Poèmes antiques et modernes/La Fille de Jephté

La bibliothèque libre.
Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 95-100).


ANTIQUITE BIBLIQUE

LA FILLE DE JEPHTÉ[1]

poème
Et de là vient la coutume qui s’est toujours observée depuis en Israël,

Que toutes les filles d’Israël s’assemblent une fois l’année, pour pleurer la fille de Jephté de Galaad pendant quatre jours.

Juges, ch. xi, V. 39-40.


Titre : P1, pas de sous-titre.


Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël,
Et leurs pleurs ont coulé sur l’herbe du Carmel :

— Jephté de Galaad a ravagé trois villes[2] ;
Abel ! la flamme a lui sur tes vignes fertiles !
Aroër sous la cendre éteignit ses chansons.
Et Mennith s’est assise en pleurant ses moissons !

Tous les guerriers d’Ammon sont détruits, et leur terre[3]
Du Seigneur notre Dieu reste la tributaire[4].
Israël est vainqueur, et par ses cris perçants
Reconnaît du Très-Haut les secours tout-puissants[5].

À l’hymne universel que le désert répète
Se mêle en longs éclats le son de la trompette,
Et l’armée, en marchant vers les tours de Maspha,
Leur raconte de loin que Jephté triompha[6].

Le peuple tout entier tressaille de la fête.
— Mais le sombre vainqueur marche en baissant la tête ;
Sourd à ce bruit de gloire, et seul, silencieux.
Tout à coup il s’arrête, il a fermé ses yeux.

Il a fermé ses yeux, car au loin, de la ville,
Les vierges, en chantant, d’un pas lent et tranquille.
Venaient ; il entrevoit le chœur religieux,
C’est pourquoi, plein de crainte, il a fermé ses yeux.

Il entend le concert qui s’approche et l’honore :
La harpe harmonieuse et le tambour sonore,
Et la lyre aux dix voix, et le Kinnor léger,
Et les sons argentins du Nebel étranger[7],

Puis, de plus près, les chants, leurs paroles pieuses.
Et les pas mesurés en des danses joyeuses[8],
Et, par des bruits flatteurs, les mains frappant les mains[9],
30 Et de rameaux fleuris parfumant les chemins[10].

Ses genoux ont tremblé sous le poids de ses armes ;
Sa paupière s’entr’ouvre à ses premières larmes :
C’est que, parmi les voix, le père a reconnu
La voix la plus aimée à ce chant ingénu :

— « Ô vierges d’Israël ! ma couronne s’apprête
» La première à parer les cheveux de sa tête ;
» C’est mon père, et jamais un autre enfant que moi
» N’augmenta la famille heureuse sous sa loi[11]. »

Et ses bras à Jephté donnés avec tendresse,
Suspendant à son col leur pieuse caresse[12] :
« Mon père, embrassez-moi ! D’où naissent vos retards ?
» Je ne vois que vos pleurs et non pas vos regards.

» Je n’ai point oublié l’encens du sacrifice :
» J’offrais pour vous hier la naissante génisse.
» Qui peut vous affliger ? le Seigneur n’a-t-il pas
» Renversé les cités au seul bruit de vos pas ? »

— « C’est vous, hélas ! c’est vous, ma fille bien-aimée ? »
Dit le père en rouvrant sa paupière enflammée ;
» Faut-il que ce soit vous ! ô douleur des douleurs[13][14] !
» Que vos embrassements feront couler de pleurs !

» Seigneur, vous êtes bien le Dieu de la vengeance ;
» En échange du crime il vous faut l’innocence.

» C’est la vapeur du sang qui plaît au Dieu jaloux[15] !
» Je lui dois une hostie, ô ma fille ! et c’est vous[16] ! »

— « Moi ! » dit-elle. Et ses yeux se remplirent de larmes[17].
Elle était jeune et belle, et la vie a des charmes.
Puis elle répondit : « Oh ! si votre serment[18]
» Dispose de mes jours, permettez seulement

» Qu’emmenant avec moi les vierges mes compagnes,
» J’aille, deux mois entiers, sur le haut des montagnes,
» Pour la dernière fois, errante en liberté,
» Pleurer sur ma jeunesse et ma virginité[19] !

