Poètes Moralistes de la Grèce/Notice sur Théognis de Mégare

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NOTICE
sur
THÉOGNIS DE MÉGARE
PAR
M. Jules GIRARD
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres


Théognis est moraliste et passionné ; c’est là ce qui le distingue des autres poètes que les anciens Grecs honoraient comme leurs maîtres et leurs éducateurs. Isocrate le cite avec Hésiode et Phocylide parmi les meilleurs conseillers auxquels on puisse demander la science de la vie ; ses vers élégiaques ont été pendant des siècles appris par cœur dans les écoles : et ce sage nous a transmis avec ses préceptes l’expression ardente de ses haines, l’éloquent témoignage de ses émotions et de ses douleurs. Il nous apparaît, non pas seulement, comme les Sages de la Grèce, occupé de dicter des règles de conduite à ses contemporains, mais si fortement engagé lui-même dans la réalité, qu’il n’est peut-être pas d’auteur ancien qui nous en apprenne davantage sur l’état politique et social et sur les mœurs de son pays à une date déterminée.

On ignore l’année de sa naissance. Il fleurissait vers 544 avant Jésus-Christ et vivait encore au temps de la première guerre Médique. Cet espace d’une cinquantaine d’années qu’enferment les limites connues de sa vie semble avoir été pour Mégare, sa patrie, une période de troubles et de révolutions. Dès 610 le régime aristocratique, qui dominait dans cette ville comme dans toutes les cités Doriennes, avait été violemment détruit par Théogène, le beau-père de l’Athénien Cylon. Grace à l’appui du peuple, il s’était emparé de la tyrannie. Renversé à son tour, sa chute avait été le signal d’une démocratie effrénée, dont le souvenir a été consacré dans l’histoire des lettres par la naissance de la comédie politique, forme particulière des représailles que le peuple exerça alors contre la dure oppression de la race conquérants. Des alternatives mal connues rendirent et retirèrent le pouvoir aux nobles, jusqu’à ce qu’enfin, vers le commencement de la guerre du Péloponnèse, le rétablissement durable de leur autorité dans des conditions plus douces et équitables procurât à leur pays un régime d’ordre et de calme qui faisait l’envie de Platon et d’Isocrate.

Théognis fut directement impliqué dans les agitations par lesquelles Mégare acheta cette tardive tranquillité, et c’est lui qui nous a laissé la preuve, pour ainsi dire vivante, des passions dont était animés les deux partis en lutte. Noble lui-même, il trouve les expressions les plus méprisantes qu’ait pu inventer l’orgueil de race, pour flétrir l’usurpation des vilains, ces êtres à demi humains qui naguère, exclus de la cité, vivaient sur la montagne comme des bêtes sauvages, dont le cou plié par la servitude ne peut se redresser, qu’il faut écraser du talon, dont l’incurable grossièreté est aussi impuissante à produire des enfants de bonne nature que les oignons des scilles à donner la rose ou l’hyacinthe.

La société se partage en deux classes : les bons, c’est-à-dire les nobles, et les mauvais, c’est-à-dire les vilains. Or ce qui désole le poète et lui paraît consommer la ruine morale de la société, c’est que sous la contrainte de la pauvreté, des nobles s’allient par des mariages avec des vilains enrichis. En lisant ces plaintes, nous ne devons pas oublier que Mégare était une ville maritime et commerçante. Le peuple ne se borna pas à s’emparer violemment des propriétés de ses anciens oppresseurs ; il leur succéda dans les opérations commerciales dont ils avaient le privilège et l’expérience et donna ainsi à sa fortune nouvelle un accroissement durable. De là des rapports d’intérêts et des désirs mutuels de transactions ; et c’est ce qui sans doute contribua le plus à amener avec le temps un rapprochement entre les classes ennemies. Théognis, lui, condamne énergiquement chez les autres membres de l’aristocratie ces honteuses faiblesses. Dépouillé lui-même de ses biens, il ne trouve de satisfaction que dans l’amertume de ses plaintes et dans l’expression de ses regrets. Plût aux dieux qu’il pût boire le sang noir de ses spoliateurs ! Telle est l’imprécation, renouvelée de l’Hécube d’Homère, qui s’élance de cette âme aigrie par la pauvreté, irrité à la fois par les violences de ses adversaires et par les trahisons des siens. Il aime aussi à se représenter les jouissances perdues, qui autrefois étaient réservées à cette société particulière que formaient les nobles. Jeune, il les avait chantées dans des vers dont quelques-uns sont peut-être venus jusqu’à nous ; et l’on peut, en le lisant, se représenter dans quelques-uns de ses traits la vie élégante et voluptueuse des Doriens de Mégare, surtout les mœurs des banquets, qui, dans une ville enrichie par le commerce, avaient pris un tout autre caractère qu’à Sparte.

