Plik et Plok/El Gitano/03

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 31-42).


CHAPITRE III.

Le Gitano.


Que ses regards brûlans font frémir !… qu’il est beau !
Delphine Gay, Madelène, ch. v.


Vous savez que le cirque de Santa-Maria est bâti sur le bord de la mer, et que deux portes seulement y donnent accès. Eh bien, tout à coup la barrière qui faisait face à la loge du gouverneur s’ouvrit avec force, et un cavalier se présenta.

Ce n’était point un Chulillo, car il n’agitait pas en l’air un léger voile de soie rouge, et sa main ne brandissait ni la longue lance du Picador, ni l’épée à deux tranchans du Matador ; il n’avait non plus de chapeau chamarré de rubans, de résille, ni de veste brodée d’argent. Vêtu tout de noir, à la mode des Croates, il portait des bottines de daim qui retombaient en plis nombreux sur sa jambe, et une toque de matelot où flottait une plume blanche ; puis il montait, avec une adresse et une élégance peu communes, un petit cheval noir harnaché à la mauresque, plein de vigueur et de feu ; enfin de longs pistolets richement damasquinés pendaient aux arçons de sa selle, et lui ne portait qu’un de ces sabres courts et étroits qui sont d’usage dans la marine militaire.

À peine avait-il paru, que le taureau s’était retiré à l’autre extrémité de l’arène pour se préparer à combattre ce nouvel adversaire. Aussi l’homme noir eut-il le temps de faire exécuter à sa monture quelques passes brillantes, et de venir se poster au pied de la loge de la Monja. Là il se mit à regarder fixement cette fiancée du Seigneur !!!

La figure de la pauvre fille devint pourpre comme la fleur du grenadier, et elle cacha sa tête dans le sein de la supérieure, indignée de la témérité de cet inconnu.

Ave, Maria… Quelle hardiesse ! dirent les femmes.

— Par la Vierge ! d’où sort ce démon ? se demandaient les hommes, stupéfaits d’une pareille audace.

Tout à coup un cri général retentit : car le taureau prenait son élan pour fondre sur le cavalier à la plume blanche, qui se retourna, salua la Monja, et lui dit en souriant : — Pour vous, señora, et en l’honneur de vos beaux yeux bleus comme l’azur du ciel.

À peine achevait-il ces mots, que le taureau s’élança… Lui, avec une promptitude merveilleusement servie par la souplesse de son cheval, fit une volte et une pointe, et se trouva à dix pas de son ennemi, qui le poursuivit avec acharnement. Mais, grâce à sa vitesse, le petit cheval le dépassait presqu’en se jouant, et il prit sur lui assez d’avance pour que son maître pût s’arrêter un moment devant la loge de la Monja, en lui disant : — Encore pour vous, señora ; mais cette fois en l’honneur de cette bouche vermeille, purpurine comme le corail de Pervan.

Le taureau arrivait avec furie : l’homme à la plume blanche l’attendit froidement, tira un pistolet de ses arçons, l’ajusta, et l’abattit avec tant d’adresse, qu’il vint tomber en mugissant aux pieds de son cheval. En voyant le danger imminent que courait cet homme singulier, la Monja avait jeté un cri perçant, et s’était précipitée sur la balustrade de sa loge, les deux mains en avant : il en saisit une, y imprima un brûlant baiser, et continua de jeter sur elle un regard fixe et arrêté.

Il y avait dans cette scène étrange tant de sujets d’étonnement pour les Espagnols, qu’ils restaient comme pétrifiés. Ce costume bizarre, ce taureau tué, contre tous les usages, d’un coup de pistolet ; cet homme qui baisait la main d’une demi-sainte, d’une fiancée du Christ, tout cela contrastait tellement avec les habitudes reçues, que la Junte, l’Alcade et Monseigneur le Gouverneur restaient béans, tandis que celui qui excitait si vivement la curiosité attachait des yeux enflammés sur la Monja, tremblante et confuse, qui n’avait pas la force de sortir de sa loge. En vain la supérieure accablait l’homme noir des épithètes les plus accablantes, telles que : impie, damné, misérable renégat ! en vain elle lui criait, avec l’accent de la plus sainte indignation : — Redoutez la colère du ciel et des hommes, vous qui avez osé faire entendre des paroles mondaines à ces oreilles chastes ; vous qui n’avez pas tremblé en touchant la main d’une épouse de Dieu !

