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Poèmes suivis de Venise sauvée/Poèmes/Vers lus au goûter de la Saint-Charlemagne

La bibliothèque libre.
Gallimard (collection Espoir) (p. 16-20).

VERS LUS AU GOÛTER
DE LA SAINT-CHARLEMAGNE,
Lycée Henri-IV (30 janvier 1926)

J’entends des chants, des cris, des appels et des rires ;
Quels sont ces jeunes gens qui semblent si joyeux ?
Quand pour nous les destins toujours deviennent pires,
Quelle est cette lueur que je vois dans leurs yeux ?
Les uns sont des enfants, d’autres presque des hommes,
Mais un même bonheur illumine leur front ;
Quels paradis voient-ils, éteints dès qu’on les nomme ?
À quoi songent-ils donc, dans le trouble où nous sommes ?
Est-ce à ce qu’ils accompliront ?

Douce jeunesse, illuminée
Des plus clairs regards du matin,
Tu marches d’année en année
À la rencontre du destin.
Les yeux sur les pures étoiles,
Tu vas vers l’avenir sans voiles ;

Tu marches parmi les clartés,
Le regard libre et les mains vides,
Au-devant des aubes splendides
Qui se lèvent sur les cités.

Ivre de l’ivresse du sage,
Tu bois l’air pur, candide et clair ;
Tu crois ouïr un divin message
Dans ce silence plein d’éclairs ;
Libre de parfums et de rêves,
Tu dédaignes les fleurs trop brèves,
Tu vas dans la paix de l’éveil,
Foulant la neige inviolée
Et ne voyant dans la vallée
Que les libres jeux du soleil.

Tu vas, forte, innocente et pure,
Tenant un glaive dans ta main ;
Tu crois que l’éclat d’une armure
Siérait, sous ce soleil divin ;
Libre et soudain comme un miracle,
Ton pur regard est un oracle
Pour tes aînés trop soucieux,
Qui se demandent, sans réponse,
Quels destins les astres annoncent
À ces jeunes silencieux.

Car les destins présents sont mornes et tragiques :
Le pain au citoyen parfois vient à manquer ;
Le peuple, fatigué des luttes politiques,
Déjà s’irrite et tremble et commence à gronder.
Au loin notre pays voit, en de mornes guerres,

Combattre ses soldats encore presque enfants ;
Ici, de durs soucis font les regards austères ;
Que peuvent donc songer, dans toutes ces misères,
Ces jeunes hommes triomphants ?

Peut-être devant eux ils voient, comme en un rêve,
Passer cet Empereur dont nous fêtons le nom ;
Ils voient des bras levés qui s’abattent sans trêve,
Entendent des coups sourds plus beaux que les canons.
L’on brandissait alors Durandal et Joyeuse ;
Les glaives au soleil scintillaient par éclairs ;
Et sans cesse passaient, troupe victorieuse,
Bien droits sur leurs chevaux, dans leur joie orgueilleuse,
Les chevaliers au regard clair.

Ils luttent, ces héros, hardiment, d’homme à homme,
Le glaive teint de sang, maïs le cœur toujours pur ;
Au ciel l’ange sourit au soldat qui le nomme,
Et le guerrier combat, plus ardent et plus sûr.
C’est pour Dieu que l’on lutte, et pour la douce France ;
Autour du chevalier qui meurt, joignant les mains,
Les trois vierges de Dieu viennent, beau chœur qui danse,
La Charité, la Foi, la candide Espérance,
Pour lui dévoiler les destins.

Cependant que ses pairs l’emportent vers la terre,
Douce terre de France où son corps dormira !…

Puis retournent combattre ; et de nouveau la guerre
Gronde, et l’on rivalise à qui le vengera.
Le mort s’ajoute au mort ; d’autres blessés sans cesse,
Par le glaive frappés, s’ajoutent aux blessés ;
Puis, sans même sentir ce glaive qui les blesse,
Se lèvent pour frapper, frapper, avec ivresse,
Tant, que leurs bras en sont lassés.

Et le jeune homme ardent qui songe à Charlemagne
Veut, à son tour, combattre, et lutter, et mourir ;
Marcher, marcher sans fin, par val et par montagne,
À la suite d’un chef, et sans songer à fuir.
Un sang jeune et bouillant dans ses veines ardentes
S’épand ; il ne sait pas que les temps sont passés
Où l’homme frappait l’homme avec ses mains sanglantes
Et nourrissait sans fin ses ivresses brûlantes
Avec des crânes fracassés !

Le jeune homme, à présent, ne peut plus, dans la guerre,
Assouvir son besoin d’agir et de lutter ;
Les soldats d’aujourd’hui luttent — combat sévère ! —
Sans glaive, dans la boue, et sans pouvoir frapper.
Mais s’il ne peut rêver de suivre cette route,
Mais s’il ne peut rêver d’imiter ces soldats,
Qu’il ne s’afflige pas ! et plutôt qu’il écoute

En lui sourdre une voix plus forte que le doute,
Qui l’appelle à d’autres combats.

Car ces temps ne sont plus où l’homme allait en rêve
S’enivrant vainement de vaines actions ;
Nous, il nous faut combattre en des combats sans trêve,
Plus beaux que les combats entre les nations.
Ce qu’il nous faut dompter, nous autres, c’est le monde ;
Étreignant l’univers de notre forte main,
Il nous faut établir le droit, la paix féconde,
Et partout imposer notre empreinte profonde
Sur les choses et le destin !

Partez donc, jeunes gens, dans l’ardeur de votre âge,
Partez, forts et virils, pour des combats si beaux ;
Par deux grandes vertus, Patience et Courage,
Soyez vainqueurs de tout, et même des tombeaux.
Plutôt que Charlemagne, invoquez cette sainte
Qui fut par son grand cœur plus forte que la mort ;
Telle que l’invoquait le Français dans sa crainte,
Lorsqu’il la regardait, sans menace et sans plainte,
Veiller sur la Ville qui dort !