Plik et Plok/Kernok le pirate/09

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 283-293).
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Kernok le pirate


CHAPITRE IX.

Orgie.


Hic chorus ingens
… Colit orgia
.

Avienus.


Du vin, sacrebleu ! du vin !

Les bouteilles se choquent, les flacons se brisent, les juremens et les chants éclatent de toutes parts.

C’est tantôt le bruit sourd que fait un pirate aviné en tombant sur le pont, tantôt la voix chevrotante de ceux qui tiennent encore leur verre à la main, et de l’autre se cramponnent à la table.

— Du vin ! ici, mousse, du vin, ou je t’assomme.

Et il y en a qui luttent entre eux, pied contre pied, front contre front. Ils s’étreignent, ils s’enlacent : l’un glisse, tombe ; un os crie et se rompt, et les imprécations remplacent le rire.

Il y en a qui sont couchés, saignans, le crâne ouvert, aux pieds de gais compagnons qui détonnent une délirante chanson bachique.

Il y en a qui, dans le dernier degré de l’abrutissement et de l’ivresse, s’amusent à écraser entre deux boulets la main d’un matelot ivre mort.

Et il y a une foule d’autres jeux encore.

Les gémissemens, les cris de rage et de folle joie, se confondent et s’accouplent.

Le pont est rougi de vin ou de sang. Qu’importe ! le temps fuit rapide à bord de l’Épervier : tout est folie, entraînement, délire. Allez, allez, jouissez de la vie, elle est courte. Les jours mauvais sont fréquens ; qui sait si aujourd’hui aura pour vous un lendemain. Amusez-vous donc, corbleu ! saisissez le plaisir en tout et partout.

Non, ce plaisir frêle, décent, aux ailes d’or et d’azur, qui ressemble à une jeune fille douce et timide ; ce plaisir délicat, qui aime à secouer sa tête fraîche et blonde devant les mille glaces d’un boudoir, ou à effleurer du bout de ses lèvres roses une coupe remplie d’une liqueur glacée ! ce sybarite enfin, qui ne veut autour de lui que fleurs, parfums et pierreries, femmes jeunes et vives, musique mélodieuse et vins exquis ! Non, sacrebleu ! mais ce plaisir robuste et carré, à l’œil de satyre, au rire de démon, qui hante les tavernes et les tripots, boit et s’enivre, mord et déchire, frappe et tue, puis se roule et se tord au milieu des débris d’un repas grossier, en poussant un éclat de rire qui ressemble au râlement d’un chacal.

Allez, allez, jouissez de la vie ; elle est courte, vous dis-je ! Donc on jouissait de la vie à bord de l’Épervier.

Il était nuit close : les fanaux qui garnissaient les bastingages répandaient une vive clarté sur le pont du navire, que Kernok avait fait garnir de tables pour fêter son heureuse capture.

Au repas succédait le divertissement. Le mousse Grain-de-Sel, après s’être frotté de goudron de la tête au pied, avait trouvé bon de se rouler dans un sac de plumes ; et, sorti de là, il ressemblait assez à un volatile à deux pieds et sans ailes.

Et quel plaisir de le voir gambader, tourner, sauter, danser, voltiger, enhardi par les applaudissemens de l’équipage, et excité par les coups de corde que maître Zéli lui administrait de temps en temps pour entretenir sa souplesse.

Mais un drôle de corps, un plaisant, un Allemand, je crois, voulant rendre la fête complète, approcha une mèche enflammée de l’aigrette d’étoupe qui se balançait avec grâce sur le front de Grain-de-Sel…

Puis, le feu se communiquant de l’étoupe aux cheveux, des cheveux aux plumes, l’acrobate improvisé, le malheureux Grain-de-Sel, absorba tant de calorique, que sa peau se fendit, et craqua sous son enveloppe enflammée.

Pour le coup, on riait aux larmes à bord de l’Épervier. Pourtant, comme le mousse poussait des cris affreux, une bonne âme, une âme compatissante, car il y en a partout, le prit et le jeta à la mer, en disant : — Je vais l’éteindre.

