Poèmes (Canora, 1905)/Le prolétaire

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(p. 183-184).


le prolétaire

 
Au nom des ouvriers, artisan de justice,
Comte, il faut en ce jour que ma main te bénisse,
Je n’étais rien. Ta voix m’a fait dresser le front.
Les riches et les forts me courbaient sous l’affront.
Je n’étais plus l’esclave ou le serf que l’on fouette.
Aux princes, en défi, j’avais jeté la tête
D’un roi ; lorsque, soudain, brisé dans mon essor,
J’avais subi, muet, le nouveau maître, l’or ;
Et, comme un vagabond aux portes de la ville
Regarde au loin, du seuil d’une tente fragile,
Les dômes éclatants des somptueux palais,
Étonné, j’ai revu ceux-là que j’appelais
Frères, au temps lointain de la lutte commune.
Ils passaient, dédaignant ma misère importune,
Grisés par l’abondance et par mille plaisirs,
Et sans prêtre ni foi qui domptât leur désir…
Alors Comte m’a dit : « Leur règne est éphémère,
« La puissance est à ceux qui recouvrent la terre
« Du lourd manteau doré des fertiles moissons,
« Tirent du sol la houille, élèvent les maisons !
« Ceux-là seuls sont les forts, dont le labeur utile
« Fait fleurir les jardins, et bourdonner la ville
« Et dévorer l’espace aux machines d’acier ;
« Non les tristes oisifs, producteurs de fumier

 
« Dont un juste mépris balayera la race !
« Aux caprices du sort, l’ordre un jour fera place,
« Qui gardera la femme, et le faible, et l’enfant,
« Harmonisant enfin vos efforts triomphants I
« Lors, on ne verra plus la hideuse misère
« Planer sur le logis — quand, malade, le père
« Se lamente, impotent. — La femme, à l’atelier,
« Laissant aux tout petits la garde du foyer
« Sur un labeur ingrat inclinant son front blême !
« La mère veillera sur les enfants qu’elle aime,
« Souriante. L’époux saura seul la nourrir.
« Près d’elle il goûtera le repos, le loisir,
« Les entretiens exquis dont l’âme sort meilleure,
« Et maître désormais de son humble demeure,
« Des puissants de jadis ne redoutant plus rien,
« Libre, il pourra parler, agir, en citoyen !
« Ouvriers, vous aurez votre part de science
« Et d’art et de beauté, vous aurez l’espérance
« De voir par l’univers, au règne de vos fils,
« Les usines bruire ainsi que de grands nids !
« Lors, plus d’oppression, de luttes criminelles
« Par le fer ou la faim ; la lâche sera belle
« Et vous aurez fondé le travail glorieux
« Par qui l’Humanité triomphera des dieux ! »