Plik et Plok/El Gitano/02

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 19-29).
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CHAPITRE II.

La Course de Taureaux.


Madrid, quand tes taureaux bondissent
Bien des blanches mains applaudissent,
Bien des écharpes sont en jeu.
............

A. de Musset.


Espagne ! Espagne ! que ton soleil se lève pur et brillant ! Déjà Santa-Maria est baigné de flots de lumière ; les mille fenêtres de ces maisons blanches scintillent et flamboient, et les orangers parfumés de l’Alameda semblent couverts de feuilles d’or. Au loin c’est Cadix enveloppé d’une vapeur chaude et rougeâtre, et là, sur le sable éblouissant de la plage, de grandes lames bleues et transparentes viennent dérouler comme un long feston de diamans leur écume étincelante des feux du soleil ; et puis dans le port ce sont des myriades de felouques, de balancelles, dont les flammes se déploient, soulevées par une légère brise qui circule en sifflant dans les cordages. C’est la fraîche senteur des algues marines, le chant des matelots qui déploient les larges voiles grises, encore humides de la rosée de la nuit, le tintement des cloches de l’église, le hennissement des chevaux qui bondissent en s’élançant dans les prairies verdoyantes qui s’étendent derrière la ville… Tout enfin est bruit, parfum et lumière.

Et l’empressement causé par l’annonce d’une course de taureaux qui devait avoir lieu le jour même à Santa-Maria, augmentait encore ce tumulte. Presque toute la population des villes et des villages environnans encombre les chemins. Là des calèches rouges, couvertes de riches dorures, volent entraînées par un cheval rapide dont la tête est chargée de plumes bigarrées et de clochettes qui résonnent au loin ; ici le pavé tremble et gémit sous les pas de huit mulets dont les harnais resplendissent de chiffres et d’armoiries d’argent, et qui conduisent à grand’peine un coche lourd et massif entouré par la magnifique livrée d’un grand d’Espagne, et précédé par des coureurs couverts de moire et de tresses éclatantes.

Plus loin c’est l’allure preste et fringante du paysan andalou. De par tous les saints d’Aragon, qu’il est bien, avec son amoureuse en croupe et son beau costume brun tout brodé de soie noire et doublé d’incarnat ! Et ces milliers de petits boutons d’or taillés à jour qui serpentent le long de la cuisse et viennent s’arrêter au-dessus de ses guêtres de chamois ! Comme son pied s’appuie ferme dans son large étrier mauresque ! Mais on ne peut voir sa figure, car elle est presque voilée par la mantille de son Andalouse.

Par saint Jacques, le joli couple ! comme elle l’étreint de ses deux bras, et que les manches vertes de son monillo se dessinent avec grâce sur la couleur sombre de la veste de son amant ! Quel feu dans ces prunelles qui scintillent sous ces épais sourcils noirs ! Vrai Dieu ! quels regards ! quelle taille souple ! et que la Vierge bénisse cette complaisante basquine aux longues franges de satin, qui laisse voir une jambe fine et ronde et un pied d’enfant !… Trois fois bénie soit-elle, car on a vu un moment la jarretière bleue qui attache, et son bas de soie, et le petit poignard de Toscane qu’une véritable Andalouse ne quitte jamais !

En avant ! leur bon cheval bai s’est élancé, sa crinière noire tressée de rubans incarnats flotte sur son cou nerveux, et l’écume blanchit déjà son mors et ses brillantes bossettes. En avant, jeune garçon ! que ton éperon presse le flanc de ta monture, car ta brune aux longs sourcils, toute tremblante de ces bonds précipités, te serrera violemment contre son cœur, et tu en sentiras les battemens ; et ses cheveux caresseront ton front, et son souffle brûlera ta joue !

Par saint Jacques, en avant, jeune couple et disparaissez aux yeux jaloux dans ce nuage de poussière dorée !…

Mais voilà la porte de Santa-Maria. Tout se presse et se heurte : ce sont des cris confus de douleur et de joie ; hommes, femmes, vieillards, enfans, sont là immobiles, attendant avec angoisse le moment de la course. Enfin les barrières s’ouvrent, le peuple se précipite, et en un instant les immenses galeries qui entourent l’arène sont remplies de spectateurs haletans de désir et d’impatience.

