Poètes contemporains en Allemagne/05

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 89-136).

CHAPITRE 5



LES NIBELUNGEN[1]


Dans un vieux bourg royal de Bourgogne, à Worms sur le Rhin, croissait en grâce et en beauté une noble princesse, privée de son père dès ses plus jeunes années. Des rêves gros de pressentiments traversent le sommeil de l’aimable Chriemhilt au sein de la solitude paisible où s’est écoulée son enfance. Un de ces rêves lui montre un faucon qui l’enlève dans les airs et pendant quelque temps lui prodigue les soins et les caresses ; mais voilà que deux aigles se précipitent de ce côté, et qu’avec leurs serres puissantes ils écrasent la pauvre bête sous ses yeux. Pleine de tristesse et de trouble, la jeune fille s’empresse de raconter ce rêve à sa mère et de lui en demander le sens. « Ce faucon, répond la mère, est un noble guerrier à qui l’avenir te destine ; que Dieu veille sur lui et te préserve de le perdre trop tôt ! — Que me parlez-vous d’un guerrier, chère mère ? Ne savez-vous pas que je veux vivre jusqu’à la fin sans l’amour d’aucun héros, afin d’éviter que les douleurs et les peines ne viennent payer mon amour ? — Crois-moi pourtant, répond la mère, ne fais pas trop haut cette promesse, ne jette pas l’amour trop loin ; car, si jamais tu veux remplir ton cœur de joie, cette joie ne pourra te venir que de l’amour d’un homme. Tu seras un jour la femme d’un noble héros. »

Cependant dans les Pays-Bas, à Xanten sur le Rhin, grandissait en taille comme en valeur Sigfrid, fils de Sigmund et de Sigelinde, jeune guerrier qui, lorsqu’il était encore presque enfant, allait déjà par monts et par vaux, cherchant à mesurer ses forces vraiment merveilleuses. La nouvelle ne tarda pas à lui venir de l’incomparable beauté de cette jeune fille qui demeurait à Worms, sur le haut Rhin ; et c’est ainsi que le plus beau et le plus hardi de tous les jeunes héros de ce temps quitta sa ville natale avec ses hommes pour prendre le chemin de Worms, dans le but d’y gagner l’amour de la plus belle, la plus gracieuse et la plus pure des jeunes filles qui fût au monde. Le vieux roi Sigmund prend congé de son fils avec des paroles où perce un sombre pressentiment. Une larme de douleur, arrachée par la pensée de son cher enfant qu’elle craint de perdre, coule des yeux de Sigelinde sur la forte main de Sigfrid. Cependant le fils s’éloigne chargé des riches présents que son père et sa mère destinent à la jeune fille qui doit devenir leur bru.

Voici maintenant que devant le bourg royal de Worms arrivent, en chevauchant fièrement, des étrangers qu’à leur force et à leur taille on prendrait pour des géants, et qui étonnent tous les yeux par la magnificence inouïe de leurs armures et de leurs chevaux. Personne ne connaît ces guerriers arrêtés en face de la salle royale, personne ne connaît leur chef, ce jeune homme dont l’air et la tournure annoncent un roi. Dans cette incertitude, on se hâte d’aller chercher Hagen de Tronei, à qui nul pays n’est étranger ; mais lui aussi n’a jamais tu ces guerriers. « À coup sûr, dit-il, ce sont des princes ou des ambassadeurs envoyés par des princes ; d’où qu’ils puissent venir, nul doute que ce ne soient de vaillants héros. » Il ne tarda pas à ajouter : « Je n’ai, à la vérité, jamais vu Sigfrid, mais je dois croire que ce ne peut être que lui qui s’avance là si noblement. C’est Sigfrid qui a dompté la race des Nibelûngen, qui a ravi à la sombre race des Schibûngen et des Nibelûngen l’immense trésor de pierres précieuses et d’or rouge et brillant, qui a soumis à sa puissance le pays et les hommes des vaincus, et enlevé au nain Alberich, dans un combat acharné, le chaperon magique qui rend invisible ; ce même Sigfrid, enfin, qui, après avoir tué un dragon, se baigna dans son sang, si bien que tout son corps se couvrit d’une espèce de corne et devint invulnérable. Hâtons-nous de bien accueillir de tels hôtes, afin de ne pas attirer sur nous la haine de ce rapide et vaillant guerrier. »

