Plik et Plok/Kernok le pirate/10

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Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. 295-305).
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Kernok le pirate


CHAPITRE X.

Chasse.


Away… Away…
Byron.

…En avant !… en avant !


Tout dormait à bord de l’Épervier ; Mélie seule était montée sur le pont, agitée par une vague inquiétude. Quoique la nuit fût encore sombre, une lueur blafarde qu’on apercevait à l’horizon annonçait l’approche du crépuscule. Bientôt de larges bandes d’un rouge vif et doré sillonnèrent le ciel, les étoiles pâlirent, disparurent, le soleil commença de poindre, puis s’éleva lentement sur les eaux bleues et immobiles de l’Océan, qu’il sembla couvrir d’un voile de pourpre.

Le calme étant toujours aussi plat, le brick restait en panne sous ses amures de la veille. Mélie rêvait assise sur le banc de quart, sa tête cachée entre ses deux mains ; mais lorsqu’elle la releva, le jour, déjà assez élevé, lui permettait de distinguer les objets qui l’entouraient, elle frémit d’horreur et de dégoût !

C’étaient des matelots couchés au milieu des pots et des débris du repas de la veille ; c’était le désordre le plus complet ; les boussoles renversées, les manœuvres et les cordages confusément mêles, des armes et des verres en éclats, des tonneaux défoncés laissant couler sur le pont des flots de vin et d’eau-de-vie… Ici, de braves compagnons endormis, les bras jetés de çà et de là, étreignaient encore une bouteille dont il ne restait que le goulot, semblables à ces fiers Cordovans, qui, morts, gardaient pourtant au poing le tronçon d’une dague. Là, un pirate dormait le cou passé sous la roue du gouvernail, de sorte qu’au moindre mouvement de rotation, il devait avoir la tête écrasée.

Un vrai lendemain d’orgie, et d’orgie de pirate encore !

Mélie commença par bénir la Providence de ce qu’elle avait protégé avec tant de sollicitude toute cette honnête société, que le brick berçait sur les eaux ; car, grâce à l’incurie qui régnait à bord pour le moment, si une tempête se fût élevée pendant la nuit, c’était fait de l’Épervier et de Kernok, et de l’équipage, et des dix millions ; quel dommage !!!

Aussi voulut-elle prier. — La pauvre fille trouvait à bord si peu d’occasions d’élever son âme vers le Créateur ! — Pour prier, elle s’agenouilla et tourna involontairement les yeux vers cette ligne vaporeuse et bleuâtre qui ceint l’horizon ; mais elle ne pria pas. Son regard devint fixe et s’attacha sur un point d’abord incertain, mais que bientôt elle parut mieux distinguer ; enfin, portant la main au-dessus de ses sourcils pour isoler davantage les rayons visuels, elle resta un instant contemplative, puis ses traits prirent une vive expression de crainte, et en deux bonds elle fut dans la chambre de Kernok…

— Tu es folle, disait le pirate en montant sur le pont d’un pas lourd et encore aviné ; mais si tu m’as éveillé pour rien…

— Tenez, répondit Mélie en lui présentant une longue-vue d’une main, tandis que de l’autre elle désignait un point blanc qui se voyait à l’horizon.

— Sacrebleu ! dit Kernok après avoir regardé attentivement, et il porta vivement la lunette à son œil gauche.

— Mille tonnerres !

Et il frotta le verre de l’instrument comme pour s’assurer qu’il voyait bien et clairement, et que nulle illusion d’optique ne le trompait. Il ne se trompait pas !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[Ici un crescendo de tout ce que vous pourrez choisir de plus vigoureusement imprécatif dans le glossaire d’un pirate.]…

