Poèmes (Canora, 1905)/Le penseur

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(p. 179-182).


I


le penseur

 
Quand un homme, jadis, eut vénéré la pierre
Lourde, qui protégeait contre les lions roux
Au seuil d’un antre obscur des créatures chères :
Devant l’arbre chargé de fruits, les sources claires
Quand il courba la tête et plia les genoux

Une naïve foi dans son âme était née
Qui lui faisait aimer les êtres bienfaiteurs.
Il leur subordonna sa force déchaînée
Et, devant un fétiche, unit sa destinée
Aux rudes compagnons de ses premiers labeurs.

 

Il groupe les troupeaux. Il sème, infatigable,
Le sol vierge, alentour des tombes des aïeux.
Et sa foi, s’élevant aux astres innombrables,
Transforme lentement les forces immuables
Qui régissent le monde, en un peuple de dieux.

Ces dieux, il les créa d’abord à son image,
Dévorateurs de chair, épais buveurs de sang,
Puis il les adora plus cléments et plus sages,
Lorsque Vénus retint Mars épris de carnage
En la tiède langueur de ses bras caressants.

Puis, honteux d’ignorer, l’homme voulut connaître
Les causes de la vie et les fins de la mort,
L’origine du monde et l’essence des êtres,
Et las d’avoir subi les fictions des prêtres,
Pour sonder le mystère il fit un noble effort…

Le principe était-il l’eau, l’air ou bien la flamme ?
Un nombre ? Le hasard des atomes mêlés ?
Le duel des esprits, l’un pur, et l’autre infâme ?
L’unique volonté d’un Dieu maître des âmes ?
Hélas ! Rien de certain ne semblait révélé !

 

L’Esprit cherchait en vain, sans trouver un indice
De stable vérité, qui fût commune à tous,
Et partout le plus fort, érigeant son caprice
En dogme impérieux, condamnait au supplice
Quiconque n’accédait à son culte jaloux…

Puis, ce fut sur le monde une aurore sublime
Où pâlit et mourut la flamme des bûchers !
Chaque homme méditait, croyait, priait sans crime,
Quand du doute cruel l’âme humaine victime
Erra… sur l’inconnu lasse de se pencher.

Par les prédécesseurs la route était tracée
Quand tu nous apparus, Comte, mais, cette fois,
Des plus puissants aïeux dégageant la pensée,
Tu détruisis, d’abord, l’espérance insensée
D’apprendre rien, sinon les immuables lois.

Entre toutes ces lois spéciales et certaines
Qui régissent la terre avec les animaux,
Maître, tu sus jeter cette admirable chaîne
Qui reliait au cours des étoiles lointaines
La morale de l’homme et le but des travaux.

 

Et l’ordre souverain régnait dans notre étude,
La Discorde mourait avec les dieux bannis,
Plus d’efforts dispersés, de vaine inquiétude,
Le but était certain, si la route était rude,
Et l’esprit positif nous tenait tous unis.

Grâce à toi le savant, sûr d’un dessein tenace,
Sentit la paix descendre en son cœur agité,
Créateur d’un moment, il agit, puis s’efface,
Mais il laisse après lui dans le cœur de la race
Un admirable espoir de plus de vérité.

Ton disciple aujourd’hui ne poursuit plus, ô maître.
Le secret de changer la pierre en lingot d’or,
Ou de voir le destin à ses yeux apparaître
Au grand jour, devant tous, il cherche à tout connaître,
Et le vrai qu’il découvre est au commun trésor.

Oui, par toi, désormais, Comte, nous saurons vivre
Sans folle illusion, conscients, fraternels,
Sans attendre qu’un Dieu surgisse et nous délivre.
C’est un savoir certain que nous voulons poursuivre,
Pour donner à nos fils un secours éternel !