Sigfrid fut donc reçu avec magnificence et fêté royalement. De splendides tournois s’ouvrirent à la cour du roi. Chriemhilt, cachée derrière une fenêtre, contemplait le jeune et robuste héros, et le plaisir qu’elle éprouvait à le voir lui faisait oublier tous ses amusements et tous ses jeux d’autrefois avec ses compagnes, toutes les occupations agréables et paisibles qui remplissent la solitude d’une sage jeune fille. Cependant Sigfrid avait déjà passé toute une longue année à la cour du roi de Bourgogne, sans que ses yeux eussent pu voir une seule fois celle pour laquelle il était venu. Il se met au service du roi et entre en campagne avec l’armée et les héros bourguignons. C’est ainsi qu’il assiste à maint combat, et traverse la Hesse en franchissant le long espace qui sépare le Rhin des plaines de la Saxe, dont le roi, Liutger, de concert avec le roi Liutgast, de Danemark, avait déclaré la guerre aux Bourguignons. Dans un combat meurtrier, Sigfrid se montre le plus fort et le plus vaillant des héros. Il bat et fait prisonnier le roi des Danois, Liutgast, et sa valeur force Liutger à se rendre avec ses Saxons. Des messagers partent pour le Rhin afin d’annoncer l’heureuse victoire, et l’un d’eux est aussi chargé d’aller dire à Chriemhilt la bonne nouvelle ; car l’on sait ou l’on devine que le cœur de la princesse n’est plus à Worms, mais à la guerre de Saxe. « Apprends-moi donc maintenant une précieuse nouvelle, dit Chriemhilt ; je te donnerai tout mon or, et je veux, si tu me dis la vérité, t’être favorable pendant toute ma vie. — Personne, noble reine, n’a chevauché plus bravement vers le danger et vers le combat que l’hôte des Pays-Bas. C’est la main de Sigfrid qui a soutenu les deux attaques les plus importantes, la première et la dernière. Les otages que vous verrez venir de Saxe jusqu’aux bords du Rhin, c’est sa force héroïque qui les a domptés et qui les envoie ici.

La jeune princesse fait donner dix marcs d’or et de riches vêtements à l’envoyé porteur de ce message si doux pour tous, mais bien plus doux encore pour la vierge dont le cœur brûle en secret. À partir de ce moment, elle se tient silencieuse à l’étroite fenêtre du château, les yeux fixés sur le chemin par lequel les vainqueurs doivent revenir aux bords du Rhin. Enfin reparaît l’armée triomphante, et la jeune fille peut voir le joyeux tumulte qui s’élève devant les portes du bourg, sur le vaste plateau qui s’étend jusqu’au Rhin ; et, parmi tant de héros, ses yeux contemplent le héros des héros, honoré, admiré et applaudi plus que tous les autres ; mais les regards de Sigfrid ne peuvent toujours pas atteindre où ils aspirent : pudique et silencieuse, Chriemhilt continue de se cacher dans son étroite retraite.

Cependant un tournoi magnifique est annoncé, et le jour de la Pentecôte amène, de loin comme de près, les meilleurs et les plus renommés chevaliers (on y comptait trente-deux princes) à la cour du roi de Bourgogne. C’est là qu’enfin, à côté de sa mère Ute, et suivie d’une escorte de cent chambellans tenant à la main leur épée, ainsi que de cent nobles dames et jeunes filles richement parées, doit se montrer pour la première fois en public la douce et modeste Chriemhilt. Elle s’avance comme l’aurore qu’on voit sortir des sombres nuages ; elle s’avance dans le doux éclat de la jeunesse, de la beauté et de l’amour silencieux. Sigfrid se tient au loin : « Comment, dit-il tout bas, comment serait-il possible que j’osasse l’aimer ! C’est une audace insensée. Et pourtant s’il me fallait renoncer à toi, je préférerais mourir ! » Cependant, conformément à l’usage des cours, Gunther, averti par Gernot, invite Sigfrid à venir saluer sa sœur. Le héros s’avance et s’incline avec amour devant la jeune fille. La force secrète de l’amour triomphe alors, et ils échangent furtivement de tendres regards. Toutefois ils n’osent pas encore s’adresser la moindre parole, et ce fut seulement après la messe, par laquelle s’ouvrit la fête, que la vierge remercia le héros pour la valeureuse assistance qu’il avait prêtée à ses frères. « Je l’ai fait pour vous servir, Chriemhilt, » répondit Sigfrid. Il resta ainsi douze jours en présence de Chriemhilt ; puis se termina la fête. Au bout de ces douze jours, les conviés s’en retournèrent, et Sigfrid lui-même se prépara à partir ; « car il n’osait pas espérer ce qu’il désirait tant ! » Néanmoins il céda facilement aux instances du jeune Giselher, qui le pria de demeurer plus long-temps là où, comme le dit naïvement le poète, « il se trouvait au mieux, » et où chaque jour il pouvait voir Chriemhilt.