Heureusement Grain-de-Sel nageait comme un saumon ; il se plut même à prolonger son bain, qui le rafraîchit beaucoup, se promena autour du brick comme un triton ou une naïade, à votre choix, puis y rentra par le sabord d’arcasse, en disant avec son stoïcisme accoutumé : — J’aime bien mieux ça que d’être brûlé vif ; mais je me suis tout de même joliment amusé.

On entendit un coup de pistolet ; puis un cri perçant sortit de la chambre de Kernok, Zéli s’y précipita ; c’était un rien, une misère.

Figurez-vous que Kernok, un peu échauffé par le grog, avait beaucoup vanté son adresse à Mélie. — Je te parie, lui disait-il, que d’un coup de pistolet, je te fais sauter le couteau que tu tiens à la main. Mélie ne doutait pas de l’habileté de son amant ; mais, ne se souciant pas de l’épreuve, elle avait éludé la proposition.

— Lâche, lui avait crié Kernok : eh bien ! pour t’apprendre, je vais t’enlever ton verre ; et, ce disant, il s’était armé d’un pistolet, et le verre de Mélie, brisé par la balle, avait volé en éclats.

Quand Zéli entra, Kernok, renversé en arrière, le pistolet encore à la main, riait de la frayeur de Mélie, qui, pâle et tremblante, s’était réfugiée dans un coin de la chambre.

— Eh bien ! Zéli, dit le pirate, eh bien ! mon vieux loup de mer, tes demoiselles s’amusent-elles bien là-haut ?

— Je vous en réponds, capitaine ; mais ces dames attendent la surprise.

— La surprise ? Ah ! c’est vrai ; écoute…

Et il dit deux mots à l’oreille de Zéli. Celui-ci recula d’un air étonné, ouvrant sa large bouche.

— Comment… vous voulez… ?

— Certes, je le veux. N’est-ce pas une surprise ?…

— Et une fameuse, qui sera drôle encore… J’y vais, capitaine.

Kernok monta bientôt sur le pont avec Mélie. À son aspect, ce furent de nouveaux cris de joie.

— Hourra pour le capitaine Kernok, hourra pour sa femme, hourra pour l’Épervier !!!

Une fusée partit du San-Pablo, qui était en panne à deux portées de fusil du brick. Elle décrivit sa courbe, et retomba en pluie de feu.

— Capitaine, voyez donc cette fusée, dit le lieutenant.

— Je sais ce que c’est, mon brave. Allons, allons, enfants, faites circuler le rhum et le genièvre. Un verre à moi, un verre à ma femme !

Mélie voulut refuser ; mais comment résister à son doux ami ?

— Vivent les camarades et les braves enfans du capitaine de l’Épervier ! dit Kernok, après avoir bu.

— Hourra ! reprit l’équipage d’une voix forte et sonore.

L’orgie était alors à son comble. Les matelots s’étaient pris par la main, et tournoyaient avec rapidité tout autour du pont, en chantant à tue-tête les refrains les plus obscènes et les plus crapuleux.

Bientôt maître Zéli accosta à bâbord, ramenant à bord du San-Pablo les dix hommes que Kernok y avait laissés momentanément.

Il ne restait plus à bord du navire espagnol, que son équipage, lié et garrotté sur le pont.

— Tout est prêt, dit Zéli ; quand la seconde fusée partira, capitaine, c’est que la mèche aura atteint…

— C’est bien, répondit Kernok en l’interrompant. Enfans, je vous ai promis une surprise si vous vous conduisiez bien. Votre sagesse et votre modération ont dépassé mon attente ; vous allez en être récompensés. Vous voyez ce trois-mâts espagnol, gréé et équipé comme il l’est, il vaut bien… trente mille piastres ;… je le paie quarante mille, moi, enfans ! je l’achète sur ma part de prise, afin d’avoir le plaisir d’offrir à l’équipage de l’Épervier un feu d’artifice avec accompagnement de musique, Tenez, voici le signal. Allons, prenez vos places !

