Plik et Plok/El Gitano/05

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 55-75).


CHAPITRE V.

Le Blasphème


N’es-tu donc rien qu’un moine pleureur ?
J. Janin, Confession.


On ne pouvait descendre du sommet de la montagne de la Torre que par un étroit sentier taillé dans le roc, qui faisait une foule de détours. La pente du chemin était ainsi moins rapide, mais il fallait beaucoup de temps pour arriver jusque sur la grève.

À l’entrée de ce sentier parut un homme à cheval, que l’on distinguait difficilement à la pâle lueur du crépuscule ; il s’arrêta court, sembla conférer un moment avec ses compagnons, sans doute cachés par quelques aloës, puis jeta en l’air un cigarito allumé, qui décrivit un léger sillon de feu.

Quand le même signal fut parti de la tartane, cet homme continua sa marche, suivi d’une douzaine d’Espagnols aussi à cheval, qui s’avancèrent avec précaution au milieu des nombreuses rampes de cette route difficile. Les uns portaient un sombrero, les autres une résille ou un simple mouchoir de couleur tranchante dont les bouts flottaient sur leurs épaules ; mais tous avaient ce teint halé, ces traits durement caractérisés, enfin l’aspect peu rassurant qui distinguent les contrebandiers de terre qui exploitent le littoral de l’Andalousie. Leurs chevaux étaient chargés de deux larges coffres recouverts de toile goudronnée d’une légèreté extraordinaire, mais tellement spacieux, que le cavalier ne pouvait monter que sur la croupe, où il s’asseyait à peu près comme un timballier derrière ses timballes. En outre, des peaux de mouton entouraient les sabots de leurs montures ; de sorte qu’il était impossible de les entendre quand elles marchaient au pas.

Arrivé sur la grève, à deux portées de fusil de la tartane, le chef de cette petite troupe arrêta son cheval, et, se retournant vers ses compagnons :

— Par la châsse de mon patron ! — il ôta son chapeau — mes fils, à la clarté de la lune qui se lève, je ne vois sur le pont du navire que le maudit avec sa toque et sa plume blanche.

Une voix. — Où est donc le frère ?

Une autre. — Si le frère n’est pas présent, pas un réal de ces marchandises n’entrera dans mes coffres. Dieu me sauve ! mais le supérieur du couvent de San-Juan a bien tort d’employer un pareil mécréant pour débarquer sa contrebande ; et quoiqu’il y ait un moine pour la bénir et effacer les traces des griffes de Satan, m’est avis que tôt ou tard nous serons punis de nos trafics avec un excommunié. — Amen !

Le chef. — Et crois-tu que je ne craigne pas comme toi la colère de la sainte Vierge, en touchant des marchandises qui, par saint Jacques ! sentent plutôt le soufre que le buis béni.

Un philosophe, qui avait été cuisinier d’un cortès. — Mais songez donc, compère, songez donc que dans toutes les tiendas de la route on vous les échangera contre de bons quadruples sans flairer si elles sentent le soufre ou le béni.

Le chef. — Tais-toi, impie !

Le philosophe. — Et c’est vrai, après tout, ce ne sont pas les simagrées du révérend qui ôteront l’odeur, si odeur il y a ; qu’il me les donne endiablées, mais à meilleur marché, et moi j’en fais mon affaire ; car mon avis serait…

Ave, Maria purissima ! plaignez le blasphémateur, dirent les contrebandiers en se signant et en frémissant d’horreur. Plusieurs fervens catholiques cherchèrent même leurs couteaux.

Le Gitano, ne concevant rien à ce retard, réitéra le signal accoutumé, et l’on vit briller un nouveau sillon de feu.

— Que de temps perdu ! dit le philosophe. Et il s’avança dans l’eau jusqu’à portée de voix de la tartane : — Seigneur damné, seigneur maudit, s’écria-t-il d’un air bouffon, avez-vous donc oublié que ces saintes gens ne s’approcheront pas si le révérend, par sa présence, ne rassure les consciences timides de ces agneaux ? Et il rejoignit le gros de la troupe, qui le maudissait.