Or, il y avait de l’autre côté de la mer une reine d’une beauté non moins merveilleuse que sa force : les hommes qui prétendaient à son amour devaient rompre des lances avec elle ; elle luttait avec eux à qui jetterait le plus loin une pierre énorme, et, après l’avoir lancée, elle se précipitait elle-même d’un bond et arrivait au but avant la pierre. Celui-là seul qui la vaincrait à ces trois jeux devait la posséder. Celui, au contraire, qui était vaincu par elle, perdait la tête. Maint héros déjà s’était embarqué dans l’espoir de conquérir l’amour de Brunhild ; maison ne l’avait pas vu revenir. Il advint, vers ce temps-là, que Gunther, le roi de Bourgogne, voulut risquer sa vie pour obtenir cet altière et forte beauté. Il prie Sigfrid de lui venir en aide dans les épreuves. Sigfrid y consent, à la condition que Gunther lui promettra la main de sa sœur Chriemhilt. Le roi s’engage à le faire dès qu’il aura conduit Brunhild à Worms. Cette promesse reçoit la consécration du ferment, et bientôt un navire se dispose pour le départ. On apporte sur le rivage des boucliers tout brillants d’or, ainsi que de riches habits, et déjà de tendres yeux pleins de larmes sont tournés vers les hardis guerriers assis près des rames sous les voiles frissonnantes. En effet, Sigfrid, familier avec les flots, dirige lui-même le gouvernail, et, de son côté, Gunther a pris l’aviron. Après douze jours de navigation, ils arrivent devant Isenstein, où règne Brunhild. Quatre-vingt-six tours d’un éclat inouï s’élèvent, au bord de la mer et protègent trois palais spacieux, ainsi qu’une vaste salle des seigneurs, le tout construit en marbre vert. Sigfrid seul connaît ce pays lointain, ce burg merveilleux, ainsi que la reine altière qui l’habite. De son côté aussi l’orgueilleuse jeune fille connaît le héros, elle ne le connaît que trop bien. « Soyez le bienvenu, dit-elle sans s’informer de son nom, soyez la bien venu dans mes États, seigneur Sigfrid ; quel est le but de votre voyage ? Je l’apprendrais volontiers. — Là se tient, répond Sigfrid, Gunther, un roi sur le Rhin, qui désire conquérir votre amour ; il est mon seigneur, moi son vassal ; c’est donc pour vous que nous venons. »

Maintenant commencent les épreuves imposées par Brunhild à ses prétendants. Gunther, incapable de se garantir contre la force de cette robuste jeune fille, force due en grande partie au sortilège, est remplacé par Sigfrid. Celui-ci se couvre de son chaperon magique (lequel a la propriété de rendre invisible celui qui le porte), afin de pouvoir soutenir la lutte en place de Gunther : Gunther ne doit que paraître combattre. On apporte à la reine Brunhild sa bonne lance, celle avec laquelle elle avait coutume de jouter : c’est une lourde barre de bois surmontée d’un fer épais au triple tranchant ; puis vient le tour d’une pierre énorme et ronde, si énorme que douze guerriers d’une force athlétique ont peine à la porter jusque dans l’arène. Brunhild relève la manche qui couvre son bras blanc, saisit son bouclier, appuie sa lance contre sa poitrine, et le combat commence. Gunther, aux yeux duquel Sigfrid est aussi invisible qu’à ceux de la guerrière, ne peut s’empêcher de trembler en voyant s’avancer sa redoutable adversaire ; Sigfrid s’approche de lui fort à propos, lui prend son boucher et lui recommande de se borner à faire semblant de combattre. Avec quelle joie le frère de Chriemhilt voit arriver Sigfrid à son aide ! La Walkyrie pousse sa lance, et des étincelles jaillissent du boucher de Sigfrid, semblables à de rouges flammes que le vent irrite et détache. Le roi de Xanten chancelle, mais bientôt il se raffermit sur ses pieds et porte, de toutes ses forces, un coup terrible à son adversaire. Elle a beau le parer avec son bouclier, elle tombe. « Merci pour ce coup ! s’écrie Brunhild en se relevant soudain ; merci pour ce coup, noble chevalier Gunther ! » Et, toute courroucée d’avoir été vaincue, elle court à la pierre destinée pour la seconde épreuve, la saisit, la balance un moment d’un bras vigoureux, la lance au loin, puis, d’un bond plus rapide qu’une aile, se précipite comme l’éclair à sa suite, et retombe au but avant elle. Son armure résonne au loin. Alors le hardi et musculeux Sigfrid, au corps grand et souple, saisit en un clin d’œil la pierre, la balance à son tour, et la jette au loin, par-dessus la tête de la reine ; puis aussitôt il s’élance lui-même, et d’un bond inouï va retomber plus loin encore que la Walkyrie, bien cependant que le poids de Gunther qu’il emporte dans ses bras, ait dû réprimer son élan. Sans plus de retard, Brunhild, se tournant vers sa suite : « Serviteurs et vassaux, approchez et rendez hommage au roi Gunther. » On se prépare au retour ; Sigfrid va d’abord visiter son royaume des Nibelûngen, et, lorsqu’il y a levé des hommes et pris avec lui de riches trésors, les héros s’embarquent. Toutefois Sigfrid les devance pour aller annoncer la victoire de Gunther, ainsi que l’arrivée de la reine du pays. C’est ainsi qu’on franchit la mer et qu’on remonte le Rhin jusqu’à Worms. Le but est atteint : Brunhild est unie à Gunther, Chriemhilt à Sigfrid. La jeune vierge si digne d’amour est conduite jusque dans les bras du héros ; et, sous les yeux du roi ainsi que de la foule innombrable des chevaliers et des seigneurs, Chriemhilt reçoit l’ineffable baiser des fiançailles.