Théognis nous révèle dans sa patrie l’existence de vicissitudes et de périls dont l’histoire n’a gardé le souvenir. Il parle de la sottise du peuple amoureux d’un maître ; il signale le danger de voir « s’élever le chef de quelque faction funeste, qu’enfantera pour son châtiment l’insolente cité. » Il fut forcé de chercher un refuge dans l’exil. Accueilli par les Mégariens de Sicile qui lui accordèrent le titre de citoyen, peut-être resta-t-il chez eux jusqu’à la destruction de leur ville par Gélon en 483. On voit qu’il séjourna aussi à Sparte et en Eubée. C’est lui-même qui nous apprend ces détails sur son exil dans des les plaintes où s’exprime éloquemment le regret de la patrie. Le patriotisme, en effet, relève chez lui la passion politique ; on le sent aussi dans l’expression des craintes que lui inspirent soit la menace prochaine de la guerre contre les Perses, soit la mollesse de ses concitoyens, qui « les voiles blanches abaissées, marchent au hasard en pleine mer dans la sombre nuit, et dorment sans défendre le navire contre les vagues qui l’envahissent par les deux bords. »

Ces vers respirent une morale plus désintéressée et plus haute. Mais Théognis n’aurait pas été compté parmi les moralistes, s’il s’était borné à exprimer, dans l’émotion du patriotisme, quelque sentiment généreux. Ce qui lui a mérité cet honneur, c’est une sorte de fonction volontairement acceptée et remplie sous une forme toute grecque, celle d’instituteur d’un jeune homme. Une antique légende, que racontait encore Pindare, représente le centaure Chiron élevant Achille et façonnant à la fois le corps et l’âme du jeune héros : il semble qu’une tradition se soit formée à cet exemple chez les Grecs, qui conservaient parmi les poèmes hésiodiques des Conseils de Chiron à Achille, et qu’elle ait surtout été en honneur dans l’aristocratie dorienne. C’est ainsi que Théognis se fait l’éducateur d’un jeune noble, Cyrnus de Polypaidès ou fils de Polypès ; il lui prodigue les conseils, lui transmet les qualités et les manières qui conviennent à son rang, lui communique enfin la science de la vie telle qu’il l’a gagnée par une pénible expérience. Sans doute, dans cette période de luttes et de périls, les passions haineuses, les leçons d’une prudence qui va jusqu’a la dissimulation ne sauraient être exclues de l’enseignement du maître : c’est une éducation de parti que reçoit l’élève des Théognis. Cependant il y a aussi dans cet enseignement un côté plus général et plus noble ; le poète forme Cyrnus à l’honneur, à la vertu, à la piété.

On peut d’après ses vers se former un type idéal du noble Mégarien à cette époque, se distinguant du vulgaire par la dignité de la tenue comme par la constance du caractère, fort d’une force intérieure qui lui fait accepter sans trouble les dons quels qu’ils soient de la divinité, résister à la bonne comme à la mauvaise fortune, sans joie excessive et sans bassesse, qui le défend contre l’amour de l’argent et contre les lâches suggestions de la pauvreté, qui enfin lui enseigne la mesure, ce dernier mot de la sagesse antique. Ni dans ses actes, ni dans ses paroles, il n’oublie jamais la convenance ; il sait se taire, science ignorée de la foule : « Chez les sages, la nature a placé au fond du cœur et les yeux et la langue, et les oreilles et l’esprit. » Il ne se presse pas ; mais, supérieur à une vaine agitation, il attend le moment favorable pour chaque chose, et reste toujours digne à l’égard du sort comme des hommes et des dieux. Ajoutons que par moment le poète embrasse d’une vue haute et générale le gouvernement moral du monde, et ose dicter à la Providence la loi équitable qui, contrairement à la foi traditionnelle, celle de Solon lui-même, abolit dans les familles l’hérédité de la faute et de la responsabilité. Tel est le progrès de la pensée religieuse qu’il consacre par des vers éloquents. Il devance même ses contemporains ; car Pindare, plus jeune que lui, n’atteindra pas dans ses idées religieuses jusqu’à cette conception de la justice divine.

Nous avons de Théognis environ quatorze cents vers. C’est en réalité un recueil de fragments, et l’on peut affirmer qu’ils n’appartenaient pas à un seul poème. Le savant et ingénieux Welcker, dont l’excellente introduction a fait comprendre le rapport de ces vers avec les mœurs et l’histoire politique de Mégare, avait essayé de les ramener à un ordre logique, en dégageant l’œuvre primitive des additions et des interpolations qui se trouvent dans les manuscrits. Il est plus prudent de nous en tenir à ce que nous donne la transcription inintelligente des copistes anciens, tout en reconnaissant que leurs extraits rapprochent au hasard des ouvrages de diverse nature, les conseils à Cyrnus, des chants de banquet, des vers érotiques, des jeux d’esprit. La première cause de ce désordre fut sans doute le succès même qu’obtinrent de bonne heure les poèmes de Théognis, et, en particulier, les vers d’un caractère moral. Certaines parties, plus connues et plus souvent citées, se détachèrent du reste et furent recueillies dans les manuscrits courants. La traduction de M. Patin, que l’on donne ici, a été publiée après sa mort dans l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques. Comme ce travail remontait à une époque assez ancienne, il a fallu y introduire quelques modifications pour le mettre au courant des progrès de la critique. On a suivi, en général, pour cette révision, le texte donné par M. Ziegler en 1868. Cent cinquante-neuf vers, donnés par un seul manuscrit, qui est, il est vrai, le meilleur, manquent dans cette traduction. Ce sont des vers érotiques ; et comme ils ne portent pas la marque particulière de Théognis, ce qui est traduit suffit pour faire connaître le poète Mégarien sous ses aspects les plus originaux.

Jules Girard.