Le Gitano se frappa le front, et donna un léger coup de sifflet. — Le frère ! dit-il à un nègre qui se montra à l’entrée du panneau. Le noir disparut, et revint seul un instant après en faisant un signe de tête négatif. — Eh bien ! qu’on le hisse ! — Le nègre alors, avec une promptitude admirable, leva une antenne, y établit une poulie et une corde, descendit dans le faux-pont, et trois minutes après on vit le révérend s’élever majestueusement du milieu de l’ouverture qui conduisait à la cale, planer un instant au-dessus de la tartane, et abaissant son vol audacieux, prendre terre à côté du damné, qui le débarrassa officieusement des sangles et des cordages dont on avait entouré ce nouvel Icare.

En voyant l’ascension du moine, les contrebandiers, qui attendaient sur la grève, avaient crié gloria in excelsis, et s’étaient agenouillés, croyant que c’était un miracle ; mais le philosophe rit beaucoup de leur simplicité.

Quand le nouvel Icare fut debout, il toisa le Gitano de l’air le plus digne et le plus méprisant qui lui fût possible, à peu près comme un martyr regarde son bourreau.

Le Gitano. — Excusez-moi, mon père, si je vous ai fait aider à monter ; mais ces honnêtes contrebandiers attendent impatiemment que vous exerciez votre saint ministère.

Et il lui montra le groupe, qui observait attentivement ce qui se passait à bord.

Le moine. — De combien de charité chrétienne faut-il que je sois doué pour consentir à passer des jours entiers avec un apostat, un réprouvé de ton espèce, et tout cela pour épurer tout ce que ton hérétique et satanique contact a souillé ! afin que des chrétiens puissent se servir de ces marchandises sans redouter la colère du ciel !

Le Gitano. — Que voulez-vous, mon père ? votre supérieur me paie bien et m’emploie pour débarquer les objets de contrebande dont est gorgé son couvent ; il m’emploie, parce qu’il sait que personne mieux que moi ne connaît les détours et les passages de cette côte, et que si je suis pris il ne sera compromis en rien, vu que la sentence de mort qui pèse sur moi… Mais anathème, comme vous dites, anathème ! je suis maudit. On le sait ; — et comme même les contrebandiers espagnols sont trop religieux pour acheter quelque chose qui ait été touché par un excommunié, on vous envoie afin de bénir ces riches étoffes, ces brillans aciers, de mettre la conscience des acheteurs en repos et de trouver un débouché aux ballots de votre digne supérieur. Enfin, en diminutif, nous sommes Dieu et le diable.

Le moine. — Misérable !… renégat !… mécréant !

Le Gitano. — En outre, vous faites un honnête commerce avec ces bonnes gens, car vous leur vendez un peu bien cher vos bénédictions et vos exorcismes, qui, entre nous, ne rendent ni la soie plus serrée, ni l’acier plus flexible.

Le moine. — Fils de Satan ! infâme damné !

Le Gitano. — Mais comme votre gracieux souverain paralyse toutes les industries, et qu’il prohibe ce qu’il empêche de fabriquer, la contrebande devient indispensable ; les moines l’exploitent avec Gibraltar, et l’Espagnol paie double ce qu’il pourrait fabriquer chez lui. Je trouve cela, moi, du dernier bouffon.

Le moine. — Exécrable réprouvé ! je…

Le Gitano. — Assez, moine, ces gens t’attendent ; va faire ta besogne, car le temps se couvre et la nuit s’avance.

— Chien maudit ! ma besogne !… ma besogne !… murmurait le moine en gagnant le rivage au moyen d’un pont jeté de la tartane, et sur lequel le Gitano était aussi descendu, monté sur son petit cheval, qu’on avait hissé de la cale de la même manière que le révérend, ce dont le moine maugréa d’autant.

Pendant que le Gitano s’occupait à faire débarquer les marchandises, le révérend s’était approché des contrebandiers. — La paix soit avec vous ! mes frères, leur dit-il.

En baisant le bas de sa robe, ils répondirent :

— Amen !

