Plik et Plok/El Gitano/07

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 87-96).


CHAPITRE VII.

Le Levante.


.....La muerte !!
La mort !!
Don Quijote.


Le levante est un vent d’est ; lorsqu’il souffle, il fait pâlir les marins les plus intrépides. Ce n’est pas une de ces innocentes brises qui soulèvent des vagues hautes comme des montagnes ; non, la mer ne s’élève que fort peu ; car telle est la force du levante, qu’il refoule les flots, qu’il les nivelle par la puissance de pression qu’exerce la colonne d’air sur la surface de l’eau.

Mais aussi il faut que le timonier veille à la barre, sainte Vierge ! qu’il y veille bien, s’il ne veut pas voir le navire disparaître en tournoyant dans une rafale !

Après cela le soleil brille, le ciel est beau, d’un bleu magnifique, avec de jolis nuages d’un rose vif, qui sont du plus charmant effet.

Les navires d’un tonnage élevé, tels que vaisseaux, frégates et corvettes, tout en manœuvrant avec prudence, ont pourtant encore à craindre de ces coups de vent ; mais les goélettes, tartanes, sloops, ont toutes les chances possibles pour périr, par leur grande propension à engager, ces bâtimens étant, comme on dit, essentiellement canards.

Si le danger est grand pendant le jour, la nuit il devient immense, surtout lorsqu’on louvoie près de côtes, qui sont loin d’être saines, et entourées de courans de quatre à cinq nœuds de vitesse.

Or il faisait nuit, et le levante, qui soufflait sur la côte de la Velda, hérissée de rochers, était un peu plus violent qu’il ne le fut lors du mémorable coup de vent de 97, qui fit sombrer la totalité des vaisseaux mouillés dans la rade de Cadix : on le sait, tout périt, corps et biens.

C’était enfin un de ces braves coups de vent pendant lesquels les matelots sont livides et croient en Dieu.

Les étoiles flamboyaient, et les vagues, en se choquant, dégageaient tant de lueurs phosphorescentes, que cette vaste plaine d’un noir sourd était presque éclairée par des milliers d’étincelles bleuâtres, et vraiment, sauf le levante, qui mugissait plus fort que le tonnerre, c’était un beau spectacle.

Les deux sloops garde-côtes qui avaient donné la chasse à la tartane sosie du Gitano, tourbillonnaient sur ce gouffre béant.

Ils avaient dégréé leurs huniers, leurs phocs, leur grand’voile, et fuyaient vent arrière sous leur misaine au bas ris ; on avait amarré la barre du gouvernail, et les soixante-trois hommes qui composaient les deux équipages étaient fort occupés dans le faux-pont à mettre leur conscience en ordre. Comme il n’y avait pas de prêtre présent, ils se confessaient les uns aux autres.

La confession est une chose admirable en elle-même, à terre par exemple, dans une église de village, dont les vitraux laissent pénétrer un joyeux rayon du soleil, quand vous allez partir pour une longue, longue campagne, et que votre vieille grand’mère est là à genoux, toute en pleurs, faisant brûler pour vous un cierge béni à Notre-Dame : oh ! oui alors, la confession à l’oreille d’un sage et vertueux prêtre à cheveux blancs, qui, sortant du confessionnal et appuyant son bras tremblant sur le vôtre, vous dit : — Mon fils, allons donc voir mes ouailles qui dansent sous la saulée tout là bas, là bas, au bord du petit ruisseau, et en passant nous porterons une bouteille de mon bon vin au pauvre vieux Jean-Louis le protestant.

Comme cela, oui, je comprends la confession : mais à bord, au milieu d’une tempête, lorsque ce n’est qu’à force de bras qu’on peut échapper à une mort imminente, lorsque les lames déferlent et brisent avec fureur sur le navire ; lorsqu’à chaque minute vous voyez disparaître un de vos agrès ; quand la mâture s’incline et craque ; quand une vague s’abat et mugit sur le pont, s’y déroule, court et entraîne hommes, vergues, canots… Oh ! m’est avis alors que la confession est une pratique au moins déplacée et sans utilité aucune pour virer de bord ou pour serrer un hunier.

On avait donc amarré la barre du gouvernail à bord des deux sloops qui naviguaient dans les mêmes eaux, et personne, personne n’était resté sur le pont des navires, qui allaient positivement à la grâce de Dieu ; or, en fait de tactique, c’est une mauvaise allure, car le sloop la Châsse de Saint-Joseph, par suite de l’angle que sa barre formait avec sa quille, laissant plus porter que son confrère la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs, arriva droit sur ce dernier, l’aborda par la poupe ; et comme la partie de l’arrière d’un navire est beaucoup plus faible que son avant, la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs reçut le beaupré de la Châsse de Saint-Joseph dans son couronnement, qui fut défoncé, et donna libre accès à une voie d’eau qui coula ledit sloop et les soixante confessans et confessés.

Vous voyez que la confession ne vaut rien dans une telle occurrence.

Mais le sloop ne coula pas instantanément.

La Châsse de Saint-Joseph sentit, à l’effroyable commotion qu’il éprouva, que quelque chose d’extraordinaire se passait au-dehors, et on envoya un jeune mousse, qui était en train de se confesser de son soixante-troisième péché, pour voir ce qui arrivait. Il monta aussitôt en rampant sur le pont, vit le beaupré et la guibre presque entièrement fracassés, et à une portée de fusil l’autre sloop, dont l’arrière était submergé, élever son avant au-dessus des vagues ; son avant, où s’était réfugié tout ce qui restait de l’équipage.