Le misérable regardait toujours la Monja en répétant avec admiration : — Qu’elle est belle ! qu’elle est belle !

Enfin la voix glapissante de l’Alcade le tira de son extase, d’autant plus facilement, que la Monja avait quitté sa loge, appuyée sur le bras de la supérieure, et que deux sergens vinrent saisir la bride de son cheval : il s’y prêta de bonne grâce.

— Pour la cinquième fois, qui que vous soyez, répondez, disait l’Alcade. De quel droit avez-vous tué d’un coup de pistolet un taureau destiné aux plaisirs du public ? De quel droit avez-vous adressé la parole à une jeune fille qui doit demain prononcer des vœux saints et éternels ? En un mot, qui êtes-vous ?

Et le municipal reprit sa place en s’essuyant le front, regarda le gouverneur d’un air satisfait, et dit aux deux sergens : — Tenez bien son cheval, messieurs.

— Qui je suis ? dit l’étrange cavalier, en redressant fièrement sa tête, que jusque-là on n’avait pu bien distinguer.

Et l’on vit des traits d’une régularité parfaite ; ses yeux étaient hardis et perçans, une moustache noire et luisante ombrageait ses lèvres vermeilles, et sa barbe touffue, qui se dessinait en deux arcs le long de ses joues, venait s’arrêter sur un menton à fossette ; seulement son teint était pâle et mat.

— Qui je suis ? répéta-t-il d’une voix pleine et sonore, vous allez le savoir, digne Alcade.

Et il appuya vigoureusement ses éperons dans les flancs de son cheval, en lui donnant une violente saccade. Alors l’animal se dressa si brusquement, et fit un bond si prodigieux, que les deux sergens roulèrent dans le cirque, renversés d’un coup de poitrail.

— Qui je suis ?… Je suis le Gitano, le Bohémien, le maudit, le damné, si vous aimez mieux, digne Alcade !

Et en deux sauts il franchit l’enceinte et la barrière, gagna la grève qui était proche, et on put le voir se jeter à la nage avec son cheval…

Alors il se passa un évènement assez bizarre. Le nom du Bohémien fit un effet tel, que toute la population voulut sortir à la fois, et se précipita vers les issues trop étroites pour donner passage à cette masse d’hommes qui se ruaient du même côté. Aussi les poutres des galeries du cirque se fendirent et craquèrent, ne pouvant supporter une secousse aussi violente, et toute une partie de l’amphithéâtre s’abîma sous les pieds des spectateurs ! Le tumulte et l’effroi furent bientôt à leur comble : une foule de personnes étaient entassées les unes sur les autres, et celles surtout qui supportaient ce poids énorme, poussaient des cris lamentables, en se recommandant à leurs patrons.

— C’est ce maudit, ce damné, disait-on, qui a attiré la colère du ciel, en osant profaner la fiancée du Christ ! Sa présence est un fléau…. Anathème, anathème sur lui ! Et c’étaient des malédictions à faire frémir notre Saint-Père !

En vain l’Alcade et le Gouverneur, qui avaient échappé à ce désastre, faisaient leur possible pour rétablir l’ordre : ils ne pouvaient parvenir à faire entendre la voix de la raison à quelques milliers d’Espagnols froissés et écrasés qui hurlaient à la fois. Aussi les autorités en étaient à invoquer les derniers saints du calendrier, lorsque cet immense amas d’hommes se dissipa comme par enchantement. Chacun se trouva tout à coup sur pied, mais chez plusieurs les accens d’une véritable douleur avaient remplacé les cris de la crainte et du saisissement.

Voici :

Le malheureux barbier Florès, placé au plus bas étage du cirque, se trouva au nombre de ceux qui supportaient tout le poids de la foule. Or, après avoir fait avec ses compagnons d’infortune d’incroyables efforts pour échapper à la pression, et voyant que de saines et bonnes raisons ne pouvaient rien sur l’indolence des compères des couches supérieures, qui en prenaient à leur aise pour se débarrasser, sans penser qu’ils pesaient indirectement de toute leur lourdeur sur les couches inférieures, le barbier Florès donc, harassé, écrasé, articula avec peine à quelques malheureux qui gémissaient comme lui :

— Mes compères, m’est avis qu’en jouant du couteau au-dessus de nous, à tort et à travers, nous éveillerons la sensibilité et la pitié de nos oppresseurs, grâce à quelques boutonnières que je me chargerai de fermer soit avec le diachylum, l’onguent de la mère, ou la…

Et il s’arrêta pour reprendre haleine, car son malheureux destin l’avait fait tomber immédiatement sous les corps de deux moines et d’un boucher.

