Plan d’une bibliothèque universelle/VIII

La bibliothèque libre.

SECTION HUITIÈME.

VOYAGES.


CHAPITRE UNIQUE.


DES VOYAGES DANS L’ANTIQUITÉ
HANNON. — SCYLAX. — ARRIEN. — NÉARQUE, ETC.
DES VOYAGES PARMI LES MODERNES.
ASCELIN. — CARPIN. — BENOIT. — RUBRUQUIS, ETC.
LETTRES ÉDIFIANTES.
DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE.
CHRISTOPHE COLOMB. — AMÉRIC VESPUCE.
VOYAGES DE DÉCOUVERTES.

Ici les richesses se multiplient et le choix devient d’autant plus difficile, que ce n’est pas dans la perfection littéraire que nous devons chercher la mesure du mérite de ce genre d’ouvrage.

Étudier les voyages c’est apprendre à connaître les hommes, le globe et la nature ; c’est acquérir la vue de l’ensemble des choses. Aussi, tous les grands écrivains, depuis Montaigne jusqu’à Rousseau, se sont-ils éclairés de cette lumière. Montesquieu doit aux voyageurs les plus beaux chapitres de l’Esprit des Lois, Buffon, ses vues générales de l’univers, et Bernardin de Saint-Pierre, la révélation des harmonies célestes qui unissent la nature à l’homme et l’homme à Dieu.

Mais si les voyages sont la lumière des savants et des philosophes, ils sont aussi le charme de toutes les classes de la société. Je ne connais pas de lectures plus amusantes : ce sont livres d’émotions autant que livres d’instruction ; ce sont livres d’aventures qui nous associent à toutes les peines et à toutes les joies du voyageur. Il est si doux de faire voyager l’esprit pendant que le corps se repose ! Nos traités de géographie sont arides et les voyages sont charmants ; c’est cependant toujours de la géographie ; mais, dans les premiers la science s’isole de l’homme, et dans les seconds elle se personnifie au voyageur. La pensée a besoin d’une âme qui l’anime, d’un corps qui la rende visible. La plus riante solitude n’est à la longue qu’un désert triste et mort ; un simple berger lui donne la vie ; nous rapportons à sa cabane les montagnes, les forêts, les fleuves, les cieux qui l’environnent et nous y dirigeons d’abord nos pas. C’est par ce sentiment de sociabilité que les écrivains qui font agir des personnages dans leurs poèmes l’emportent de beaucoup sur les autres par l’intérêt et le génie. Tel fut parmi les anciens Homère, le plus grand des voyageurs, et parmi les modernes, le Dante, le Tasse, Cervantes et Richardson. Non-seulement ils ont personnifié la nature physique, mais ils ont mis en action soit la puissance des dieux, soit les passions des hommes, pour en faire ressortir de hautes vérités morales. Un des plus grands charmes de la Genèse c’est qu’elle centralise l’histoire du monde à Adam. Les philosophes qu’on relit avec le plus de fruit, les historiens qu’on relit avec le plus de plaisir, ne sont pas ceux qui ont écrit des dissertations savantes ou des histoires universelles, mais ceux qui ont animé leurs leçons par la présence des sages, comme l’a fait Platon, ou qui ont encadré les principaux événements de l’histoire dans la vie des hommes illustres, comme, l’ont fait Tite-Live, Tacite et surtout Plutarque.