Le moine. — Vous voyez, mes fils, combien votre salut m’est cher, et…

Le philosophe. — C’est-à-dire : nous est cher… à nous. Mais fasse Dieu que ce capital, placé ici-bas en oremus, nous rapporte là-haut la vie éternelle !

— Silence ! l’hérétique ! crièrent-ils. Le moine fit un geste de mépris, et continua : — Combien votre salut m’est cher !… car je m’expose à passer des jours entiers avec ce fils de Satan pour que Dieu ne s’irrite pas de vos relations avec lui.

— Et pour débiter votre pacotille, repartit l’incorrigible philosophe.

— Aussi nous vous bénissons, mon père, crièrent les autres contrebandiers à haute voix, afin d’étouffer cette impertinente interruption.

Le moine. — Jésus ! mes fils, je gémis comme vous que cette tartane soit commandée par un renégat ; mais ce renégat est le seul homme, c’est-à-dire le seul mécréant qui connaisse bien cette côte. Hélas ! hélas ! que ne se présente-t-il un chrétien ?

— Écoutez, mon père, dit le marin qui avait souffert de la distraction de Florès, l’homme à l’évacuation sanguine enfin ; écoutez, mon père, est-ce une bonne action que de délivrer la terre d’un païen ?

— On obtient le ciel, mon fils !

— Merci, mon père. Et il s’éloigna.

En ce moment, le Bohémien était descendu de son cheval, et restait absorbé dans ses réflexions, tandis que ses noirs finissaient le débarquement. Son fidèle Iskar se jouait sur la grève et baignait sa longue crinière, lorsque tout à coup il bondit et poussa un hennissement qui fit brusquement retourner son maître et le tira de sa rêverie.

À ce moment, le couteau du marin était levé sur la poitrine du Gitano : ce dernier saisit l’assassin à la gorge avec tant de promptitude et de force, qu’il ne put jeter un cri. Le couteau lui tomba des mains ; ses yeux roulèrent dans leur orbite et ses doigts se raidirent ; puis, peu à peu, ils s’assouplirent ; ses bras s’allongèrent le long de son corps, ses jambes s’affaiblirent, et il tomba étranglé. Ses compagnons crurent qu’on retournait un ballot.

— À genoux ! mes fils, dit le moine aux contrebandiers. Ils s’agenouillèrent, moins le philosophe, qui regardait la lune en sifflant l’air de la Tragala.

Alors le moine, armé d’un goupillon, s’approcha des ballots et en fit le tour, en disant : — Arrière, Satan, arrière ! et que ce signe de rédemption purge ces marchandises de la souillure que l’hérésie y a imprimée. Arrière, Satan, arrière !

Et il répandit des flots d’eau bénite sur les caisses.

— Il les mouille trop ; il va les avarier, dit le philosophe.

— Silence ! cria-t-on tout d’une voix.

— Arrière, Satan, dit encore le moine. Maintenant, mes frères, vous pouvez toucher à ces objets.

Les contrebandiers l’entourèrent avec empressement, et il tira un long papier de sa ceinture.

— Ces six ballots, mes fils, sont des soieries vénitiennes dont vous pouvez voir les échantillons à la lueur de ce fallot. Voyez quelles riches couleurs ! comme ce tissu est serré et moelleux ! Nous les mettrons à deux quadruples la barre, mes fils.

— Oh ! mon père !

— Mais elle est sainte et bénie, mes fils !

— Par les cornes de Satan ! l’estampille de la douane du ciel nous coûte plus cher que celle de Cadix, s’écria le maudit philosophe.

— Tais-toi, misérable ! dit le moine.

— Mais, révérend, deux quadruples !…

— C’est donné, mon cher fils. Elle les coûte au supérieur.

Et la discussion allait s’entamer, si, du haut du sentier, un homme ne fût accouru dans la plus grande agitation : c’était le pêcheur Pablo.

— Par la Vierge, fuyez ! s’écria-t-il ; fuyez ! les habits de cuir sont sur mes pas ; nous sommes trahis par le marin Punto. Il a indiqué le lieu du débarquement à l’Alcade Vejer ; il a promis de tuer le Gitano ; il a promis d’augmenter encore le désordre où vous jetterait sa mort, en larguant les amarres de la tartane pour donner le temps aux douaniers d’armer et de vous couper toute retraite.