Cependant, en face de ce couple heureux est assis un autre couple, à l’aspect sombre, Gunther et Brunhild. Des larmes coulent le long des joues de la belle et fière Brunhild. Plein d’étonnement et d’inquiétude, Gunther lui demande la cause de ses pleurs, et cette cause, il craint déjà de la deviner. Brunhild lui répond : « C’est sur ta sœur Chriemhilt que je pleure, parce qu’au lieu d’en faire l’épouse d’un roi, tu l’as donnée à l’un de tes vassaux : ce mariage l’abaisse. — Soyez tranquille, belle femme, répond Gunther, je vous raconterai un jour pourquoi j’ai donné ma sœur à Sigfrid ; elle passera une vie heureuse avec ce héros. »

Le poëme continue d’un ton déjà plein de sombres pressentiments. La première partie du rêve qui, au début du poëme, a troublé l’âme paisible de la belle Chriemhilt, vient de s’accomplir : la jalousie de Brunhild est allumée.

Malgré sa précédente défaite, Brunhild ne tarde pas à ressentir de nouveau son indomptable ardeur guerrière, sa soif insatiable de combats. Le soir du jour de ses noces, elle lutte une fois encore avec Gunther, son époux, et celui-ci, que ne protège plus maintenant la présence de Sigfrid, doit subir la honte d’être vaincu et de se voir lier pieds et mains avec la ceinture de sa fiancée. Affront plus mortifiant encore ! Brunhild le suspend, ainsi garrotté, à un croc fortement enfoncé dans le mur. Ce n’est qu’à force de prières que la terrible reine consent à l’en détacher. Triste et confus, il raconte, le jour suivant, sa mésaventure à son sauveur Sigfrid. Ce dernier se rend encore une fois invisible au moyen de son chaperon magique, lutte une fois encore avec l’indomptable jeune fille, et en est de nouveau vainqueur. Mais, pour le coup, il lui dérobe, sans qu’elle s’en aperçoive, sa ceinture et son anneau. Sigfrid donna ensuite ces deux objets à sa jeune épouse Chriemhilt ; — funeste présent, qui devait entraîner sa perte, ainsi que celle de sa femme, et de sa race, et de ses frères, et de ses leudes, et de milliers de nobles héros !

Cependant Sigfrid prend, tout joyeux, le chemin de sa patrie, afin d’aller présenter sa belle épouse à Sigmund et Sigelinde, ses chers parents. Sigmund dépose, en faveur de son fils, la couronne de l’empire ; il lui confère le droit de justice, ainsi que celui de seigneurie sur les terres et les hommes. Chriemhilt met au monde un fils qui reçoit le nom de son oncle, Gunther ; comme aussi Brunhild devient mère d’un enfant qui est appelé Sigfrid ; et dix années s’écoulent pendant lesquelles l’heureux couple jouit en paix de son bonheur. Sigfrid règne à la fois sur les Pays-Bas et sur le royaume lointain et septentrional des Nibelûngen ; Sigfrid, possesseur de trésors immenses, est le plus riche et le plus puissant des rois ; Chriemhilt, de son côté, la plus belle et la plus heureuse des reines.