Tous ces genres d’intérêts et bien d’autres encore se retrouvent dans les voyages. Peintres de la nature, historiens des rois et des peuples, les voyageurs ont encore cet avantage d’attacher les lecteurs à leurs propres aventures ; vous avez le drame du roman à côté des récits de l’histoire, des descriptions du géographe et des impressions du philosophe. Voilà pourquoi une simple relation intéresse plus que les descriptions les plus savantes. J’aimerais mieux lire le voyage d’un pauvre piéton à travers les déserts de l’Afrique, que l’histoire complète de ces contrées écrite par un académicien ; j’en tirerais à la fois plus de plaisir et de profit. Le savant me montre des cartes, le piéton des paysages ; l’un me fait passer en revue les diverses productions du globe, les végétaux, les animaux, savamment classés d’après nos systèmes méthodiques ; l’autre me les montre à leurs places et rangés suivant les lois même de la nature, c’est-à-dire suivant les besoins de l’homme. Je révère, j’admire le savant assis dans son fauteuil, cherchant la vérité au milieu de ses livres ; mais j’aime à marcher avec le voyageur sur des rives lointaines, à le suivre le matin dans le palais des rois, et, le soir, à converser avec lui à la porte d’une pauvre cabane, me promenant aujourd’hui sur les places d’une ville décorée de superbes monuments, et le lendemain, traversant avec les caravanes les déserts qui l’environnent !

À ces considérations générales d’instruction et de plaisir nous pourrions joindre d’autres considérations non moins importantes sur l’utilité des voyages. Toutes les richesses qui nous environnent sont des présents des voyageurs : ils ont fertilisé nos champs des productions des deux Indes et les deux Indes des productions de l’Europe. Nous leur devons la connaissance du globe, le tableau de ses merveilles, tout ce qui peut ajouter aux délices d’une vie voluptueuse et surtout aux douceurs de la vie commune ; car les choses excellentes se multiplient vite : la nature ne permet pas les jouissances de l’égoïsme, et c’est en prodiguant ses biens qu’elle les arrache de la main du riche pour les faire tomber dans la main du pauvre.

À qui veut apprécier les bienfaits des voyageurs il suffit de jeter les yeux sur l’ancienne Gaule et sur la France nouvelle. Ce sol si riche aujourd’hui ne produisait, il y a trois ou quatre siècles, que des châtaignes, des faînes, des pommes sauvages et du gland. Il est curieux de voir successivement arriver de tous les points du globe les arbres qui ont fécondé nos campagnes et les fleurs qui l’embellissent. Tantôt ils suivent les guerriers au retour de leurs conquêtes et consacrent leur gloire par les plus doux bienfaits de la nature. Tantôt ils pénètrent avec les voyageurs chez les peuples barbares pour les civiliser, ou chez les peuples esclaves pour adoucir leurs maux. Ainsi le cerisier partage le triomphe de Lucullus ; ses mains guerrières le présentent au sénat comme le plus beau fruit de la victoire. Ainsi le noyer, l’abricotier, l’amandier et le pêcher passent des champs de la Perse dans ceux de la Grèce, de la Grèce en Italie et de l’Italie en France, marquant dans leur marche les progrès de la civilisation et les conquêtes de l’homme dans les divers climats. Plus tard le framboisier descend du mont Ida pour embaumer nos collines, et les grappes noirs du cassis, qui brillaient au milieu des glaces de la Suède, se mêlent aux grappes vermeilles du groseiller indigène. Enfin l’olivier, le palmier, l’oranger, le figuier, le mûrier arrivent successivement de toutes les parties du monde pour ombrager les champs de la Sicile, de l’Espagne et de la Provence. Heureux le voyageur qui attache son souvenir, je ne dis pas à la découverte d’un arbre précieux, mais à une simple fleur ! J’aimerais mieux être Benezet dans son cercueil, disait un officier américain, que George Washington avec toute sa renommée ! Benezet était le fils d’un pauvre tonnelier, qui, après avoir charmé les souffrances de nos esclaves en leur apprenant la culture du tabac, avait porté la canne à sucre chez les nations barbares des bords du Niger, dans l’heureuse persuasion que la culture de cette plante sur un sol libre en Afrique pouvait satisfaire à nos besoins et par suite briser l’esclavage en Amérique.