— Ou la falsarina, reprit-il en respirant à peine. Ainsi donc, mes pères, absolvez-moi d’avance, car c’est pour le salut de tous, surtout de ceux qui sont en dessous ; et vous allez voir, mes révérends, que la pointe d’un couteau persuade mieux que les plus belles paroles.

Ave, Maria, que Dieu nous garde, répondirent les deux moines qui pressaient le barbier de toute leur rotondité monacale, et qui sentirent à ses mouvemens saccadés et empêchés qu’il cherchait son couteau. Au nom du ciel ! ne faites pas une telle chose, mon fils : homicide point ne seras.

— Mais, mes pères, c’est vous qui êtes homicides, car vous m’ét… vous m’étouffez.

— Par le Christ ! on nous étouffe nous-mêmes.

— C’est donc pour vous que je vais travailler. Tournez-vous de côté, mes pères, les blessures sont ainsi moins dangereuses, car on ne rencontre que les fausses côtes. Enfin, je le tiens, dit-il en ouvrant difficilement son couteau.

— Y sommes-nous, mes compères ?

— Mais du tout, Jésus ! nous n’y sommes pas.

— C’est égal, que Dieu nous aide !

Et il se mit à frapper à coups redoublés et comme il put au-dessus de sa tête. Ceux qui reçurent ce charitable avertissement ne trouvèrent rien de plus efficace pour le faire cesser que de l’imiter, et ce moyen incisif, se propageant avec rapidité de bas en haut, eut bientôt le résultat le plus satisfaisant, sauf les boutonnières que Florès se chargea de cicatriser et cicatrisa probablement avec son habileté accoutumée.

Quand on fut remis de cette violente émotion, le premier cri fut de demander où était le maudit, et de courir au rivage. Une tartane aux voiles rouges, toute pavoisée comme en un jour de fête, se balançait au large… C’était lui, on n’en pouvait douter. — Au port, au port ! cria-t-on, et on se précipita vers l’embarcadère pour voler à sa poursuite.

Mais là, grand Dieu, quel spectacle ! Le peuple espagnol est tellement avide de courses de taureaux que pas un homme, pas une femme, pas un enfant n’étaient restés dans la ville, tous étaient au cirque, les marins mêmes avaient abandonné leurs navires, et quand ils arrivèrent à la jetée ils trouvèrent toutes les amarres coupées, et virent au loin felouques et balancelles que la mer avait emportées en se retirant.

Alors ce fut une nouvelle rumeur de malédictions sur le Bohémien, et toute la population se jeta à genoux d’un mouvement spontané pour demander à Dieu de faire abîmer la tartane, qui semblait braver cette foule éplorée en étalant ses brillans pavois de mille couleurs.

Tout à coup le ciel sembla exaucer ces vœux, certainement bien justes, car deux voiles apparurent au loin : elles serraient le vent au plus près en courant à contre-bord l’une de l’autre, de telle façon que le navire du Bohémien devait se trouver pris entre elles deux ou se jeter à la côte ; et quelle ne fut pas la joie publique quand on eut reconnu les deux lougres douaniers qui hissèrent le pavillon espagnol en l’assurant d’un coup de canon !

Alors la tartane changea rapidement ses amures, vira de bord avec une prestesse qui tenait du prodige, passa entre les deux lougres en leur lâchant sa volée, et laissa porter en plein sur la pointe de la Torre.

Quoique la manœuvre savante et prestigieuse de la tartane eût dérouté les plans de campagne et la tactique des spectateurs de Santa-Maria, ils comptaient toujours sur la vitesse et le nombre des attaquans pour voir leur ennemi pris et traîné à la remorque. Mais la tartane, ayant sur les deux lougres un avantage de marche positif, disparut bien avant eux derrière la pointe de la Torre, qui s’avançait de beaucoup dans la mer ; et ce n’est qu’après un quart d’heure de navigation que les garde-côtes qui voguaient dans les mêmes eaux, disparurent aussi aux yeux de la foule, cachés par le promontoire.

Et tout Santa-Maria frémissait d’impatience et de désir de connaître l’issue du combat qui allait se livrer derrière cette montagne.