Plik et Plok/El Gitano/06

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 77-86).
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El Gitano


CHAPITRE VI.

La Monja.
— LA NONNE. —


Ah ! ce cœur dans la tombe est descendu vivant,
Et les austérités de ce sombre couvent
D’un regret criminel ne m’ont point préservée ;
En vain de pleurs amers je me suis abreuvée.
Delphine Gay, Madame de La Vallière.


Certes si j’étais nonne et que j’eusse à choisir un couvent, je choisirais celui de Santa-Magdelena ; c’est un digne couvent, triste et sombre, placé sur le bord de la mer, à sept lieues de Tarifa. Au nord, l’Océan, qui vient battre ses murailles ; au sud, des lagunes impraticables ; à l’ouest, des rochers à pic ; mais à l’est,… oh ! à l’est, une belle prairie toute verte, traversée par un petit ruisseau qui fait mille détours et brille au soleil comme un long ruban argenté ; sans compter les violettes et les clématites qui parfument ses bords ; sans compter les palmiers aux longues flèches et les amandiers qui l’ombragent. Et puis au milieu de la plaine le charmant petit village de Pellèta, avec son haut clocher, grêle et élancé, ses maisons blanches et son bouquet d’orangers et de jasmin. Et puis encore à l’horizon les montagnes brunes de Médina, dont le versant est couvert d’ifs et d’oliviers…

Je vous le répète, si j’étais nonne je ne choisirais pas d’autre couvent que le couvent de Santa-Magdelena.

Et les jours de fête donc ! on vient danser presque sous ses murs, et vous m’avouerez que pour une pauvre recluse, c’est plaisir que d’entendre le roulement enivrant des castagnettes qui bruissent sous les doigts agiles des Andalous,… de voir et les poses lentes et tranquilles du boléro ; le majo poursuivre sa maja, qui le fuit et l’évite,… puis se rapproche et lui jette un bout de son écharpe, qu’il baise avec transport et dont il s’entoure d’une main, tandis que de l’autre il fait résonner ses castagnettes d’ivoire !

Agitez, agitez vos castagnettes, jeunes garçons, car la cachucha remplace le boléro. La cachucha ! voilà une vraie danse andalouse ! une danse bruyante et animée, preste et lascive. Allez,… allez,… liez un bras amoureux à la taille de votre maîtresse, et entraînez-la rapide et frémissante au bruit de l’instrument sonore. Allez,… son sein palpite, son œil brille, le vent soulève son épaisse chevelure noire et effeuille sa guirlande de fleurs ; puis vous murmurez à son oreille : — Mon amour,… qu’il me serait doux de respirer ce soir près de toi l’odeur des amandiers… Et elle s’est élancée plus vive, et son bras vous a étreint si fortement, que vous avez senti son cœur bondir sous sa mantille.

Va, ne crains rien, bonne fille, ta mère n’a rien entendu, et ce soir, après la prière, quand ton vieil aïeul t’aura baisée au front, tremblante, inquiète, tes petits pieds effleureront le gazon, tu t’arrêteras vingt fois, respirant à peine. Enfin tu t’assoiras palpitante au pied de ce bel amandier en fleurs, dont les feuilles luisantes refléteront la douce clarté de la lune. Là tout à coup deux grands bras viendront t’envelopper. Eh, sainte Vierge ! quel courage ! Brave fille, tu n’aura pas peur !

Mais le son des castagnettes est moins éclatant, le soleil se couche, la cachucha tournoyante a cessé, les jeunes filles regagnent leur village, et rient et chantent en arrondissant derrière leurs oreilles les boucles soyeuses de leurs cheveux humides.

Maintenant, ne direz-vous pas comme moi, que c’est un digne couvent que le couvent de Santa-Magdelena ; car enfin, figurez-vous une pauvre jeune fille enfermée là avec ses dix-huit ans, ses yeux noirs, et son cœur espagnol qui bat sous son scapulaire.