— Mort ! mort à Punto ! Et les couteaux luisaient.

— Ce n’est pas tout, ajouta-t-il ; les crimes et les profanations du maudit retomberont sur vous, et monseigneur l’évêque a ordonné de vous traquer et de vous tuer comme des loups de la Sierra, pour vous être joints à un excommunié.

— Le saint pasteur change ses brebis en loups ? Quel miracle ! ajouta le philosophe.

— Ainsi, fuyez !… fuyez !… point de quartier pour vous.

— Mort à Punto le traître ! mort ! Et tous les couteaux le cherchaient.

— C’est fait, dit le Gitano en poussant du pied le cadavre. Ainsi, chargez vos marchandises en toute hâte, car la mer monte, le ciel se couvre de nuages ; et si une fois vous avez vu briller là-haut les carabines des habits de cuir, ce sera à choisir entre le feu et l’eau, mes fils.

Puis il donna un coup de sifflet prolongé, et tous les noirs, ayant regagné la tartane, retirèrent le pont et se hâlèrent au long des rochers qui formaient le bord opposé du chenal. Le damné resta sur la grève, monté sur son fidèle Iskar.

— Je le disais toujours au supérieur, criait le moine, prévenez monseigneur l’évêque que le damné est à votre solde, et les poursuites seront dirigées en conséquence. Point… Il a voulu le lui cacher, et voici ce qui arrive.

Et s’adressant au Gitano avec inquiétude : — Mais pourquoi fais-tu éloigner ton navire, le regagnerons-nous donc à la nage ?

— À quoi bon ce navire, maintenant, mon père ? Je ne puis sortir avec le flot au milieu de ces brisans.

— Mais au moins, nous y serions en sûreté, dans le cas où les douaniers descendraient ce chemin pour nous surprendre ; et, par le Christ ! ils ne pourraient approcher de la tartane à travers ces vagues et ces roches. Fais donc mettre le pont à terre.

Le Gitano fit en souriant un geste négatif qui terrifia le moine.

Les contrebandiers n’avaient pas pris part à cette discussion, tant ils étaient empressés d’emballer en toute hâte les marchandises qu’ils comptaient avoir à bien meilleur marché, grâce à cet évènement. Le philosophe surtout chargeait, chargeait son cheval de telle sorte, que le malheureux animal ployait déjà sous le faix ; et pourtant le philosophe entassait toujours ballot sur ballot, disant tout bas : — Une fois sur la route de Vejer, il faudra que Dieu te prête les ailes d’un séraphin pour me rejoindre, moine. Et son cheval portait au moins un tiers de la cargaison de la tartane.

— Ah ! j’y suis, dit le moine, que le signe de tête du Gitano avait beaucoup effrayé, j’y suis ; le seigneur capitaine reste avec nous, parce qu’il connaît une secrète issue qui peut nous aider à sortir de cette anse sans remonter ce sentier, aussi haut que l’échelle de Jacob. Le seigneur capitaine me l’a dit cent fois, je me le rappelle maintenant.

En achevant ces mots, ses dents s’entrechoquaient ; il était aussi pâle qu’un cadavre, et pourtant il tâcha de grimacer un sourire en regardant l’excommunié de l’air le plus humble et le plus affable.

La figure du Gitano prenait une expression fort équivoque, lorsqu’à la lueur d’une fusillade qui partit du haut de la montagne on aperçut les garde-côtes qui se développaient et prenaient position. Tout espoir de retraite était perdu de ce côté.

— Sainte Vierge ! sauvez-nous, monsieur le capitaine, dit le moine ; le passage ! Seigneur Dieu ! indiquez-nous le passage !

— Le passage ! répétèrent les contrebandiers avec effroi, sans savoir ce dont il s’agissait.