Ainsi l’Europe fut embellie et civilisée par les conquêtes des voyageurs. Nos forêts, nos vergers, nos jardins sont l’œuvre de quelques pauvres missionnaires, de quelques marins aventureux ou des savants les plus illustres. Tous sont dignes de notre reconnaissance, depuis Busbeck qui nous donna le lilas jusqu’à Henri IV qui nous donna le mûrier, depuis l’immortel Jussieu qui apporta de Londres, dans son chapeau, le cèdre du Liban qui ombrage aujourd’hui le Jardin du Roi, jusqu’au matelot inconnu qui, en laissant sur nos rivages la pomme de terre cueillie dans les savanes de l’Amérique, délivra le monde de la famine ef fût le bienfaiteur du genre humain !

Ces considérations générales suffisent pour faire sentir l’excellence de cette division du catalogue. Les voyages sont la lumière de l’histoire, plus encore ils sont le tableau et quelquefois l’explication des œuvres de Dieu ; comment aurions-nous pu les oublier dans une bibliothèque universelle ?

Quoique le nombre des voyages soit devenu si considérable que leurs titres seuls absorberaient aujourd’hui plus de dix volumes in-8o, le choix nous a offert peu de difficultés ; nous nous sommes bornés aux relations originales, aux voyages de découvertes, nous appuyant de cette observation si vraie du président de Brosses : « Qu’on est surtout curieux de savoir comment les choses ont été vues par les premiers qui les ont vues[1] !

Les relations originales de l’antiquité sont peu nombreuses. Dans les premiers temps du monde c’étaient les peuples qui voyageaient ; ils prenaient possession du globe, tantôt paisiblement comme les patriarches, tantôt à main armée comme Sésostris. À côté des conquérants il y avait les poètes, comme Homère ; les géographes, comme Strabon, et enfin les commerçants qui, par cupidité, cachaient leurs découvertes. Deux lignes mystérieuses de Diodore de Sicile donnent aux Carthaginois la gloire d’avoir les premiers touché aux rives de l’Amérique.

Parmi les rares monuments qui nous restent de cette époque nous avons recueilli Strabon et Pausanias ; les quatre Périples d’Hannon, de Scylax et d’Arrien ; enfin les voyages de Néarque, relation maritime de l’expédition d’Alexandre.

Quant aux Romains, ils se sont montrés plus ambitieux de posséder le monde que de le connaître. Point de relations de voyage ; beaucoup d’histoires de conquêtes. Ce peuple cherchait les peuples, comme l’aigle cherche une proie. Un seul fait suffit pour le caractériser. Maître de l’Égypte, il ne pensa ni à interroger ses annales, ni à déchiffrer ses hiéroglyphes, et ce dernier flambeau du passé brilla quelques moments entre les mains de Rome, inutilement pour l’humanité !

Après la chute du grand empire, le monde géographique se couvre de ténèbres : les peuples ne se connaissent plus ; l’occident ignore l’orient, et des milliers de barbares roulent en même temps du nord et du midi sur l’Europe qui ne soupçonnait pas même leur existence. Les croisades, c’est-à-dire, la réaction de l’Europe sur l’Asie et l’Afrique, répondent bientôt à ces terribles envahissements. La grande famille humaine se rencontre sur le champ de bataille, et la civilisation recommence par la guerre avant de s’accomplir par la religion.

Cette époque est une des plus curieuses du moyen-âge. Sous le nom de missionnaires les voyageurs y jouent un rôle merveilleux ! Le sort du monde leur est confié. L’histoire ancienne n’offre rien de semblable à l’ambassade d’Ascelin, de Carpin et de Benoît. De pauvres religieux qui n’ont vu jusqu’à ce jour que les murs de leurs couvents, sans autre secours que l’Évangile, sans autre trésor que leur foi, sont envoyés par le souverain pontife, Innocent VI, au fond de la Tartarie et de la Perse où ils doivent rencontrer les armées mongoles qui menacent l’Europe, et remplir auprès de leur chef une mission de paix et de charité. Ils partent (1246), traversent l’Europe et l’Asie également barbares, et au milieu des fortunes les plus diverses, ils arrivent sous la tente de l’empereur tartare, et là, en présence des bourreaux qui les menacent, ils lui signifient au nom du pape de mettre bas les armes et de se faire chrétien.

