Poèmes antiques et modernes/Symétha

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Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 130-133).


À PICHALD
auteur de léonidas et de guillaume tell

SYMÉTHA[1]

élégie


La dédicace et le sous-titre manquent dans P1.


« Navire aux larges flancs de guirlandes ornés[2],
Aux Dieux d’ivoire, aux mâts de roses couronnés[3] !
Oh ! qu’Éole, du moins, soit facile à tes voiles[4] !
Montrez vos feux amis, fraternelles étoiles !
Jusqu’au port de Lesbos guidez le nautonier.

Et de mes vœux pour elle exaucez le dernier[5][6] :
Je vais mourir, hélas ! Symétha s’est fiée
Aux flots profonds[7] ; l’Attique est par elle oubliée.
Insensée ! elle fuit nos bords mélodieux,
Et les bois odorants, berceaux des demi-Dieux[8],
Et les chœurs cadencés dans les molles prairies.
Et, sous les marbres frais, les saintes Théories[9].
Nous ne la verrons plus, au pied du Parthénon,
Invoquer Athénée, en répétant son nom ;
Et, d’une main timide, à nos rites fidèle,
Ses longs cheveux dorés couronnés d’asphodèle.
Consacrer ou le voile, ou le vase d’argent,
Ou la pourpre attachée au fuseau diligent.
Ô vierge de Lesbos ! que ton île abhorrée
S’engloutisse dans l’onde à jamais ignorée.
Avant que ton navire ait pu toucher ses bords !
Qu’y vas-tu faire ? hélas ! quel palais, quels trésors
Te vaudront notre amour ? Vierge, qu’y vas-tu faire ?

N’es-tu pas, Lesbienne, à Lesbos étrangère ?
Athène a vu longtemps s’accroître ta beauté,
Et, depuis que trois fois t’éclaira son été,
Ton front s’est élevé jusqu’au front de ta mère ;
Ici, loin des chagrins de ton enfance amère,
Les Muses t’ont souri. Les doux chants de ta voix
Sont nés Athéniens ; c’est ici, sous nos bois.
Que l’amour t’enseigna le joug que tu m’imposes ;
Pour toi mon seuil joyeux s’est revêtu de roses[10].

« Tu pars ; et cependant m’as-tu toujours haï,
Symétha ? Non, ton cœur quelquefois s’est trahi ;
Car, lorsqu’un mot flatteur abordait ton oreille,
La pudeur souriait sur ta lèvre vermeille ;
Je l’ai vu, ton sourire aussi beau que le jour ;
Et l’heure du sourire est l’heure de l’amour[11].
Mais le flot sur le flot en mugissant s’élève,
Et voile à ma douleur le vaisseau qui t’enlève ;
C’en est fait, et mes pieds déjà sont chez les morts ;
Va, que Vénus du moins t’épargne le remords[12] :
Lie un nouvel hymen ! va ; pour moi, je succombe
Un jour, d’un pied ingrat tu fouleras ma tombe,
Si le destin vengeur te ramène en ces lieux
Ornés du monument de tes cruels adieux ».

— Dans le port du Pirée, un jour fut entendue[13]

Cette plainte innocente, et cependant perdue ;
Car la vierge enfantine, auprès des matelots,
Admirait et la rame, et l’écume des flots[14] ;
Puis, sur la haute poupe accourue et couchée.
Saluait, dans la mer, son image penchée.
Et lui jetait des fleurs et des rameaux flottants[15],
Et riait de leur chute et les suivait longtemps ;
Ou, tout à coup rêveuse, écoutait le Zéphire,
Qui, d’une aile invisible, avait ému sa lyre.


Écrit en 1815[16].
  1. Le titre de la pièce est manifestement emprunté à une pièce de Millevoye, Simèthe ou le sacrifice magique, laquelle est elle-même une traduction de la IIe idylle de Théocrite, les Magiciennes. Simætha (Σιμαίθα), assistée de sa servante Thestylis, prépare le philtre qui doit lui ramener l’inconstant Delphis. La graphie Symétha, grécisation aventureuse du nom fourni par Millevoye, parait indiquer que Vigny n’a pas recouru au texte original.
  2. Var v. 1-2 : P1, Navire aux larges flancs de roses couronnés, | Aux Dieux d’ivoire, aux mâts de guirlandes ornés,
  3. Chateaubriand, Martyrs, IV : Nous vîmes tout à coup sortir une théorie du milieu de ces débris… C’était une députation des Athéniens aux fêtes de Délos. Le vaisseau déliaque, couvert de fleurs et de bandelettes, était orné des statues des dieux ; les voiles blanches, teintes de pourpre par les rayons de l’aurore, s’enflaient aux haleines des zéphyrs, et les rames dorées fendaient le cristal des mers… — et XVII : Cymodocée était assise sur la poupe ornée de fleurs, entre les statues d’ivoire de Castor et de Pollux.
  4. Var : P1, A, O qu’Éole.
  5. Gessner, La Navigation : Il fuit, le vaisseau qui porte Daphné sur des rives lointaines. Ah ! que du moins Zéphyr seul et les Amours volent autour d’elle ! — Horace, Odes, I, 3 (au vaisseau qui portait Virgile) :

    Sic te diva potens Cypri,
    Sic fratres Helenœ, lucida sidéra,
    Ventorumque regat pater,
    Obstrictis aliis, præter lapyga,
    Navis, quæ tibi creditum
    Debes Vergilium : finibus atticis
    Reddas incolumem, precor,
    Et serves animag dimidium meæ.

  6. Var : P1, Et de mes vœux ce vœu montera le dernier.
  7. André Chénier (cite par Chateaubriand, Génie du Christianisme, 1802) :
    Néère, ne va point te confier aux flots…
  8. Var : P1, A-C2, demi-dieux,
  9. Voir le passage des Martyrs cité ci-dessus, et la note : Grâce au Voyage d’Anacharsis, tout le monde sait aujourd’hui qu’une théorie veut dire une procession ou une pompe religieuse. — Le passage visé d’Anacharsis est le chapitre LXXVI, Délos et les Cyclades.
  10. Chénier, Néère (éd. de 1819) :

    Soit qu’aux bords de Pœstum, sous ta soigneuse main,
    Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin…

  11. Comparer, dans Millevoye, le refrain de la romance d’Éginard ;
    Heure du soir est aurore d’amour.
  12. Var : P1, A-C2, les remords :
  13. Var : P1, C3, du Pyrée A, de Pyrée B, de Pirée
  14. Réminiscence (par opposition) de la Jeune Tarentine :

    Mais, seule sur la proue invoquant les étoiles,
    Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
    L’enveloppe : étonnée, et loin des matelots.
    Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots.

  15. Chateaubriand, Martyrs, IV (suite du passage cité ci-dessus) : Des théores penchés sur les flots répandaient des parfums et des libations…
  16. La date manque dans P1.