— Quel passage ? demanda le Gitano ; mais vous rêvez, mon père, et je crains que vous ne fassiez un mauvais songe ; car les habits de cuir commencent à descendre, et les balles sifflent. Tenez !…

— Mais, mon Dieu ! vous m’avez dit qu’il y avait au milieu de ces rocs une issue cachée qui rejoignait la côte ; une issue qui pouvait nous donner le moyen de sortir de cette anse fermée que la mer gagne déjà, et des rochers partout !… Sainte Vierge ! partout des rochers à pic ! s’écria le moine désespéré, en regardant au-dessus de sa tête.

— Partout des rochers à pic ! répéta le Gitano.

— Allons, révérend, un miracle, c’est le moment, dit le philosophe, qui regardait d’un œil de douleur son cheval, si richement chargé.

Plusieurs coups de feu partirent de nouveau du sommet de la montagne, mais les balles tombèrent mortes ; car les douaniers n’approchaient que lentement et étaient encore fort éloignés, à cause des nombreux détours que faisait le sentier. La lune brillait au milieu d’un beau ciel, et sa douce clarté éclairait ce curieux tableau dans tous ses détails.

Que j’aime une belle nuit d’été ! dit le Gitano ; les fleurs s’épanouissent pour aspirer la fraîcheur de l’air, et leur parfum vous arrive plus suave. Tenez ! mes frères, sentez-vous la bonne odeur des aloës et des caïtiers ?

Une nouvelle fusillade interrompit cet inconvenant monologue ; mais, cette fois, un contrebandier tomba.

— Au nom du Christ ! tu dois nous sauver. Au nom de Dieu, je te l’ordonne ! cria le moine au Gitano, en lui montrant le ciel.

Ce mouvement fut beau, mais il ne produisit aucun effet, car le Gitano répondit en riant : — Au nom de Dieu, de Dieu !… y pensez-vous, mon père ? Ne plaisantez donc pas. Le moment est grave ! grave !… voyez plutôt ce chrétien qui se tord et perd son sang.

Au rire effrayant du damné se joignit le bruit de la mer, qui montait, montait, et venait à chaque instant battre et rétrécir l’étroit espace où se pressaient ce petit nombre d’hommes.

Les Espagnols se signèrent en frémissant. Un d’eux arma son escopette, et la dirigea sur le Gitano. Le moine se précipita à temps. — Malheureux ! lui seul peut nous sauver ; lui seul connaît ce passage !

Voyant cette démarche hostile, le Gitano était entré dans la mer, qui s’élevait jusqu’au poitrail de son cheval. — Voici les douaniers qui descendent les dernières rampes, mes fils, et vous savez que maintenant les balles comptent, cria le maudit, en montrant le contrebandier blessé à mort.

Les Espagnols se jetèrent alors aux pieds du moine : — Mon père, priez pour nous !

Et le moine et eux se prosternèrent en criant : — San Juan, san Juan ! priez Dieu pour nous !

Et ils se frappaient la poitrine, tandis qu’à la lueur de la fusillade on voyait le Gitano à cheval les dominer de toute sa hauteur, et cette figure étrange, dont la nuit semblait doubler les proportions, se dessinait en noir avec de vifs reflets couleur de feu, sur une pluie d’écume éblouissante de blancheur.

Plusieurs coups de feu retentirent encore ; un second contrebandier tomba, et l’on entendit les commandemens des officiers garde-côtes.

La frayeur du moine était à son comble ; il se traîna jusqu’au bord de la mer, et là, les genoux dans l’eau, il cria au Gitano avec l’accent de la plus profonde terreur : — Sauve-moi ! Sauve-moi !!!

Et il pleurait, le moine !

— Par l’âme de ton père, sauve-nous ! nous te donnerons de l’or, de l’or à remplir ta tartane ! hurlèrent les contrebandiers.

Et ils l’imploraient à mains jointes, tandis que trois d’entre eux se raidissaient dans les dernières convulsions de l’agonie.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya le moine. Et il se tordait les bras, et il se roulait sur la roche ensanglantée.

— Dieu est sourd ! dit le Gitano ; invoque Satan. Et il rit !

— Arrière, arrière, blasphémateur ! répondit le frère en se relevant avec effroi.