— Place ! place à l’Alcade, à la Junte et à Monseigneur le Gouverneur ! Devant eux marchent les miliciens de la ville avec leurs longues carabines ; puis les sergens, qui sonnent de leurs clairons, et portent des bannières jaunes et rouges où sont brodés les lions des Castilles et la Couronne royale.

— Place, place à la Monja ! car ceci est la première et la dernière fête à laquelle la pauvre jeune fille assistera. Aujourd’hui elle appartient au monde, demain elle appartiendra à Dieu : aussi, aujourd’hui, elle est éblouissante de pierreries, sa robe est toute luisante de paillettes d’argent, et cinq rangs de perles entourent son cou d’albâtre ; encore des perles et des diamans sur ses bras blancs et potelés, encore des perles et des fleurs dans ses beaux cheveux noirs qui ombragent son front pâle. — Voyez, qu’elle est touchante ! comme elle regarde la supérieure du couvent de Santa-Magdalena avec amour et respect ! Il n’y a pas un coup d’œil pour ce spectacle bruyant et animé ; pas un sourire pour ce murmure d’admiration qui la suit ; pour les hommages empressés de la plus haute noblesse de Séville et de Cordoue. Rien ne la peut distraire de ses saintes pensées. Orpheline, riche, on la donne à Dieu et puis à la supérieure de Santa-Magdalena. Ce cœur pur et naïf craint le monde sans le connaître, car on a voulu lui faire gagner le ciel sans combattre. Demain, suivant l’usage, cette épaisse chevelure tombera sous le ciseau ; demain la toile et la bure remplaceront ces éclatans tissus ; demain elle sera liée à jamais par un serment redoutable ; mais aujourd’hui l’usage veut qu’elle assiste aux vanités et aux joies trompeuses de ce monde qu’elle ignore, comme pour lui faire un éternel et dernier adieu.

— Place donc ! place à la Monja, qui entre dans sa loge toute pavoisée et toute tendue d’étoile blanche semée de fleurs.

— Bravo ! les clairons sonnent, le signal est donné, les barrières s’ouvrent : un taureau s’élance et bondit dans l’arène ! C’est un brave taureau sauvage, né dans les forêts de San-Lucar ; il est fauve : seulement une étroite ligne blanche serpente sur son dos. Ses cornes sont courtes, mais fortes et acérées, et il n’y a pas d’acier plus luisant et plus poli. Son cou musculeux supporte sans peine une tête énorme, et ses jambes sèches et nerveuses ne faiblissent pas sous le poids de son poitrail et de sa croupe, qui sont d’une largeur extraordinaire. Quant à ses flancs, ils sont osseux, arrondis, et retentissent sous les coups réitérés de sa longue queue, qui, en les battant, bruit comme un fouet.

Quand il entra, ce fut une explosion d’admiration à ébranler les montagnes de la Sierra, et les cris de bravo, toro ! retentirent de toutes parts. — Lui, s’arrêta court, suspendit un moment les battemens de sa queue, et regarda avec étonnement autour de lui… Puis il fit à pas lents le tour de l’enceinte qui séparait l’arène des spectateurs, y chercha une issue, et, n’en trouvant pas, revint au milieu du cirque, et là commença d’aiguiser ses cornes, et fit tourbillonner le sable au-dessus de sa tête.

À ce moment un Chulillo se présenta.

— Que la Vierge te protège, mon fils ! et fasse le ciel que ton bel habit de satin bleu brodé d’argent n’ait pas tout à l’heure une doublure rouge comme la banderolle que tu fais voltiger devant les yeux de ce compère qui mugit et s’irrite !

— Bravo, Chulillo, ta patronne veille sur toi ! car c’est à peine si tu as eu le temps de te jeter derrière l’enceinte pour échapper au taureau, dont les yeux commencent à briller comme des charbons ardens.

— Mais patience, voici venir le Picador avec sa longue lance, et monté sur un vaillant cheval pie ; son large chapeau gris est tout chargé de rubans, et il porte des espèces de bottes et de cuissards rembourrés, pour se préserver des premières atteintes.

— Bravo, taureau ! tu prends ton élan la tête baissée, tu te précipites sur le Picador… Mais il t’arrête court en t’enfonçant sa bonne lance au-dessus de l’épaule gauche. Ton sang ruisselle, tu mugis, et ta fureur redouble. Vrai Dieu ! la course sera belle !