Or, le long intervalle de dix années n’a pu éteindre la flamme de la jalousie dans le cœur de l’orgueilleuse Brunhild. « Eh quoi ! dit-elle souvent à son époux, eh quoi ! sera-t-il permis à Chriemhilt de se montrer si fière envers nous, que durant tant d’années elle ne sera pas venue, même une seule fois, à notre cour ? Sigfrid ne nous doit-il donc pas hommage ? et dix ans auront pu s’écouler sans qu’il se soit acquitté de ce devoir ! » Gunther répondit avec douceur : « Comment pourrions-nous les attirer dans ce pays ? ils demeurent si loin de nous ! J’hésite quand il s’agit de les inviter à entreprendre un si long voyage. » Mais Brunhild sait quelles sont les cordes prêtes à résonner dans le cœur orgueilleux de Gunther, c’est-à-dire qu’elle en connaît la faiblesse. « Et pourtant, reprit-elle, si fier et si riche que puisse être le vassal d’un roi, dès que son seigneur et maître lui ordonne quelque chose, ce vassal doit s’empresser d’obéir. Et qu’il me serait précieux aussi de revoir ta sœur Chriemhilt, de me réjouir une fois encore en admirant sa noble pudeur, sa grâce bienveillante, sa pure et douce candeur, comme au temps où je n’étais encore que ta fiancée, et Chriemhilt la fiancée de Sigfrid ! » Gunther cède à ces instances et envoie des messagers à Sigfrid : ces messagers trouvent le héros de Xanten au burg des Nibelûngen, dans le pays de Norwége : ils l’invitent, de la part de Gunther à une grande fête qui sera célébrée à Worms, à la cour de Bourgogne, à l’époque du solstice d’été, selon l’antique coutume des races germaniques. Sigfrid tient conseil avec ses fidèles. Ceux-ci, d’accord avec le vieux roi Sigmund, père de Sigfrid, sont d’avis d’accepter l’invitation ; ils conseillent à Sigfrid et à Chriemhilt de partir pour Worms sur le Rhin, avec une armée composée de mille nobles, sans arrière-pensée et sans crainte, dans la joyeuse sécurité de l’innocence. Le vieux Sigmund doit conduire l’armée des nobles. On part donc, emportant avec soi de riches présents, de l’or rouge et brillant, ainsi que toutes sortes de bijoux précieux, afin de prouver la libéralité d’un puissant roi à la cour de Bourgogne. Toutefois le jeune Gunther, l’unique enfant de Sigfrid et de Chriemhilt, fut laissé en Norwége : il ne devait plus revoir son père ni sa mère.

Une brillante réception attend les hôtes à Worms. En même temps qu’eux se presse à l’entrée de la ville royale la foule des chevaliers attirés par le tournoi : on voit chevaucher à travers les rues les rois avec leurs escortes, revêtus des costumes les plus magnifiques ; et les nobles dames admirablement parées, ainsi que les belles jeunes filles, sont assises aux fenêtres. On entend retentir de toutes parts le bruit des trompettes et des flûtes. Mais aux accents doux et sonores de la joie, aux cris de fête, se mêle par instants l’aigre son de la haine et de l’orgueil froissé ; les murmures croissants de la discorde dominent les suaves accords des flûtes, et font pressentir le cri de meurtre qui bientôt remplira les salles du burg, ainsi que les rues de la ville et tous les pays, ce cri terrible qui, mille ans après, devait encore résonner en répandant l’effroi dans le cœur des générations survenantes.

Les deux reines Chriemhilt et Brunhild sont assises l’une près de l’autre, comme autrefois, dix ans plus tôt, et elle pensent à ces jours déjà si loin ; Chriemhilt avec un entier apaisement et dans la complète possession du bonheur alors seulement désiré : « J’ai, dit-elle, un époux bien digne de posséder tous ces royaumes ! » Ainsi déborde et s’épanche ce cœur candide plein d’innocence et d’amour. Et pourtant ces naïves paroles étaient l’étincelle qui devait allumer un immense incendie. « Comment cela serait-il possible ? répond Brunhild d’un air sombre ; ces royaumes appartiennent à Gunther, et doivent lui rester soumis. » Chriemhilt, comme absorbée par la douce pensée de son époux, n’entend pas ces paroles qui trahissent la naissante colère, et elle poursuit avec le même abandon expansif : « Ne vois-tu pas comme il se tient là, avec quelle noblesse il passe là devant les héros : on dirait la lune au milieu des étoiles. C’est pourquoi mon âme est si joyeuse. » Brunhild répond : « C’est à Gunther qu’appartient la préséance entre tous les rois ! » Et Chriemhilt ; « Sigfrid est bien l’égal de mon frère Gunther. » À ces mots, Brunhild éclate : « Lorsque ton frère me conquit pour son épouse, Sigfrid lui-même a dit qu’il était le vassal de Gunther, et c’est pourquoi je le tiens pour tel depuis lors. » Chriemhilt, d’un ton amical, prie Brunhild de laisser ce sujet de dispute. « Non pas vraiment, répond Brunhild avec orgueil : ton époux est et restera notre vassal. » Un courroux légitime s’empare alors de Chriemhilt : « Et Sigfrid est pourtant encore plus noble que Gunther, mon frère ; et je ne m’étonne que d’une chose, c’est qu’il ait consenti pendant tant d’années à vous payer tribut et à vous rendre hommage. — Nous allons voir, reprend Brunhild, si l’on te rendra les mêmes honneurs qu’à moi ! — Oui, nous allons voir ! s’écrie Chriemhilt, nous allons voir si aujourd’hui même je n’aurai point le pas sur toi à notre entrée dans l’église ! »