D’abord à matines, c’est une longue prière dans une église sombre et glacée ; et puis les vêpres, et puis la messe, et puis l’angélus, et puis le salut, et puis que sais-je, moi ? Pour distraction, deux heures de promenade dans le jardin du vieux cloître. Vous savez, un jardin de cloître ? de grands chênes noirs et silencieux, un gazon rare encadré dans des bordures de buis, et du soleil à midi : voilà tout.

Aussi avouez que lorsqu’un jour de fête on a pu s’échapper un moment de l’église pour venir dans sa cellule, le cœur bat d’aise et de joie !

On entre, on ferme soigneusement sa porte, et l’on est chez soi. Chez soi ! comprenez-vous ce mot ? quatre murs nus, mais ils sont blancs ; un crucifix d’ébène au-dessus d’une petite table de noyer, mais elle est couverte de fleurs ; une fenêtre grillée, mais elle donne sur la prairie verte ; un lit étroit et mince, mais on y rêve. Franchement, avec toutes ces richesses et vos souvenirs de petite fille, envieriez-vous le sort de la camera mayor de la reine de toutes les Espagnes.

Eh bien, pourtant, une jeune fille est là seule ; le crucifix, la petite table, la fenêtre, le lit, le parfum doux et faible, rien n’y manque, et elle ne regarde ni la prairie, ni la danse, ni le soleil qui se couche étincelant.

Son front est caché dans ses mains, et des larmes roulent sur ses doigts déliés.

Elle lève la tête : c’était la Monja qui assistait à la course de taureaux

Elle n’était plus brillante de satin et de pierreries, comme le jour où elle avait dit adieu au monde. Oh ! non ; une large robe de bure ensevelissait sa jolie taille comme dans un linceul, ses grands cheveux noirs étaient coupés et cachés par un bandeau de toile qui dessinait l’ovale de son front blanc et candide, et retombait de chaque côté de ses joues. Mais qu’elle était pâle, bon Dieu ! ses yeux bleus si doux et si purs sont entourés d’un léger cercle noirâtre, où des veines d’azur sillonnent cette peau délicate et rosée.

— Mon Dieu, pardon ! pardon ! dit-elle, et elle se jeta à genoux sur la pierre.

Quelque temps après, elle se releva les joues pourpres, les prunelles étincelantes :

— Fuis,… fuis,… dangereux souvenir ! s’écria-t-elle en se précipitant à la fenêtre. Oh ! de l’air, de l’air, je brûle ! Oh ! je veux voir le soleil, les arbres, les montagnes, cette fête, ces danses. Oui, je veux voir cette fête, être absorbée tout entière par ce spectacle bruyant. Heureux !… heureux sont-ils ! Bravo ! jeune fille ; quelle légèreté ! quelle grâce ! que j’aime la couleur de ta basquine et les tresses de ton réseau ! Que j’aime cette fleur bleue dans tes cheveux blonds ! Mais tu te rapproches de ton danseur… Il est beau, ses yeux se fixent sur les tiens avec amour. Lui aussi avait un doux regard, mais…

Et elle cacha sa tête dans ses mains, et elle se tut ; car son cœur battait d’une force à rompre sa poitrine. Puis, reprenant et parlant avec vitesse, comme si elle eût voulu échapper à un souvenir qui l’oppressait :

— Comme le soleil se couche radieux et brillant ! Jésus ! quel beau nuage de pourpre aux reflets d’or ! que sa forme est bizarre et changeante ! Tout à l’heure, c’était une élégante tour mauresque aux mille créneaux, maintenant c’est presque un globe de feu ; mais ses contours varient encore, ils se découpent plus arrêtés. Santa Carmen ! on dirait une figure humaine. Oui,… ce large front… et… cette bouche… Oh Non… si… Jésus… il lui ressemble !