Après la mission de ces pauvres moines viennent la mission de Rubruquis, et les voyages de Marc Paul en Arménie, en Perse et en Chine où il séjourna vingt ans, récit merveilleux de l’Orient, trace lumineuse laissée dans les ténèbres, qui doit un jour briller aux yeux de Christophe Colomb, et le conduire à la découverte du nouveau monde !

Ces premiers voyages des missionnaires auxquels il faut joindre Haïton l’arménien, Jéhan de Mandeville, Ambroise Contarini, Abdoul Rizacq, fils de Timour, etc., renferment toute la science géographique du moyen-âge, et représentent l’Orient sous ses trois aspects les plus pitoresques, l’étrangeté, la barbarie et la magnificence. Plus tard les missionnaires s’instruisent et se multiplient. Le monde s’éclaire devant eux, et le recueil de leurs relations compose bientôt, sous le titres de Lettres édifiantes un ouvrage sans modèle parmi les anciens, unique parmi les modernes, où se trouvent réunis les prodiges de la foi, les actes des martyrs, la science des naturalistes, la majesté des idées religieuses aux tableaux les plus sublimes et les plus frais de la nature !

Les lettres édifiantes et curieuses ont mérité les éloges de Montesquieu, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre et de Châteaubriand ; Voltaire s’est appuyé de leur autorité, et le plus grand des géographes modernes, le savant Danville les cite souvent avec admiration dans ses précieux mémoires ! En effet, il n’y a pas un coin du monde, une solitude reculée où nos missionnaires n’aient porté la parole évangélique : leurs lettres nous arrivent de toutes les latitudes. Il y en de datées du pied d’un arbre au milieu d’une forêt vierge de l’Amérique, du palais des empereurs barbares de l’Asie, et de la hutte des sauvages. La fatigue et les périls excitent leur zèle, et partout où il y a des âmes à conquérir, des cœurs à émouvoir, des misères à soulager vous êtes sûr de les rencontrer actifs, humbles, mais indomptables, et poursuivant leurs œuvres de charité jusqu’au martyre !

Pendant que les premiers missionnaires poursuivent leur œuvre, une grande curiosité s’éveille et avec elle commencent les voyages de découvertes. Il ne s’agit plus seulement de baptiser des Barbares, mais d’instruire le monde civilisé. Les missionnaires allaient à la conquête des sauvages, Christophe Colomb, Dracke, Dampierre, Anson, Bougainville, Cook vont à la conquête des bienfaits de la nature ; ils changent les idées de l’Europe en multipliant ses jouissances, et agrandissent l’âme des peuples, en leur apprenant l’œuvre de Dieu. Les voyageurs sont le lien terrestre des nations, comme les missionnaires en sont le lien religieux. Cook est quelque chose de plus. Sa haute intelligence et son âme évangélique, son humanité pleine d’héroïsme, lui font une place à part. Il faut le lire comme un modèle, l’admirer comme un grand homme et l’honorer comme un martyr !

Mais le premier des martyrs et le plus grand des hommes parmi les Bienfaiteurs des hommes, c’est Christophe Colomb. Fils d’un simple artisan, né dans l’indigence, élevé dans l’obscurité, il devint plus riche, plus puissant, plus illustre que tous les souverains de la terre, puis du sommet de la fortune et de la gloire où son génie l’avait élevé, il tomba au fond d’un cachot et se vit chargé de chaînes par les rois mêmes à qui il avait donné un monde !

Quelle époque dans l’histoire du genre humain ! Nous sommes en 1450, l’imprimerie est inventée ; nous sommes en 1492, et sur la terre d’Europe trois hommes sont nés qui doivent changer toutes les idées des hommes. Luther touche à peine à sa neuvième année, Copernic en a seize, Christophe Colomb en a cinquante-sept, et il vient de franchir l’abîme derrière lequel s’élève un nouveau continent.