» Car je n’aurai jamais, de mes mains orgueilleuses,
» Purifié mon fils sous les eaux merveilleuses ;
» Vous n’aurez pas béni sa venue, et mes pleurs
» Et mes chants n’auront pas endormi ses douleurs ;

» Et, le jour de ma mort, nulle vierge jalouse
» Ne viendra demander de qui je fus l’épouse[20],
» Quel guerrier prend pour moi le cilice et le deuil[21] :
» Et seul vous pleurerez autour de mon cercueil. »

Après ces mots, l’armée assise tout entière
Pleurait, et sur son front répandait la poussière[22].
Jephté sous un manteau tenait ses pleurs voilés[23] ;
Mais, parmi les sanglots, on entendit : « Allez[24]. »

Elle inclina la tête et partit. Ses compagnes.
Comme nous la pleurons, pleuraient sur les montagnes.
Puis elle vint s’offrir au couteau paternel[25].
— Voilà ce qu’ont chanté les filles d’Israël.


Écrit en 1820[26].
  1. Pour l’idée première et le choix du sujet, voir Chateaubriand, Martyrs, l. XVIII : L’Église se préparait à souffrir avec simplicité ; comme la fille de Jephté, elle ne demandait à son père qu’un moment pour pleurer son sacrifice sur la montagne. — et Fleury, Mœurs des Israélites, 1712, p. 258 : Les Israélites étaient fort religieux à observer leurs vœux et leurs serments. Pour les vœux, l’exemple de Jephté n’est que trop fort. — Rappelons pour mémoire qu’il y a dans les Mélodies Hébraïques de Byron une Fille de Jephté à laquelle celle de Vigny ne paraît pas redevable, si ce n’est peut-être du choix du rythme. Voir le texte anglais.
  2. Var : P1, Le fer de Galaad a ravagé vingt villes ;
  3. Var v. 7-8. P1, ont attristé leurs mères, | Et leurs veuves ont bu l’eau des larmes amères.
  4. Juges, XI, 1, 32-33 : En ce temps-là, il y avait un homme de Galaad nommé Jephté… Jephté passa ensuite dans les terres des enfants d’Ammon pour les combattre, et le Seigneur les livra entre ses mains. Il prit et ravagea vingt villes depuis Aroër jusqu’à Mennith, et jusqu’à Abel qui est planté de vignes : les enfants d’Ammon perdirent dans cette défaite un grand nombre d’hommes, et ils furent désolés par les enfants d’Israël. — Bible de Vence, t. X, 1772, p. 796, au verset 17 du c. XXVII d’Ezéchiel : On lit dans l’Hébreu, BKTI MNIT, in frumentis Minnith ; les Septante semblent avoir lu BKT ULUT, in frumento et stacte, le froment, la myrrhe. — Dom Calmet, Comm. litt . de l’Ancien et du Nouveau Testament, Eicchiel et Daniel, 1730, p. 274, même passage : Juda vous a apporté le plus pur froment ou le meilleur froment. L’Hébreu : du froment de Minnit. On connaît un canton ou une ville de Minnit au-delà du Jourdain, entre Héribon et Rabbat des Ammonites.
  5. Exode, XV, 1 et 2 (cantique de Moïse et de son armée) : Chantons des hymnes au Seigneur parce qu’il a fait éclater sa grandeur et sa gloire… Le Seigneur est ma force et le sujet de mes louanges, parce qu’il est devenu mon Sauveur.
  6. Juges, XI, 34 : Mais lorsque Jephté revenait à Maspha dans sa maison…
  7. Fleury, Mœurs des Israélites, 1712, p. 195 : Ils (les Hébreux) avaient une grande diversité d’instruments à vent, comme des trompettes et des flûtes de diverses sortes, des tambours et des instruments à cordes, dont les deux qui se trouvent le plus souvent sont cinnor et nebel… — Don Calmet, dissertation sur les instruments de musique des Hébreux, dans la Bible de Vence, VII, p. 156-157 : Nous comptons six instruments à cordes : 1° Le Nebel ou Nable, que nous croyons être le Psantherin ou Psaltérion. 2° Le Hasor ou instrument à six cordes, que nous croyons être le Kitbros ou Cithare. 3° Le Kinnor, que nous croyons être la Lyre… On le nommait [le Nebel] Sidonien, parce qu’on croyait que les Phéniciens l’avaient inventé.