Les reines partent pour l’église, non plus de compagnie et de bon accord comme naguère, mais chacune de son côté, chacune avec son escorte de nobles dames. Brunhild s’arrête devant la cathédrale et attend Chriemhilt. Lorsque cette dernière arrive, Brunhild lui adresse à haute voix, et en présence de la suite nombreuse, l’ordre de s’arrêter. « Une sujette, s’écrie-t-elle, ne doit point passer avant la reine. » Ces paroles impérieuses allument pour la première fois le feu de la colère dans l’âme, jusqu’à ce moment sans fiel, de cette femme aimante et douce. « Tu aurais dû garder le silence, Brunhild ; tu as poursuivi de ton amour Sigfrid, et tu as subi la honte d’en être délaissée ; c’est lui aussi qui t’a domptée et vaincue, lui, et non Gunther. Ainsi donc, c’est toi-même qui t’es livrée à un vassal. » Puis, se repentant aussitôt d’avoir prononcé un mot blessant, elle ajoute : « Tu es seule cause de cette déplorable querelle, j’en éprouverai éternellement du regret ; tu peux m’en croire sur ma foi, je suis toujours prête à vivre avec toi de nouveau dans une amitié sincère. » Mais la blessure était trop profonde. Au sortir de la cathédrale, Brunhild s’arrête de rechef, ordonne encore une fois à Chriemhilt de suspendre sa marche, et la somme de prouver ce qu’elle a avancé. La reine altière veut voir si sa rivale maintiendra son assertion ; car, si Sigfrid s’est vanté d’avoir obtenu ses faveurs, elle tirera de lui une vengeance sanglante. Alors Chriemhilt montre l’anneau que lui a donné son époux ; et comme Brunhild cherche à détruire cette preuve en disant que l’anneau lui a été dérobé, Chriemhilt montre aussi la ceinture. À cette vue, l’orgueilleuse reine est confondue, mais elle forme aussitôt le dessein d’une vengeance signalée. Nul doute désormais que Sigfrid ne se soit vanté auprès de son épouse de ses précédentes relations avec la reine d’Islande, ainsi que de la double défaite de cette dernière, due non pas à Gunther, mais à la force merveilleuse du héros de Xanten. Son offense a été publique, et elle la ressentira jusqu’à sa dernière heure. Sigfrid doit mourir pour assouvir sa haine. Cependant le héros, qui n’a rien à se reprocher, qui n’a fait à sa femme aucune confidence dictée par un vain orgueil, ne songe pas à s’inquiéter des suites funestes qui vont résulter de cette querelle entre les deux reines. « Le chagrin que ma femme a fait à la tienne me peine au delà de toute mesure, dit-il à Gunther ; oublions ce qui s’est passé, nos épouses doivent l’oublier comme nous. »

Mais Brunhild ne l’oublie pas, elle ne peut pas l’oublier. En proie à la rage, elle remplit de ses plaintes sa chambre solitaire. Hagen la rencontre, et ne tarde pas à apprendre l’affront profond qui lui a été fait. Sa maîtresse et reine pleure, insultée, blessée à jamais par un vassal : ce vassal doit mourir. Les frères de la reine humiliée, les trois rois, et Ortwin de Metz, se réunissent pour délibérer. Giselher seul, le plus jeune de tous, opine que la chose, une simple querelle de femmes, est trop peu importante pour pouvoir entraîner la mort d’un héros tel que Sigfrid. Les autres membres du conseil, et Gunther lui-même, qui d’abord hésitait par un reste de reconnaissance envers son ancien ami, votent pour la mort de Sigfrid. On décide que, sur un faux bruit de guerre, on fera sortir l’armée, et comme on présume que Sigfrid ne voudra pas négliger cette occasion de signaler sa valeur, on arrête que le vainqueur des Nibelûngen sera tué pendant cette campagne.