Et tout l’équipage, du moins ceux qui étaient en état de monter et de voir, se groupèrent dans les hunes et dans les haubans.

La seconde fusée étant sortie du San-Pablo, le feu commençait à s’y développer…

C’était la surprise que Kernok ménageait à son équipage ; il avait envoyé maître Zéli à bord du navire espagnol, pour retirer le peu de poudre qui pouvait y rester, et disposer des matières combustibles dans la cale et dans le faux pont, puis garrotter le plus solidement possible les malheureux Espagnols, qui ne se doutaient encore de rien.

C’était donc le San-Pablo qui brûlait ; la nuit était noire, l’air calme, la mer comme un miroir.

D’abord une fumée épaisse et bitumineuse sortit par les panneaux du navire avec une nuée d’étincelles.

Et un cri perçant,… affreux,… qui retentit au loin, s’élança de l’intérieur du San-Pablo ; car son équipage voyait à quel sort il était réservé.

— Voilà déjà la musique, dit Kernok.

— Ils chantent diablement faux, répondit Zéli.

Bientôt la fumée se colora davantage, devint d’un rouge vif, et fit enfin place à une colonne de flammes qui, s’élevant en tourbillonnant du grand panneau, projeta sur les eaux un long reflet couleur de sang.

— Hourra !!! cria l’équipage du brick.

Puis l’incendie s’augmenta ; le feu, sortant des trois panneaux à la fois, se joignit et s’étendit comme un vaste rideau enflammé, sur lequel la mâture et les cordages du San-Pablo se dessinaient en noir.

Alors aussi les cris des Espagnols garrottés au milieu de cette fournaise ardente devinrent si atroces, que les pirates, comme malgré eux, poussèrent des hurlemens sauvages pour étouffer la voix déchirante de ces malheureux.

L’incendie était alors dans toute sa force. Bientôt les flammes s’attachèrent au gréement, et coururent le long de tous les cordages ; les mâts, n’étant plus soutenus par les haubans, craquèrent, et tombèrent sur le pont avec un fracas effroyable ; des manœuvres en feu pendaient de tous côtés, et cet immense foyer de lumière paraissait d’autant plus éclatant, que la nuit était plus sombre.

Les Espagnols ne criaient plus…

Tout à coup la flamme faisant une large trouée dans un des flancs du navire, et le grand mât s’abattant du même côté, le San-Pablo donna une forte bande, se pencha sur tribord, et l’eau entra en bouillonnant dans la cale.

Peu à peu le corps du navire s’abîma. Déjà il n’avait plus hors de l’eau que son mât d’artimon, seul resté debout, isolé sur l’eau, et qui flamboyait comme une torche funèbre… Puis, le bas mât disparut ; le mât de hune éleva encore un moment son brandon enflammé ; mais bientôt l’eau frémit autour, et l’on ne vit plus qu’une légère fumée rougeâtre, puis plus rien,… rien,… que l’immensité,… la nuit…

— Tiens ! déjà fini, dit Kernok ; le San-Pablo nous a volé notre argent.

— Vive le capitaine Kernok, qui donne d’aussi belles fêtes à son équipage ! cria Zéli.

— Hourra ! répondit l’équipage.

Et les pirates, fatigués, se jetèrent sur le pont ; Kernok laissa l’Épervier en panne jusqu’au point du jour, et fut goûter quelques instans de repos avec cette satisfaction intérieure d’un homme opulent qui regagne sa chambre à coucher à la fin d’une fête somptueuse qu’il vient de donner.

Puis le pirate murmura en s’assoupissant : — Ils doivent être contens ; car j’ai fort bien fait les choses : un navire de 300 tonneaux et trois douzaines d’Espagnols ! c’est honnête ; il ne faut pourtant pas qu’ils s’y habituent ; c’est bon de temps en temps, parce qu’après tout, il faut bien rire un peu.