Poèmes antiques et modernes/Le Bal

La bibliothèque libre.
Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 191-195).


LE BAL

poème


Dédicace : A, À M. Jules Lefèvre, auteur du Parricide, de Maria, des Mexicains, etc.

Le sous-titre manque dans O, P1, A.


La harpe tremble encore et la flûte soupire[1],
Car la Walse bondit dans son sphérique empire ;
Des couples passagers éblouissent les yeux,
Volent entrelacés en cercle gracieux,
Suspendent des repos balancés en mesure,
Aux reflets d’une glace admirent leur parure,
Repartent ; puis, troublés par leur groupe riant.
Dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant.
La danseuse, enivrée aux transports de la fête[2],
Sème et foule en passant les bouquets de sa tête,
Au bras qui la soutient se livre, et, pâlissant[3],

Tourne, les yeux baissés sur un sein frémissant[4].



Courez, jeunes beautés, formez la double danse.
Entendez-vous l’archet du bal joyeux[5],
Jeunes beautés ? Bientôt la légère cadence
Toutes va, tout à coup, vous mêler à mes yeux[6].



Dansez et couronnez de fleurs vos fronts d’albâtre ;
Liez au blanc muguet l’hyacinthe bleuâtre,
Et que vos pas moelleux, délices d’un amant[7].
Sur le chêne poli glissent légèrement ;
Dansez, car dès demain vos mères exigeantes
À vos jeunes travaux vous diront négligentes ;
L’aiguille détestée aura fui de vos doigts.
Ou, de la mélodie interrompant les lois,

Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire,
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ;
Demain, sous l’humble habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux… ;
Ils chercheront en vain, sur la feuille indocile,
De ses simples discours le sens clair et facile ;
Loin du papier noirci, votre esprit égare.
Partant, seul et léger, vers le Bal adoré[8].
Laissera de vos yeux l’indécise prunelle
Recommencer vingt fois une page éternelle.
Prolongez, s’il se peut, oh ! prolongez la nuit[9].
Qui d’un pas diligent plus que vos pas s’enfuit !



Le signal est donné, l’archet frémit encore :
Élancez-vous, liez ces pas nouveaux
Que l’Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore[10],
Qui d’une molle chaîne imitent les anneaux[11].



Dansez, un soir encore usez de votre vie :
L’étincelante nuit d’un long jour est suivie ;
À l’orchestre brillant le silence fatal
Succède, et les dégoûts aux doux propos du bal.
Ah ! reculez le jour où, surveillantes mères.
Vous saurez du berceau les angoisses amères[12] :

Car, dès que de l’enfant le cri s’est élevé.
Adieu, plaisir, long voile à demi relevé.
Et parure éclatante, et beaux joyaux des fêtes,
Et le soir, en passant, les riantes conquêtes
Sous les ormes, le soir, aux heures de l’amour,
Quand les feux suspendus ont rallumé le jour.
Mais, aux yeux maternels, les veilles inquiètes
Ne manquèrent jamais, ni les peines muettes
Que dédaigne l’époux, que l’enfant méconnaît,
Et dont le souvenir dans les songes renait.
Ainsi, toute au berceau qui la tient asservie,
La mère avec ses pleurs voit s’écouler sa vie.
Rappelez les plaisirs, ils fuiront votre voix,
Et leurs chaînes de fleurs se rompront sous vos doigts.



Ensemble, à pas légers, traversez la carrière ;
Que votre main touche une heureuse main,
Et que vos pieds savants à leur place première
Reviennent, balancés dans leur double chemin.



Dansez : un jour, hélas ! ô reines éphémères !
De votre jeune empire auront fui les chimères ;
Rien n’occupera plus vos cœurs désenchantés,
Que des rêves d’amour bien vite épouvantés,
Et le regret lointain de ces fraîches années
Qu’un souffle a fait mourir, en moins de temps fanées
Que la rose et l’œillet, l’honneur de votre front ;
Et du temps indompté lorsque viendra l’affront,
Quelles seront alors vos tardives alarmes ?
Un teint, déjà flétri, pâlira sous les larmes,

Les larmes à présent, doux trésor des amours[13],
Les larmes, contre l’âge inutile secours[14] :
Car les ans maladifs, avec un doigt de glace.
Des chagrins dans vos cœurs auront marqué la place,
La morose vieillesse… Ô légères beautés !
Dansez, multipliez vos pas précipités,
Et dans les blanches mains les mains entrelacées.
Et les regards de feu, les guirlandes froissées.
Et le rire éclatant, cri des joyeux loisirs.
Et que la salle au loin tremble de vos plaisirs[15][16].