Et, haletante, elle était à genoux, les mains jointes, dans une sorte d’extase, devant cette image fantastique qui se voila de vapeur, s’effaça peu à peu, et disparut tout-à-fait.

Quand elle ne vit plus rien qu’un horizon enflammé, elle se releva dans un violent paroxysme, et se jeta sur son lit en gémissant.

Lui… toujours lui… lui partout ! s’écria-t-elle avec un geste de désespoir. Horreur ! quand je me prosterne devant ton image sacrée, ô Christ ! tes traits divins s’effacent… et c’est lui que je vois ! lui que j’adore !

Si, muette et confuse, je veux écouter avec recueillement la supérieure faire une sainte lecture ! eh bien ! sa voix semble s’affaiblir et s’éteindre, et c’est lui que j’entends ; car le son harmonieux de ses paroles vibre toujours dans mon cœur !

Horreur ! enfin, si je me traîne repentante au tribunal de Dieu, là, c’est encore lui ;… car mon amour est le seul crime dont je puisse m’accuser. Et elle se prit à pleurer.

— Un crime ? Est-ce bien un crime ? Ô ma mère ! si tu n’étais pas morte, tu serais là ; j’aurais ma tête sur tes genoux. Toi,… ta main dans mes cheveux encore longs et bouclés ; et tu m’apprendrais, si c’est un crime, car je te dirais tout.

Vois-tu, ma mère, on m’avait assuré que je devais être heureuse au couvent, mais que pour cela il fallait quitter le monde ; j’ai dit oui, car alors je ne savais pas qu’un jour le monde… ce serait lui. Et puis, on m’a faite belle, on m’a parée comme une sainte, et on m’a menée à une fête où un taureau a tué deux chrétiens, m’a-t-on dit, car je m’étais cachée dans le sein de la supérieure tout le temps de cet horrible spectacle.

Mais tout à coup, un cri d’étonnement a retenti, et j’ai soulevé la tête : c’était… c’était lui, oui, il a fixé sur moi un regard… qui me tuera, et il m’a dit la première fois… oh ! je l’entends encore : Pour vous, señora, et en l’honneur de vos beaux yeux bleus comme l’azur du ciel. Puis, rapide, il s’est élancé,… et j’ai frémi malgré moi.

La seconde fois, il m’a dit avec la même voix, avec le même regard, en me souriant et me saluant de sa main droite : Pour vous encore, señora, et en l’honneur de cette bouche vermeille, purpurine comme le corail du Pervan.

Et, avec intrépidité, il a attendu le monstre dont les cornes étaient teintes de sang humain, et il l’a abattu à mes pieds.

Moi, l’effroi m’avait saisie, j’ai jeté mes mains en avant, tant je craignais pour lui ; car il me semblait que s’il avait été blessé, je serais morte de sa blessure. Alors, lui a pris ma main, oh ! bien malgré moi, ma bonne mère, et l’a baisée là, oui, c’est là… Vois,… mes lèvres en ont rougi la place.

Et ses yeux fatigués se fermèrent. Elle s’appuya sur son chevet, et continua à voix basse et en mots entrecoupés.

— Et peut-être tu me dirais, ma mère : — Ma Rosita, tu l’aimes donc bien ? Allons, vous serez fiancés, et Dieu vous bénira. — Oh ! oui… fiancés… Voilà mon fiancé, qu’il est beau !… Des fleurs,… partout des fleurs… Voici mes compagnes en longs voiles blancs,… le son grave de l’orgue… et la foule qui répète comme moi : Qu’il est beau, son fiancé ! — Ah ! voici le vieux prêtre ; sa main tremble en nous unissant : il est à moi !… c’est mon époux ! c’est mon époux !… Oh ! ma mère, reste… Tu me laisses ? — Ton époux est avec toi, mon ange ! — Ma mère ! ma bonne mère !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Heureuse fille ! elle dormait. — N’est-ce pas, je le répète, un digne couvent que le couvent de Santa-Magdalena ?