À peine ce torrent de malédictions et de juremens était-il débordé, que Kernok s’arma d’un anspek. — Un anspek est un morceau de bois long de cinq à six pieds et de quatre pouces carrés. Ce jouet de chêne sert à manœuvrer l’artillerie du bord. — Kernok changea provisoirement cette destination ; car il employa le sien à réveiller son équipage. Or, les coups d’anspek, glorieusement accompagnés de jurons à faire foudroyer le brick, plurent dru comme grêle, tantôt sur le pont, tantôt sur les matelots endormis. Aussi, quand la ronde du capitaine fut terminée, tous ses hommes étaient à peu près debout, se frottant les yeux, la tête ou le dos, et demandaient en faisant d’effroyables bâillemens : — Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Ce qu’il y a, cria Kernok d’une voix de tonnerre, ce qu’il y a, chiens que vous êtes ! un navire de guerre, une corvette anglaise faisant force de voiles pour nous atteindre ;… une corvette qui a sur l’Épervier l’avantage de la brise, car le vent fraîchit là-bas, et il ne nous arrivera qu’avec cet Anglais, que la foudre écrase !

Et tous les yeux se tournaient vers le point que Kernok désignait du bout de sa longue-vue.

— Huit, dix, quinze sabords ! s’écria-t-il, une corvette de trente canons ; c’est gentil, et de l’escadre bleue encore.

Il appela Zéli.

— Écoute, Zéli, il ne s’agit pas ici de lanterner ; fais border les avirons, mettre tout en ordre le plus vite possible ; virons de bord et gagnons le large : l’Épervier n’a pas le bec et les ongles assez durs pour s’amuser à une telle proie.

Puis il emboucha son porte-voix : — Chacun à son poste pour larguer les huniers et les perroquets ! Range à larguer les catacoës et les contre-catacoës, à gréer les bonettes hautes et basses ; et vous, mes garçons, courbez-vous sur vos avirons ; si nous pouvons prendre de l’air, l’Épervier n’aura rien à craindre. Vous savez, mordieu ! que nous avons dix millions à bord. Ainsi, choisissez ou d’être pendus aux vergues de l’Anglais ou de retourner à Saint-Pol vos ceintures pleines, boire le grog et faire danser les filles !

L’équipage de Kernok le comprit parfaitement ; l’alternative était inévitable ; aussi, grâce aux voiles dont il était chargé et à ses vigoureux rameurs, l’Épervier commença à filer trois nœuds.

Mais Kernok ne s’abusait pas sur la marche de son brick ; il voyait bien que la corvette anglaise avait sur lui un avantage réel, puisqu’elle venait avec le vent. Aussi, en prudent capitaine, le pirate fit faire branle-bas de combat, ouvrir la soute aux poudres, garnir les parcs à boulets, apporter sur le pont les piques et les haches d’abordage, veillant à tout avec une activité incroyable et semblant se multiplier.

La corvette anglaise avançait, avançait toujours…

Kernok fit appeler Mélie et lui dit : — Chère amie, le four chauffera probablement ; tout à l’heure tu vas descendre dans la cale, t’y blottir, et ne pas plus bouger qu’un canon sur son affût. — Ah !… à propos, si tu sens le brick tourbillonner et descendre, c’est que nous coulerons à fond. Tu comprends bien,… nous coulerons, et attends-toi à voir plutôt cela qu’un marsouin fumer une pipe. Allons, pas de larmes, embrasse moi vite, et que je ne le revoie plus qu’après la danse, si je n’y laisse pas ma peau.

Mélie devint tellement pâle que vous l’eussiez prise pour une statue d’albâtre. — Kernok,… laissez-moi près de vous, murmura-t-elle, et elle jeta ses deux bras autour du cou du pirate, qui tressaillit un instant et puis la repoussa.

— Va-t’en, lui cria-t-il, va-t’en !

— Kernok,… que je veille sur tes jours ! dit-elle en s’attachant à ses pieds.

— Zéli, délivre-moi de cette folle et descends-la à fond de cale, reprit le pirate.

Et comme on allait se saisir de Mélie, elle se dégagea violemment, et s’approcha de Kernok le teint animé, l’œil étincelant :

— Au moins, lui dit-elle, prends ce talisman, porte-le, il protégera tes jours pendant le combat : son effet est certain ; c’est ma vieille grand’mère qui me l’a donné. Ce charme magique est plus fort que la destinée… Crois-moi, porte-le.

Et elle tendait à Kernok un petit sachet rouge suspendu à un cordon noir.

— Arrière cette folle, dit Kernok en haussant les épaules ; ne m’as-tu pas entendu, Zéli ? à la cale.