  8. Fleury, Mœurs des Israélites, 1712, p. 194 : Leurs chants étaient accompagnés de danses, car c’est ce que veut dire le mot de chœur… Il est parlé de chœurs à la procession que fit David pour transférer l’arche en Sion, et en plusieurs occasions de victoires, où il est dit que les filles sortaient des villes en chantant et en dansant. — Rois, I, XVIII, 6 : Or quand David revint de la guerre après avoir tué le Philistin, les femmes sortirent de toutes les villes d’Israël au-devant du roi Saül en chantant et en dansant, témoignant leur réjouissance avec des tambours et des timbales.
  9. Psaumes, XLVI, 2 : Peuples, frappez tous des mains, louez Dieu avec des transports de joie et des cris de réjouissance.
  10. Matth., XXI, 8 : Une grande multitude de peuple étendit aussi ses vêtements le long du chemin ; les autres coupaient des branches d’arbre, et les jetaient par où il passait.
  11. Juges, XI, 34 : … sa fille, qui était unique, parce qu’il n’avait pas eu d’autres enfants qu’elle, vint au-devant de lui en dansant au sou des tambours.
  12. Var : P1, A-C2, cou
  13. D. Calmet, Commentaire littéral, Josué, les Juges et Ruth, 1720, p. 189 ! Fallait-il que vous vous présentassiez la première à ma rencontre ?
  14. Var : P1, A, ô douleurs
  15. Byron, Caïn, acte III, sc. 1 : Adah : Que savons-nous si quelque jour une expiation de ce genre ne pourra pas racheter notre race ? — Caïn : En sacrifiant l’innocent pour le coupable ? Quelle expiation serait-ce là ?… — caïn (à Abel) : Ton offrande de chair brûlée a un meilleur succès ; vois comme le ciel aspire la flamme, quand elle est chargée de sang… (En parlant de Jehovah :) Son plaisir ! Qu’était le souverain plaisir qu’il prenait aux vapeurs de la chair brûlée et du sang fumant, comparé à la douleur des mères bêlantes ?… Va-t’en ! Va-t’en ! Ton Dieu aime le sang ! — Exode, XX, 5 : Car je suis le Seigneur votre Dieu, le Dieu fort et jaloux…
  16. D. Calmet, Commentaire littéral, etc., p. 189 : … je dois vous annoncer que vous êtes dévouée au Seigneur.
  17. Var : A-C2, « Moi ? »
  18. Var : P1, A, O si.
  19. Juges, XI, 36-57 : Sa fille lui répondit : Mon père, si vous avez fait vœu au Seigneur, faites de moi tout ce que vous avez promis… Accordez-moi seulement, ajouta-t-elle, la prière que je vous fais : laissez-moi aller sur les montagnes pendant deux mois, afin que je pleure ma virginité avec mes compagnes.
  20. Fleury, Mœurs des Israélites, 1712, p. 165 : La virginité, considérée comme une vertu, était encore peu connue : on n’y regardait que la stérilité, et l’on estimait malheureuses les filles qui mouraient sans être mariées… Ce fut le sujet des regrets de la fille de Jephté. — D. Calmet, Dissertation sur les mariages des Hébreux, dans la Bible de Vence, VIII, 1721, p. 409 : La virginité était un opprobre dans Israël… De Là viennent les pleurs de la fille de Jephté, qui fait le deuil de sa propre personne, comme d’une personne morte, parce qu’elle mourait sans être mariée et sans avoir donné des héritiers à son père.
  21. Fleury, Mœurs des Israélites, 1712, p. 225 : Il fallait [en signe de deuil] porter des habits sales et déchirés, ou des sacs… Ils les nommaient aussi cilices.
  22. Fleury, ouvr. cité, p. 222 : Ils demeuraient assis à terre ou couchés sur la cendre [en signe de deuil]… Les marques de deuil étaient de déchirer ses habits sitôt qu’on apprenait une mauvaise nouvelle,… mettre ses mains sur sa tête,… et y jeter de la poussière ou de la cendre.
  23. Fleury, ouvr. cité, p. 223 : Quelquefois ils s’enveloppaient d’un manteau pour ne point voir le jour et cacher leurs larmes.
  24. Juges, XI, 58 : Jephté lui répondit : Allez.
  25. Juges, XI, 38-39 : Elle alla donc avec ses compagnes et ses amies, et elle pleurait sa virginité sur les montagnes. Après les deux mois, elle revint trouver son père, et il accomplit ce qu’il avait voué b. l’égard de sa fille.
  26. La date manque dans P1.