Les événements qui s’accomplissent dans ces contrées inconnues ; la merveille de leur découverte, la merveille de leur conquête ; les noms illustres qui surgissent de toutes parts, Christophe Colomb, Americ Vespuce, Vasco de Gama, Cortez, Pizarre, Albuquerque, ces aventuriers devenus de grands hommes ; la chute du Mexique, la chute des Incas ; l’or que produit cette terre arrosée de tant de sang ; les bienfaits de la nature qui nous donne un monde et la fureur de l’homme qui en fait un champ de massacres ; toutes ces choses forment un drame immense, pathétique, tel qu’il ne s’en était pas encore vu sur la terre, point de départ sublime d’une nouvelle période dans l’histoire de l’humanité !

Nous avons recueilli toutes les pièces orignales, tous les récits primitifs de ces époques de poésie et de prodiges. Dans de si merveilleuses circonstances, ce sont les témoins qu’il faut entendre ! Que les navigateurs nous racontent leurs découvertes, que les guerriers nous racontent leur gloire ; que le siècle tout entier nous apparaisse avec sa soif des richesses, son besoin d’aventures, et cette ardeur de superstition et d’ambition qui attise sa férocité et le précipite dans le crime, plus les récits de ces choses seront empreints des couleurs du temps, plus nous pencherons vers l’indulgence qui est la vérité. Car si ce n’est pas le siècle qui fait nos actions, c’est lui qui les inspire et les dirige. Dans tous les actes, bons ou mauvais, de la vie d’un homme et d’un peuple, il y a toujours une portion qui ne lui appartient pas, et dont il ne faut lui faire ni une gloire ni un crime. Les temps, la famille, la patrie, l’éducation, nous tordent et nous façonnent à leur guise : qui leur obéit peut être un grand homme, mais il faut savoir leur échapper pour être un sage !

Les monuments primitifs de l’histoire du Nouveau-Monde forment deux grandes divisions.

La première comprend les relations de Christophe Colomb, Americ Vespuce, Diego Porras, Diego Mendez, Pierre Martyr, Las-Casas, Fernand Cortez, etc., enfin tous les mémoires originaux de cette grande époque.

La seconde division se compose de plusieurs corps d’histoires, dont les matériaux ont été recueillis sur les lieux par des missionnaires ou des voyageurs, peu de temps après la découverte de Christophe Colomb, et lorsque le nouveau monde retentissait encore des cris de triomphe de ses vainqueurs. Telles sont les relations de Garcilasso de la Véga, d’Augustin de Zarate, d’Herrera, d’Antonio de Solis et de Barro-Couto. Telles sont encore, à une époque plus rapprochée, les admirables histoires de Charlevoix, Dutertre, Duhalde, Labat, Lafiteau, Osarius et Lopez de Castagne ; relations pleines de charmes où l’histoire de la nature se trouve divinement mêlée à l’histoire des hommes ; tableaux sublimes des forêts vierges de l’Amérique, des steppes, des savanes, des llanos, des pampas, ces vastes déserts de sable, d’eau et de verdure qui apparaissent comme sortant de la main de Dieu, et qui attendent la main de l’homme pour recevoir leur seconde création !

Le caractère saillant de toutes ces histoires, c’est la foi et l’amour qui se résument dans la charité, sœur nouvelle des muses antiques. Plus vous les lisez, plus vous êtes touché de l’humilité de l’historien et de la grandeur de son œuvre. Le livre qu’il écrit n’est que l’accident d’une mission plus haute qu’il s’impose. La charité le fait voyageur, législateur, historien, naturaliste, astronome, géographe. Il court d’un monde à l’autre pour instruire et pour bénir, et c’est en accomplissant l’Évangile qu’il recueille sur sa route les mœurs, les usages, les histoires et surtout les superstitions et les théologies barbares, c’est-à-dire toutes les formes diverses par lesquelles l’âme humaine s’est fait jour jusques à Dieu !