Le capitaine du navire qui s’abîmait mit ses deux mains devant sa bouche en forme de trompe, et au moyen de ce porte-voix improvisé, il parla avec beaucoup d’empressement au mousse, qui eut l’attention de se former aussi avec sa main une espèce de cornet acoustique.

Mais malheureusement la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs était sous le vent, et le mousse n’entendit pas un mot ; mais comme on lui avait dit de voir ce qui arrivait, il s’accroupit près de la poulaine, et regarda.

Quelques-uns des naufragés se jetèrent à la mer ; mais, par l’ange de saint Pierre ! une bonite n’aurait pas piqué au vent, et il fallait nager contre vent, flot et courant, pour arriver au sloop, qui pourtant était tout proche. — Impossible. — Aussi ils se noyèrent, les imprudens, après avoir été aveuglés par le revolin des vagues, qui leur fouettait le visage à y laisser des traces sanglantes.

Le mousse voyait tout cela à la lueur de son fanal, en tâchant de ne perdre ni une convulsion, ni un grincement de dents, afin que son rapport fût exact ; mais il priait Dieu pour eux, le pauvre et digne enfant !

Bientôt, l’avant du sloop coula davantage, et ceux qui survivaient à ce désastre montèrent au mât de misaine, qui seul s’élevait au-dessus de la mer, et c’était chose curieuse de voir ce mât sur lequel des têtes d’hommes étaient groupées, qu’on pardonne l’image, comme le sont des cerises sur ces légers bâtons qui plaisent tant aux enfants.

Cette poutre, chargée d’hommes, ne resta pas dix minutes hors de l’eau, après quoi elle s’enfonça ; mais pendant les dix minutes qu’elle mit à s’abîmer… quel drame se passa !

Enfin ils ne restèrent que deux sur le mât, les deux frères, je crois, gens pieux et bien pensans ; mais l’instinct vital l’emporta sur la fraternité ; car étant tout petits, oh ! ils s’aimaient beaucoup ! Le plus beau des fruits était celui qu’ils s’offraient, et, pour une faute commise, leur mère trouvait toujours deux coupables. Plus tard, ils adoraient la même femme : ils la tuèrent pour qu’elle ne fût à aucun. — Ils étaient Espagnols, excusez-les. — Pour ceci, ils furent envoyés pendant cinq ans aux galères ; l’aîné s’était échappé ; mais, ne pouvant parvenir à favoriser l’évasion de son frère, il revint tendre ses mains aux chaînes, et son dos au bâton, ne voulant pas quitter ce frère chéri.

Enfin deux braves et loyaux compagnons s’il en fut ; mais que voulez-vous ? en face de la mort, il est bien permis d’égoïser un peu.

Le mât se dressait donc encore à six pieds hors de l’eau ; et pour celui qui en occupait le sommet, c’était une hauteur comparable à celle des montagnes les plus élevées ; car dans ces momens décisifs, une minute d’existence, c’est une année ;… un pouce de terrain, c’est une lieue.

Le frère aîné, qui pourtant avait la place inférieure, sentant la fraîcheur de la mer qui le pressait comme dans un cercle de fer glacé, fit un violent effort, et se cramponna aux genoux de son puîné.

Celui-ci, qui étreignait le mât de toutes les forces convulsives de l’agonie, tenta d’appuyer son pied sur la poitrine de son frère pour le noyer… Désespoir ! impossible. Il lui serrait les genoux comme dans un étau.

Et, chose étrange, ces deux têtes, qui souvent s’étaient joyeusement souri et tendrement embrassées, là se suivaient d’un œil avide, là se tuaient du regard.

Enfin, celui qui occupait le haut du mât l’abandonna un instant.

L’autre aperçut le mouvement, et s’élança…

C’est là que le puîné l’attendait. Il lui jeta les deux bras autour du cou, non mollement, comme autrefois en lui disant : — Bonjour, frère ; mais avec frénésie. De façon qu’il l’étrangla en lui serrant la gorge sur le chouque de misaine, avec un bout de cordage qui flottait. — Démarche inutile : la pensée seule fut éteinte dans ce corps, car les bras du cadavre serraient toujours aussi fortement les genoux du fratricide, quand ils disparurent tous les deux !

Lorsque le mousse ne vit plus rien, il se frotta les yeux, regarda encore une fois, et descendit faire son rapport, qui étonna beaucoup ; on coupa court à la confession, avec promesse d’y revenir, et le quart de bas-bord monta sur le pont par les ordres du capitaine. Le vent soufflait avec un peu moins de violence, mais la nuit était claire ; on mit un bon matelot à la barre pour éviter les embardées, et l’on continua de courir à l’ouest.

Ils laissaient porter dans cette direction depuis quelque temps, lorsque le matelot de quart à l’avant cria : — Navire à tribord !

On se précipita à la lueur des fanaux, et l’on vit la tartane entièrement désemparée ! la tartane qu’ils poursuivaient depuis la veille ; la tartane, cause première de tous leurs désastres !

— Enfin, hurla le capitaine garde-côte, la sainte Vierge nous protège ! et Dieu est juste ; tu vas payer, maudit, la mort de nos frères.

Et malgré l’impétuosité du vent, il tenta de mettre en travers.