L’armée est en marche, et Sigfrid s’apprête à la suivre. Dans l’intervalle, le perfide Hagen se rend près de Chriemhilt pour prendre congé d’elle. La gracieuse reine a déjà presque entièrement oublié la fameuse dispute, à tel point que, voyant se présenter devant elle l’homme qui s’est signalé comme l’ennemi constant de son époux, et qui a juré sa mort, elle ne sent pas s’éveiller dans son cœur la moindre défiance. « Hagen, tu es mon parent ; à qui, mieux qu’à toi, pourrais-je confier la vie de mon Sigfrid dans la guerre qui se prépare ? Prends soin de mon cher époux, je te le recommande sur ta foi. À la vérité, il est invulnérable ; toutefois, lorsqu’il se baigna dans le sang du dragon, une large feuille de tilleul lui tombe entre les deux épaules, si bien que cet endroit de son corps, n’ayant pas été mouillé par la corne liquide du monstre, est resté accessible aux blessures. Je dois craindre qu’un des nombreux traits lancés par l’ennemi pendant le combat ne l’atteigne à cette place ; c’est pourquoi je te supplie, Hagen, de veiller toujours sur lui et de le couvrir au besoin. — Volontiers, répond le guerrier plein de ruse, mais, pour que je ne sois point exposé à me tromper, noble reine, veuillez coudre un certain signe à cet endroit de son vêtement ; de cette manière, je serai plus sûr de ne pas commettre d’erreur. » Et cette femme sans détour, entièrement absorbée par ses tendres alarmes, se mit aussitôt à broder de sa propre main, avec un fil de soie, une croix sur le vêtement de son époux. Hélas ! elle ne savait pas qu’elle marquait elle-même ainsi la place où la mort devait le frapper ! Le jour suivant, les guerriers partirent. Hagen chevauchait derrière Sigfrid, pour s’assurer si le héros portait réellement le signe convenu. Sigfrid l’avait en effet. Pour accomplir le fatal projet, il n’est donc pas nécessaire de conduire l’armée plus avant. On suspend sa marche, et l’on annonce aux hommes d’armes une grande chasse. Sigfrid profite de cette halte pour aller embrasser encore la craintive Chriemhilt. D’affreux pressentiments semblent annoncer à la tendre épouse que cette entrevue sera la dernière. Des rêves pénibles troublent son âme, comme au temps où, sortant à peine des joies paisibles de l’enfance, elle vit pendant son sommeil le faucon et les deux aigles aux serres cruelles. Aujourd’hui, les songes qu’elle a faits ont été plus terribles encore. Elle a vu deux montagnes s’écrouler sur Sigfrid et l’ensevelir sous leurs décombres. Sigfrid s’efforce de la rassurer : « Personne, lui dit-il, n’a de haine contre moi, personne n’a de motifs d’en avoir ; j’ai toujours agi loyalement avec tout le monde ; avant peu de jours je reviendrai. » Malgré ces paroles consolantes, Chriemfaill prend congé de Sigfrid par ces mots que les événements ne justifieront que trop vite : « En voyant que tu veux t’éloigner de moi, je sens une douleur profonde. »

La chasse est terminée. Les héros, après tant d’heures passées à courir aux ardeurs d’un soleil d’été, n’en peuvent plus de fatigue et de soif, Sigfrid surtout, qui a tué le plus de gibier. Or, les provisions de vin sont épuisées, et le Rhin ne coule qu’à une grande distance. Heureusement Hagen sait l’existence d’une source dans un bois peu éloigné. Il donne le conseil de marcher dans cette direction. On suit son avis, et l’on ne tarde pas à découvrir au loin le vaste tilleul à l’ombre duquel jaillit la source tant désirée. Alors le perfide Hagen : « J’ai souvent ouï dire que nul ne pourrait égaler à la course le rapide Sigfrid, époux de Chriemhilt ; lui plairait-il de nous en donner une preuve ? — Courons ensemble au plus vite jusqu’à la source, répondit Sigfrid ; je garderai mon accoutrement de chasse, mon épée, mon bouclier et ma lance ; toi, tu te débarrasseras de tes habits. » Le défi est accepté ; la course commence. Semblables à des panthères acharnées après leur proie, Hagen et Gunther bondissent sur l’herbe touffue du bois ; mais Sigfrid touche le but long-temps avant eux. Plein de sécurité, il dépose alors son épée, son arc et son carquois, appuie sa lance contre une branche de tilleul, et place son bouclier au bord de la source, attendant la venue du roi, afin de le laisser boire le premier. Cette déférence lui valut la mort. Gunther arrive et boit ; quand il a fini, Sigfrid s’incline à son tour au-dessus de la source. Soudain Hagen s’élance, emporte et cache toutes les armes qu’il peut saisir, l’épée, l’arc et le carquois ; puis, s’armant de la lance, il en dirige la pointe contre la croix brodée par la main de Chriemhilt dans le vêtement de Sigfrid ; le héros, encore penché pour boire, a le cœur percé par son propre fer, et son noble sang inonde son meurtrier. Frémissant de rage, le héros mortellement blessé se relève d’un bond ; hors de sa poitrine s’allonge le fer qui a pénétré entre les épaules. Il avance la main du côté où il avait déposé son arc et son épée, il ne trouve plus ses armes. Alors il saisit son bouclier resté près de lui au bord de la source, et en assène de grands coups sur les épaules de Hagen ; son bras furieux frappe avec une telle force, que les pierres précieuses enchâssées dans la bordure du bouclier s’en détachent ; il porte des coups si terribles, que Hagen est renversé par terre et que le bouclier se brise ; le bois résonne au loin. Enfin, le héros pâlit ; ses genoux chancellent ; la force abandonne son noble corps : la mort l’a désigné. L’époux de Chriemhilt tombe au milieu des fleurs, et son généreux sang jaillit à flots épais de sa blessure. Il profite de son dernier souffle pour adresser ces reproches à ses meurtriers : « Lâches que vous êtes, c’est donc ainsi que vous savez reconnaître mes services ! Vous payez par la mort ma fidélité, et vous préparez à vos alliés et à vos parents une douleur profonde ! »