Telles sont les relations admirables qui ont mérité les éloges de l’Europe : c’est par elles que se termine notre catalogue, c’est avec elles que se termine notre tâche ; elles sont, dans l’ordre bibliographique, le couronnement des œuvres du génie ! et quel plus beau couronnement que la pensée évangélique. Nous voici donc arrivé au terme de notre travail : la justice du temps a consacré le choix que nous offrons au public ; notre collection renferme tout ce que l’esprit humain a produit de beau, d’utile, d’ingénieux, en évitant les redites, en repoussant le médiocre, ces deux mortels ennemis du bon goût et des bonnes doctrines ; c’est le grand inventaire des propriétés du génie, depuis Homère jusqu’à Byron, depuis Hérodote jusqu’à Froissard, depuis Platon jusqu’à Kant, depuis saint Augustin jusqu’à Fénelon, jusqu’à Massillon, jusqu’à Bossuet ; en y comprenant les poésies primitives et les chroniques originales de tous les peuples ; puis la Bible et l’Évangile, ces chroniques du ciel, ces archives sublimes des relations de Dieu avec la créature ! deux livres qui sont le commencement de tout et sans lesquels l’homme ne peut ni expliquer le monde ni s’expliquer lui-même.

Respirons quelque peu, s’écrie Bacon à la fin de son ouvrage sur l’accroissement et la dignité des sciences, respirons quelque peu et jetons un dernier regard sur la route que nous venons de parcourir. Notre ouvrage ressemble aux préludes des musiciens, lorsque, avant d’exécuter quelques belles symphonies, ils essaient leurs instruments et cherchent à se mettre d’accord. Ces préludes, il est vrai, ont peu de charmes par eux-mêmes, et leurs sons monotones blessent quelquefois les oreilles délicates, mais leur effet est de préparer le concert, d’y établir l’ordre et de le rendre plus doux et plus harmonieux ! Ainsi parlait l’immortel Bacon, et ce qu’il disait de son livre, bien plus justement nous le disons du nôtre : Faible, trop faible prélude des plus harmonieux concerts, faible, trop faible esquisse du plus grand monument qui ait encore été élevé à la gloire des lettres, au génie de l’homme, à la moralité des nations.


LE PANTHÉON LITTÉRAIRE !


Les lettres seules règnent sur le monde ! c’est la vie intellectuelle des peuples. Où elles manquent, il n’y a point de gloire ; où elles manquent, les gouvernements ne vivent que de la vie matérielle et meurent tout entiers. Ainsi se sont évanouis les empires antiques de l’Asie, sans même jeter leurs noms à la postérité, ne laissant après eux que des pierres, du marbre, des pyramides et des tombeaux. Mais ce que l’ambition humaine, matérialisée dans les plus magnifiques monuments, refuse aux maîtres de la terre, la voix des Muses le leur accorde. La pensée vit plus que le marbre : son influence survit aux nations. Voyez la Grèce et l’Italie ; mortes comme puissance politique, elles règnent encore comme puissance littéraire ! Tout ce que nous avons de bien est leur œuvre. Nos poètes leur demandent des formes et des images, nos politiques des lois, nos orateurs des modèles, nos colléges des enseignements. Si huit ou dix hommes n’avaient existé, n’avaient pensé, à Athènes et à Rome, nous n’aurions ni littérature classique, ni éducation sociale ni gouvernements libres. Et c’est une chose grave et de haute conséquence qu’il ait fallu que ces huit ou dix hommes existassent pour que l’Europe fût civilisée, pour que nous fussions un grand peuple ; ce qui prouve, non-seulement la puissance de la pensée humaine, mais encore une volonté providentielle !

Le Panthéon littéraire est un temple divin ouvert aux intelligences. Tous les peuples y sont appelés, tous se pressent sur son parvis, et quoique chacun y apporte les livres sacrés de sa religion, nous n’avons point brisé la croix sainte qui rayonne à son sommet et qui doit un jour couvrir le genre humain de sa lumière !


  1. Histoire des Navigations australes.