— Si tu meurs, que ce soit donc par ta volonté ; mais au moins je partagerai ton sort. Rien, plus rien maintenant ne protège mes jours ; je redeviens femme comme tu es homme ! s’écria Mélie, qui jeta le sachet dans les flots.

— Bonne fille ! dit Kernok en la suivant des yeux pendant que deux matelots la descendaient dans le faux-pont, au moyen d’une chaise fixée à une longue corde.

Et la corvette anglaise approchait, approchait toujours…

Zéli s’avança près de Kernok.

— Capitaine, l’Anglais nous gagne.

— Je le vois sacrebleu bien, vieux sot ! nos avirons ne font rien, ils fatiguent inutilement nos hommes ; fais-les déborder, charger les caronades à deux boulets, placer les grappins d’abordage, mettre les pierriers dans les hunes, car nous allons en découdre ; et il n’y a pas à tergiverser. Fais aussi amener les perroquets et hâler bas les bonettes ; si la brise fraîchit, nous nous battrons sous nos huniers ; c’est la meilleure allure de l’Épervier.

Quand la manœuvre fut exécutée, Kernok harangua son équipage ainsi qu’il suit :

— Enfans, voici une corvette qui a les reins solides ; elle serre de si près l’Épervier, que nous ne pouvons espérer de gagner au vent ; d’ailleurs, il n’en fait pas. Si nous sommes pris, nous serons pendus ; si nous nous rendons, ce sera tout de même ; combattons donc en braves matelots, et peut-être qu’en faisant feu, comme dit le proverbe, des quatre pattes et de la queue, nous nous en retirerons avec nos culottes. Mordieu ! mes garçons, l’Épervier a bien coulé un grand trois-mâts sarde sur les côtes de Sicile, après deux heures de combat ; pourquoi craindrait-il cette corvette à pavillon bleu ? Songez aussi que nous avons dix millions à conserver. Cordieu ! enfans, dix millions ou la corde !

L’effet de cette péroraison fut péremptoire, et tout d’une voix l’équipage cria : — Hourra ! — Mort aux Anglais !

La corvette se trouvait alors si proche, que l’on distinguait parfaitement ses amures et son gréement.

Tout à coup une légère fumée s’éleva à son bord, un éclair brilla, un bruit sourd retentit, et un boulet siffla en passant près du beaupré de l’Épervier.

— La corvette commence à parler, dit Kernok, c’est notre pavillon qu’elle veut voir, la curieuse.

— Que faut-il hisser ? demanda maître Zéli.

— Ceci, dit Kernok, car il faut être galant.

Et il poussa du pied une vieille souquenille de matelot, toute tachée de goudron et de vin.

— C’est drôle, dit le maître, et le haillon se guinda majestueusement en haut de la drisse.

On croit que la plaisanterie parut faible à bord de la corvette ; car deux coups de canon en partirent presque au même instant, et les boulets hachèrent en quelques endroits le gréement de l’Épervier.

— Oh ! oh ! nous nous fâchons, la belle ; tu fais la bégueule, dit Kernok. — À moi, Mélie ! et il s’allongea sur la couleuvrine qu’il avait baptisée de ce nom, visa, pointa : — À toi, l’Anglaise, et il fit jouer la batterie.

— Bravo ! s’écria-t-il, quand la fumée de l’amorce fut dissipée et qu’il put voir l’effet de son coup, bravo ! Vois donc, Zéli, déjà son perroquet de fouque en pantène : ça promet, ça promet, garçons, mais c’est quand l’Épervier va lui chatouiller les flancs avec ses griffes d’abordage, que l’Anglaise va rire.

— Hourra ! hourra ! cria l’équipage.

La corvette ne riposta pas au boulet de Kernok, répara son avarie au plus vite, et laissa porter en plein sur le corsaire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors elle en était tellement près, qu’on entendait la voix et le commandement des officiers anglais.

— Enfans, à vos pièces ! dit Kernok en se précipitant sur son banc de quart le porte-voix à la main ; à vos pièces, et, sacredieu ! ne faites pas feu avant le commandement !