— Par saint Jacques ! quel bond ! quel mugissement ! bravo, taureau ! le Picador roule renversé ; son vaillant cheval pie a le flanc entr’ouvert ; ses entrailles sortent au milieu des flots de sang. Il fait quelques pas… tombe… et meurt… Bien, mon compère aux cornes aiguës, bien ! aussi tu entends résonner les trépignemens et les cris d’une joie frénétique. Je le dis encore : vrai Dieu !… la course sera belle !

— Mais silence ! voici les Benderillas de Fuego. Oh !… oh !… tu t’accules le long de l’enceinte en foulant la terre et en poussant des hurlemens horribles. Que sera-ce donc, mon fils, quand ce brave Chulillo, que Notre-Dame protège ! t’enfoncera dans le poitrail ces longues flèches garnies de fleurs et entourées de fusées et de pétards qui s’allument comme par enchantement ? — Tiens, ne disais-je pas vrai ?… Par l’âme de mon père, le Chulillo est éventré ! — Jésus ! le beau coup de corne ! — C’est sa faute, il ne s’est pas jeté de côté assez à temps. Bravo, taureau ! Que tu es noble et fier, bondissant au milieu de ces flammes qui éclatent et se croisent ! Ton sang se mêle au feu ; ta peau frémit et craque sous les fusées qui serpentent, s’arrondissent en gerbes, et retombent en pluie d’or ; ta rage est à son comble, et les spectateurs ont fui de la première enceinte, craignant que tu ne la franchisses, et pourtant elle a six barres de haut !

— Enfer ! le Matador n’arrive pas ! voici pourtant le moment. En trouvera-t-il un plus désirable ? Jamais ; car jamais la furie de ce compère n’atteindra un plus haut degré, et je parierais ma bonne escopette contre un fusil anglais que le Matador y périra. — Sainte Vierge ! comme il tarde ! fais donc qu’il arrive bientôt.

— Mais c’est lui le voici… : c’est Pepé Ortis.

— Viva Pepé ! viva Pepé Ortis !

— Ah !… il salue Monseigneur le Gouverneur et la Junte, et puis la Monja… Il a ôté son chapeau, et l’on voit pendre sa résille rouge. Bon ! il fait ployer sa large épée à deux tranchans… Jésus ! que d’or sur sa veste orange ! j’en suis ébloui ! De l’or partout !… de l’or jusque sur les coins de ses bas et sur les bouffettes de ses souliers de daim gris !

Enfin le voilà dans l’arène !…

— Tue le taureau pour moi, mon amour, lui crie une Andalouse au teint bruni et aux dents d’émail. — Par le Christ, ne souris donc pas ainsi à ta maîtresse !… Fuis, José, fuis ! le taureau fond sur toi. — Mais non, José l’attend de pied ferme, son épée entre les dents, saisit une de ses cornes, et saute légèrement par-dessus lui. — Bravo, mon digne Matador, bravo ! aussi ramasse la fleur d’amandier que ton amoureuse t’a jetée en battant des mains.

Mais voici que le taureau se retourne ! Santa Carmen ! mauvais signe ! Il s’arrête, ne mugit plus ; ses jambes sont tendues, ses yeux en feu, et sa queue roulée en anneaux. Recommande ton âme à Dieu, José, car la barrière est loin et le taureau est proche. En avant ! Demonio !… en avant ta bonne lame ! — Jésus ! il est trop tard ! l’épée se brise en éclats, et José, traversé par une corne du taureau, est cloué sur la balustrade ! Je le disais bien, vrai Dieu ! que la course serait belle !

Ce furent alors des hurlemens de joie, et des cris d’une admiration convulsive, des cris à éveiller les morts.

— Bravo, taureau ! bravo !… s’écrièrent toutes les voix de la foule. Toutes ?… non, une seule manqua, ce fut celle de la jeune fille à la fleur d’amandier.

Depuis long-temps pareille fête ne s’était vue : le taureau, encore excité par sa victoire, parcourait le cirque en faisant des bonds effroyables, se ruait sur les restes sanglants du Matador et du Chulillo, et des lambeaux de ces deux maladroits pleuvaient sur les spectateurs ! On était donc dans une cruelle incertitude sur l’issue de la course, car la fin de Pepé Ortis avait singulièrement refroidi le zèle de ses confrères, lorsqu’un incident bizarre, inouï, rendit la foule silencieuse et stupéfaite d’étonnement.