Poèmes (Canora, 1905)/Oublier !

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(p. 97-99).


OUBLIER !


 
Du doux printemps qui va mourir,
Au seuil obscur de notre vie,
Pourquoi me demander, amie,
Si je saurai me souvenir ?

Je sais bien que la chanson folle
Qui tinte sous le ciel d’avril,
Caresse les fleurs et s’envole
Bientôt, comme un parfum subtil.

Hélas, je sais bien que tout passe :
Fleurs, pensée, et nous qui pensons,
Que tout cela tient peu de place
Dans le trou noir où nous glissons !

 

Mais comme la rose trémière,
Qui se sent mourir, garde encor
Aux plis de ses pâles paupières
La caresse des rayons d’or.

Le cœur, jusqu’à l’instant suprême
Où l’ombre de mort l’envahit,
Conserve l’image qu’il aime
Étincelante dans la nuit.

Ton nom demeure en ma pensée,
Tes yeux sont restés dans mes yeux,
Ta lèvre à ma lèvre pressée
A laissé des baisers fiévreux.

Ta voix palpite à mes oreilles,
Ta voix tremblante, par les soirs
Tièdes et lourds, les soirs de veille,
D’ivresses et de désespoirs.

Et quand je pleurerai, l’automne
Dans mes bois tristes et déserts
Où la bise au cri monotone
Jette les feuilles dans les airs ;

 

Lorsque bien seul, l’âme oppressée,
Sans plus espérer désormais,
Je tendrai ma lèvre glacée
Sans trouver celle que j’aimais,

Crois-tu que, dans les taillis sombres,
Ta forme ne glissera pas ?
Que je n’entendrai pas dans l’ombre
Frapper et s’éloigner tes pas ?

Que, si ce n’était qu’un beau rêve,
L’amour que tu vas déchirer,
Son ivresse, angoissante et brève,
Je saurais jamais l’oublier ?

Pourquoi me demander, amie,
Si je saurai me souvenir
Du doux printemps qui va mourir
Au seuil obscur de notre vie ?