Poètes Moralistes de la Grèce/Notice sur Tyrtée

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NOTICE SUR TYRTÉE
PAR
M. GUIGNIAUT
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres


Tyrtée fut le premier qui, après Callinus et Archiloque, dans le septième siècle avant notre ère, cultiva le genre de poésie qu’on appelle l’élégie ancienne, et dont les accents, voisins de l’épopée, quoique préludant à la muse lyrique, étaient surtout consacrés aux grands intérêts de la patrie. On pourrait même croire qu’il importa cette forme poétique, toute nouvelle encore, d’Asie Mineure et des îles sur le continent de la Grèce, si l’on admettait avec Suidas qu’il fût né à Milet. C’est de cette ville qu’il serait venu à Athènes ; mais la plupart des auteurs le font Athénien, et d’autres vont jusqu’à assigner Aphidna comme le lieu de l’Attique dont il était originaire. La mention de ce lieu, en relation très ancienne avec la Laconie par la tradition d’Hélène et des Dioscures, explique, mieux que toute autre circonstance peut-être, que Tyrtée ait été appelé ou envoyé de là à Sparte, dont il fut nommé citoyen pour prix de ses chants et de ses services. Suivant une légende bien des fois répétée, mais qui n’en est pas plus certaine, l’oracle de Delphes ayant ordonné aux Lacédémoniens, vivement pressés par Aristomène dans leur seconde guerre contre Messène, de demander un général aux Athéniens, ceux-ci, par dérision, leur dépêchèrent un maître d’école boîteux et peu sain d’esprit, qui pourtant sauva Sparte par ses conseils sinon par sa valeur. Ce n’est là, selon toute apparence, qu’un travestissement populaire ou une version intéressée d’un fait antique mal compris ou défiguré à plaisir par la jalousie des Athéniens. En effet, l’orateur Lycurgue, qui nous a conservé un des plus beaux morceaux de Tyrtée, nous met sur la voie de la vérité dans son Discours contre Léocrate (XXVIII, § 106). On y voit que le prétendu maître d’école était tout à la fois un homme d’État et un poète, pour qui des chants inspirés par la vertu guerrière portée jusqu’à l’enthousiasme furent un puissant moyen d’exciter les mêmes sentiments dans les âmes et de servir son pays d’adoption. Il chantait ses élégies en faisant soutenir sa voix par les sons de la flûte, et il apprit aux autres à les chanter : il en fit une partie essentielle de l’éducation de la jeunesse à Sparte, et les Spartiates portèrent une loi d’après laquelle, dans toute la suite du temps, quand leurs guerriers étaient en campagne, ils devaient se réunir devant la tente du roi pour entendre les poésies de Tyrtée[1]. Quelques-uns veulent même que Tyrtée ait été l’inventeur du triple chœur des jeunes gens, des hommes faits et des vieillards, s’exaltant à l’envi par l’éloge de leur valeur passée, présente et future. Ce qui est plus sûr, c’est qu’indépendamment de ses élégies belliqueuses, Tyrtée avait composé, non plus en dialecte ionien ou homérique, mais en dialecte dorien et populaire, de véritables chansons de guerre dans le mètre tout lyrique des anapestes, et que l’armée entonnait en chœur aux sons de la flûte, en marchant au combat, d’où vient qu’on les nomma embateria ou marches.

Mais la mission de Tyrtée ne se borna point là. En même temps qu’il conduisait les guerriers au combat, il apaisait les dissensions que les revers avaient suscitées entre les citoyens, et qui menaçaient Sparte de la plus dangereuse des révolutions. Comme des terres conquises dans la Messénie avaient été reprises, les propriétaires dépouillés demandaient à grands cris un nouveau partage des terres. Ce fut alors que Tyrtée parut sur la place publique, et qu’il récita en cadence la plus fameuse de ses élégies, une élégie toute politique, nommée pour cette raison Politeia ou la Constitution, et encore Eunomia, comme qui dirait la Légalité ou le Bienfait des lois. Pour ramener les esprits au respect de la loi, il mettait sans doute en contraste les maux de l’anarchie prêts à fondre sur la ville, et le tableau des liens de toute espèce qu’enfante la bonne harmonie entre les citoyens, fondée sur l’ordre dans l’État. Cette harmonie, il la trouvait réalisée dans les temps antérieurs, dont il traçait rapidement l’histoire, dans les salutaires effets de la législation de Sparte, dont il faisait une magnifique apologie. Tel était, sans aucun doute, le sujet de l’Eunomie, comme on peut en juger par les fragments qui en restent, et que nous devons à Strabon, à Plutarque, à Pausanias[2]. On y retrouve, mais plus grave, plus calme, et avec des images différentes, cette inspiration si brûlante qui anime les trois élégies guerrières, plus ou moins complètes, dont l’orateur Lycurgue nous a conservé l’une et Stobée les deux autres. Elle se fait sentir plus vive encore et plus pressante, à l’heure du combat, dans les deux lambeaux des anapestes qui nous ont été transmis si mutilés par Dion Chrysostôme, Tzetzès et Héphestion. Les anciens avaient fait cinq livres de ce qu’ils possédaient sous le nom de Tyrtée ; ce que nous en avons forme à peine quelques pages dans les recueils de Brunch et de Gaisford, dans les monographies de Klotz et de Bach[3], mais des pages où se révèle l’âme tout entière du poète guerrier et citoyen. Le sentiment patriotique qui lui dicta ses élégies a passé dans les Messéniennes de Casimir Delavigne, placées sous son invocation.

M. Baron a donné, sous le titre de Poésies militaires de l’antiquité, les chants de Callinus et de Tyrtée, trad. nouv. polyglotte (Brux., 1835, in-8o). Firmin Didot en avait publié antérieurement une édition avec une traduction en vers français et des notes, le tout précédé d’une notice littéraire, en français et en grec moderne (Paris, 1826, in-12).




  1. Suivant Philochore, cité par Athénée, la réunion avait lieu le soir, à la fin du repas, et quand le péan avait retenti en l’honneur des dieux, l’élégie était chantée tour à tour par les convives, qui disputaient le prix décerné par le polémarque ; ce prix, tout à fait assorti à la simplicité des mœurs lacédémoniennes, était une part de viande choisie.
  2. Strabon, VI, p. 279, et VIII, p. 362 ; Plutarque, Lycurgue, 6 ; Pausanias, ch. VI, XIV et XV.
  3. Brunck, Analect. ; Gaisford, Poet. gr. min. ; t. III. ; Klotz, Tyrtæi quæ exstant omnia, 1764 et 1767 ; et Bach, Tyrtæi Aphidnæi carmina quæ supersunt, plus court, plus complet et préférable à tous égards. Bergk a donné le texte de Tyrtée dans sa collection des lyriques grecs. Nous indiquerons encore, comme les meilleures dissertations critiques sur les poèmes de Tyrtée, celles de Thiersch, De gnomic. carmin. Græc. ; 2e partie, dans les Act. philol. monac., t. III, et de Matthiæ De Tyrtæi carminibus (Altenbourg, 1820), réfutant les hypothèses dont est rempli le livre trop vanté de Franck, intitulé Callinus.