en cela de Salluste, qui avec le même talent et la même ardeur contre son siècle poursuivait insolemment dans les autres tous les vices qui étaient en lui !

L’époque de Tacite offre les contrastes les plus étranges ; la lumière et les ténèbres s’y rencontrent sans se mêler. L’imagination s’effraie de voir Tibère succéder à Auguste, Domitien à Titus ; le bourreau de l’humanité aux délices du genre humain. Plus tard le spectacle continue, et Commode s’assied à la place de Marc-Aurèle. C’est l’agonie de Rome entre le crime et la vertu. Tacite avait peint ces contrastes ; mais le règne de Titus est perdu, et le règne d’Auguste ne fut probablement jamais achevé. De tant de belles pages consacrées à la vertu, il ne nous reste que la vie d’Agricola et le portrait de Trajan ; encore ce dernier morceau nous est-il parvenu tout mutilé, comme ces statues antiques dont nous ne possédons que des débris, mais des débris sublimes où respirent le génie de l’artiste et l’âme d’un Dieu !

Les écrits de Tacite ont un caractère particulier, on y sent une âme méditative et solitaire qui se repose en elle-même. Témoin d’une corruption inouïe, il la juge sans colère, partagé entre la tristesse qui naît du spectacle de tant de vices et la sérénité que lui inspire sa confiance dans la justice des dieux. Ce double sentiment est empreint dans toutes ses pages ; il lui doit cette raison calme et réfléchie qui domine les événements, et ce courage inflexible qui juge les tyrans en leur présence. C’est le secret de ce beau génie ! Sa philosophie est toute religieuse ; et sans doute il fallait une philosophie sur-humaine pour peindre des monstres tels que Tibère, Caligula, Claude, Néron, et cette bête féroce qu’on appelait le peuple Romain, sans désespérer de l’humanité !

Nous avons signalé l’esprit religieux de Tacite ; d’autres l’ont accusé d’impiété ; mais ces derniers ne s’appuient que d’un passage de ses histoires mal interprété, plus mal traduit, et qui prouve précisément le contraire de ce qu’on a voulu lui faire dire. Après un tableau effrayant des proscriptions et des malheurs de Rome, il ajoute en rappelant la mort des bourreaux : « Les dieux n’ont jamais mieux prouvé que s’ils ne préviennent point le crime, du moins ils le punissent. » Pensée religieuse qui maintient l’homme dans sa liberté et Dieu dans sa justice, et dont le géomètre D’Alembert trouva le moyen de faire une impiété en traduisant : les dieux ne veillent sur les hommes que pour les punir[1].

Tacite a épuisé les éloges ; on a pu dire de lui et sans exagération, que c’est l’historien le plus profond, l’écrivain le plus puissant, et selon l’expression de Racine, le plus grand peintre de l’antiquité !

Nous avons de lui la Vie d’Agricola, livre sans tache, resté le modèle des biographies, même avant Plutarque, le maître éternel, comme disait nos pères, dans l’art de peindre la vertu !

Les Mœurs des Germains, le plus ancien titre de noblesse de l’Europe, et la préface indispensable de toute l’histoire moderne.

Enfin les histoires et les annales, œuvres de justice providentielle, résumé effroyable de l’avilissement et de la chute de l’empire du monde, complété par les monstruosités de Suétone !

Les historiens secondaires de la Grèce et de Rome ont été nommés plus haut, ceux-là offrent quelques faits curieux, quelques développements nouveaux, mais rien d’assez caractéristique pour mériter que nous les tirions de la foule. Passons donc aux monuments de la troisième époque intellectuelle et morale de l’histoire de l’humanité : le règne du Christ sur la terre. Cette époque offre, pendant quelques siècles, le spectacle unique d’un monde qui naît et d’un monde qui meurt, tous deux se rencontrant dans la même arène ; le puissant armé du glaive, le naissant armé de la prière ; ils combattent et c’est le fort qui succombe, et c’est le faible qui triomphe. En voyant cette lutte inégale et cette victoire inespérée, on sent qu’un grand mystère est sur le point de s’accomplir. Ce n’est pas seulement un changement de maîtres ou de dynastie, c’est une révolution complète : le renouvellement de l’univers par la pensée.


  1. Voici le passage de Tacite : Nec enim unquàm atrocioribus populi romani cladibus, magisve justis indiciis approbatum est non esse curœ Deis securitatem nostram esse ultionem. » Le P. Dotteville est le premier qui soit entré dans la pensée de Tacite, si mal comprise par Brottier et par D’Alembert. (Hist. I. I.)