Mais la mer gagnait tellement, que les lames venaient briser à leurs pieds et les couvraient d’écume.

— Invoquez Satan, et je vous sauve. Derrière ces rochers est une issue secrète masquée par une pierre mouvante : elle vous mettra à l’abri des garde-côtes. Il est temps encore, car maintenant l’escarpement vous cache à leurs yeux, reprit le Gitano, qui était à flot avec son cheval.

Et les contrebandiers interrogeaient chaque roche avec désespoir, et le moine, les yeux fixes, la figure livide, fit un nouveau mouvement d’horreur, en pensant à la proposition du maudit… Puis pourtant, il parut faiblir.

Et ceci est concevable, car en ce moment, quoiqu’on ne vît pas les douaniers, on entendait le bruissement de leurs armes et le craquement des batteries qu’on armait.

— Eh bien ! dit le moine en délire, eh bien ! Satan, sauve-nous ! car tu n’es, tu ne peux être que Satan.

— Oui, Satan, sauve-nous ! crièrent les Espagnols avec un accent de terreur indéfinissable.

Et haletans, les yeux fixes et étincelans, ils attendaient.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Gitano haussa les épaules, tourna la tête de son cheval du côté de la tartane, et la gagna à la nage au milieu d’une grêle de balles, en chantant cette vieille romance mauresque d’Hafiz :

— Oh ! permets, charmante fille, que j’enveloppe mon cou avec tes bras, etc., etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les contrebandiers restèrent anéantis.

— Feu ! par saint Jacques, feu ! Tirez sur le cheval et sur la plume blanche, c’est le bandit lui-même, criait l’officier, que l’on distinguait parfaitement, car sa troupe s’était arrêtée à l’avant-dernière rampe pour se former en un peloton épais qui faisait un feu nourri et continu sur le reste des contrebandiers.

Or, ce qui restait de ces négocians sans patentes n’avait qu’à choisir entre le feu et l’eau, comme avait dit le Gitano.

— Feu ! feu sur ces mécréans ! répétait l’officier pour stimuler sa troupe ; monseigneur l’évêque a promis des indulgences pour ce carême, et, puisque le chef nous échappe, écrasons le reste de sa bande. Feu !…

— Mais, capitaine, je vois un moine….

— Infâme, impie déguisement ! feu sur l’apostat !

— Par san Pedro ! feu donc. À vous, mon révérend.

Le moine reçut le coup dans la poitrine, et tomba à genoux. Ils ne restaient plus que deux, lui et le philosophe, aussi blessé. Les autres avaient été ou tués ou noyés en voulant gagner la tartane au milieu des brisans, ou entraînés par les lames, qui devenaient affreuses.

— Mes fils ! criait le frère, je suis un moine de San-Juan, envoyé par mon supérieur ; pitié ! au nom du Christ, pitié !

Et il se cramponna aux pointes aiguës du rocher.

— Ce qui fait, balbutia le philosophe en recevant une seconde et mortelle blessure, que, si j’avais à croire en quelque chose, je ne croirais ni à Dieu ni au diable, car j’ai essayé de tous les deux, et… je….

Ses bras s’ouvrirent. Il lâcha le morceau de granit qu’il étreignait avec force, écarquilla les yeux,… et disparut.

— Grâce ! grâce ! mon Dieu ! je me noie ! hurla le moine, qui se débattait sous une lame.

Il mordait le roc.

— Comment ! dit l’officier, l’impie vit encore ! feu donc, par saint Jacques !

Trois coups de carabine partirent à la fois ; la robe bleue du révérend flotta un instant, et l’on ne vit plus rien, rien,… ni chevaux, ni hommes, ni moine ! rien que des vagues écumantes, qui avaient déjà envahi la première rampe du sentier, et venaient déferler à grand bruit sur la seconde.

Le Gitano seul avait échappé. — Par le Christ ! sa tartane va se briser contre les écueils, cria l’officier. Dieu est juste ; et puisqu’il sort du chenal contre la marée, sa perte est certaine.

En effet, le damné louvoyait intrépidement dans cette passe, que la fureur des lames devait rendre impraticable.