Paris, 1818[17].
  1. Les vers 1-12 manquent dans O.
  2. Var : P1, Et la vierge, enivrée
  3. À la place des vers 11 et 12, P1 donne les dix vers suivants :

    Mais dans les airs émus, la musique a cessé :
    La danseuse est assise en. un cercle pressé :
    Tout se tait. Et pourquoi, graves, mais ingénues,
    Ces trois jeunes beautés vers un homme venues ?
    Cette douleur secrète, errante dans ses yeux.
    N’a pas déconcerté l’abord mystérieux ;
    Elles ont supplié ; puis, s’aidant d’un sourire.
    Elles ont dit : « Les vers ont sur nous tant d’empire !
    « Ils manquaient à la fête, et le bal les attend. »
    Le sujet est donné, c’est la danse ; on entend :

  4. Cette description de la « walse » rappelle un passage célèbre de Werther, trad. Sévelinges, 1804 (Charlotte et Werther ont commencé de danser ensemble) : On en vint aux valses. D’abord peu de danseurs étant au fait, ce fut, au bout de quelques tours, une confusion épouvantable. Prudemment, nous les laissâmes se démêler, et les plus gauches renonçant à la partie, nous nous emparâmes du parquet, et reprîmes avec une nouvelle ardeur. Audran et sa danseuse furent les seuls qui continuèrent avec nous. Jamais je ne me sentis pareille agilité. Je n’étais plus un homme. Tenir dans ses bras la plus aimable des créatures ! Voler avec elle comme le tourbillon qui annonce la tempête ! voir tout passer, tout s’éclipser autour de soi ! sentir !… Mon ami, pour être franc, je fis alors le serment qu’une fille que j’aimerais, sur laquelle j’aurais des droits, ne valserait jamais avec un autre homme, dussé-je cent fois périr ! Tu me comprends. — Les dix vers ajoutés dans l’édition de 1822 semblent mettre en scène Vigny lui-même, rêveur et distrait, tel que nous le dépeint la comtesse d’Agoult, qui fut vers ce temps-là une de ses danseuses, et qui déclare n’avoir connu de lui, au bal, « que ses distractions à la contredanse ». (Daniel Stern, Mes Souvenirs, 1880, p. 305).
  5. Var : O, P1, Bal
  6. Var : O, Va tout à coup vous mêler à mes yeux (vers de dix syllabes).
  7. Var : O, P1, délices de l’amant,
  8. Var : O, P1, bal
  9. Var : O, P1, ô prolongez
  10. Var : O, Therpsycore C3, Therpsicore
  11. Var : O, Qui d’une chaîne imitent les anneaux (vers de dix syllabes).
  12. Millevoye, Satire des romans du jour :

    Ce jeune enfant… Il souffre ; on ne plaint point son mal.
    Il appelle sa mère… et sa mère est au bal.
    Mère ! Elle ne l’est plus ? Voluptueuse, ardente,
    Voyez-la tout entière à la walse enivrante…

  13. Var : O, P1, sous des larmes
  14. Var : D, doux trésors
  15. André Chénier, Élégies (éd. de 1819, xxix : Et c’est Glycère, amis…) :

    Mais quels éclats, amis ! C’est la voix de Julie :
    Entrons. Oh ! quelle nuit ! joie, ivresse, folie !
    Que de seins envahis et mollement pressés !…
    Il faut que de la Seine, au cri de notre fête,
    Le flot résonne au loin, de nos jeux égayé…

  16. Après le vers 84, P1 ajoute les 14 vers suivants qui forment épilogue :

    Où donc est la gaîté de la danse légère ?
    Ces mots ont-ils détruit sa grâce passagère ?
    Au lieu du rire éteint qui n’ose plus s’offrir,
    L’éventail déployé nous dérobe un soupir.
    Hélas ! lorsqu’un serpent est mort dans une source,
    D’une eau vivo et limpide elle poursuit sa course ;
    Mais son matin n’a plus de fécondes vapeurs,
    Et le gazon s’abreuve à des trésors trompeurs ;
    La reine marguerite a perdu sa couronne,
    Le bleuet incliné de pâleur s’environne.
    Et l’enfant qui, joyeux, vient et s’y rafraîchit,
    Pleure et crie en fuyant, car son genou fléchit.
    Son cœur traîne un feu sourd, une torture amère,
    Et des maux dont jamais n’avait parlé sa mère.

  17. La date manque dans O, P1.