Aller au contenu

Poèmes suivis de Venise sauvée/Poèmes/À une jeune fille riche

La bibliothèque libre.
Gallimard (collection Espoir) (p. 13-15).

À UNE JEUNE FILLE RICHE

Clymène, avec le temps je veux voir dans tes charmes
Sourdre de jour en jour, poindre le don des larmes.
Ta beauté n’est encor qu’une armure d’orgueil ;
Les jours après les jours en feront de la cendre ;
On ne te verra pas, éclatante, descendre,
Fière et masque baissé dans la nuit du cercueil.

À quel destin promise, en ta fleur passagère,
Glisses-tu ? Quel destin ? Quelle froide misère
Viendra serrer ton cœur à le faire crier ?
Rien ne se lèvera pour sauver tant de grâce ;
Les cieux restent muets pendant qu’un jour efface
Des traits purs, un teint doux qu’un jour a vus briller.

Un jour peut te blêmir la face, un jour peut tordre
Tes flancs sous une faim poignante ; un frisson mordre
Ta chair frêle, naguère au creux de la tiédeur ;
Un jour, et tu serais un spectre dans la ronde

Lasse qui sans arrêt par la prison du monde
Court, court, avec la faim au ventre pour moteur.

Comme un bétail la nuit par les bancs pourchassée,
Où trouver désormais ta main fine et racée,
Ton port, ton front, ta bouche avec son pli hautain ?
L’eau brille. Trembles-tu ? Pourquoi ce regard vide ?
Trop morte pour mourir, reste donc, chair livide,
Tas de loques prostré dans le gris du matin !

L’usine ouvre. Iras-tu peiner devant la chaîne ?
Renonce au geste lent de ta grâce de reine.
Vite. Plus vite. Allons ! Vite, plus vite. Au soir
Va-t’en, regards éteints, genoux brisés, soumise,
Sans un mot ; sur ta lèvre humble et pâle qu’on lise
L’ordre dur obéi dans l’effort sans espoir.

T’en iras-tu, les soirs, aux rumeurs de la ville,
Pour quelques sous laisser souiller ta chair servile,
Ta chair morte, changée en pierre par la faim ?
Elle ne frémit pas lorsqu’une main la frôle ;
Les reculs, les sursauts sont rayés de ton rôle,
Les larmes sont un luxe où l’on aspire en vain.

Mais tu souris. Pour toi les malheurs sont des fables.
Tranquille et loin du sort de tes sœurs misérables,
Tu ne leur fis jamais la faveur d’un regard.
Tu peux, les yeux fermés, prodiguer les aumônes ;
Ton sommeil même est pur de ces mornes fantômes
Et tes jours coulent clairs sous l’abri d’un rempart.


Des morceaux de papier, plus durs que les murailles,
Te gardent. Qu’on les brûle, et ton cœur, tes entrailles,
Seront frappés de coups dont tout l’être est brisé.
Mais ce papier t’étouffe, il cache ciel et terre,
Il cache les mortels et Dieu. Sors de ta serre,
Nue et tremblante aux vents d’un univers glacé.