En ce moment solennel, tous les chevaliers formant la suite des Bourguignons s’approchent à la hâte de la place sanglante, et font cercle autour du héros mourant. Plus d’une plainte se fait entendre. Sigfrid reste muet. Cependant le roi de Bourgogne lui-même n’est plus maître de réprimer le chagrin que lui cause l’aspect de la noble victime, et c’est alors que le regret de la vie arrache une plainte suprême de cette âme déjà envahie par les ombres de la mort. « À quoi sert, dit-il, que celui qui a fait le mal se mette ensuite à le déplorer ? Celui-là ferait mieux de s’abstenir. » Hagen voyant les guerriers s’attendrir : « Je ne sais pas » dit-il, ce que vous pouvez regretter ; ne sommes-nous pas, au contraire, arrivés au terme de notre humiliation et de nos soucis ? Il en reste bien peu maintenant qui oseraient marcher contre nous, et je me glorifie de ce que ma main, ait exécuté votre sentence contre celui qui est là gisant. » Alors le héros, faisant un nouvel effort et s’adressant à son assassin d’une voix défaillante : « Il vous en coûte peu de vous louer ; si j’avais pu deviner vos perfides desseins, je n’aurais pas eu de peine à me défendre contre vous. Mais rien ne m’afflige tant que la pensée de Chriemhilt, ma fidèle épouse ; malheur à moi d’avoir un fils à qui on dira un jour que ses plus proches alliés ont frappé quelqu’un par la trahison et par le meurtre ! » Le nom de son épouse s’étant ainsi échappé de ses lèvres, Sigfrid puise dans ce doux et amer souvenir assez de force pour se tourner une fois encore vers ses meurtriers, et pour les prier de porter à la malheureuse Chriemhilt sa dernière pensée et son dernier soupir. « Gunther, noble roi, dit-il, s’il m’est permis de croire que vous voudrez, une seule fois encore, vous montrer loyal envers quelqu’un, laissez-moi vous recommander ma fidèle épouse ; faites qu’elle puisse s’apercevoir qu’elle est votre sœur ; entourez-la de votre protection et de vos soins, ainsi qu’il convient à un noble prince. Mon père et mes hommes vont m’attendre long-temps. » Au loin alentour, les fleurs des bois sont teintes du sang pur de la victime. Maintenant commence l’agonie ; mais le héros n’aura plus longtemps à lutter : sa blessure est trop profonde. Sigfrid est mort. Alors les seigneurs soulèvent son cadavre, le placent sur un bouclier d’or rouge et brillant, conformément aux antiques honneurs destinés aux héros, et prennent le chemin de Worms sur le Rhin. En route, les guerriers se demandent s’il ne conviendrait pas d’attribuer à des voleurs le meurtre de Sigfrid, afin d’échapper à la honte d’avoir assassiné traîtreusement un allié. « Je veux, s’écrie Hagen, le porter moi-même à Worms. Que m’importe si Chriemhilt apprend que c’est ma main qui l’a frappé ? Elle a fait à Brunhild une insulte si grande, que je m’inquiète peu de sa douleur ; elle peut pleurer tout à son aise. »

Et l’impitoyable Hagen, protégé par les ténèbres qui sont descendues au moment où l’on arrive à Worms, dépose le cadavre devant la porte de la maison où demeure Chriemhilt. Il prévoit que, lorsqu’à l’aube prochaine la reine sortira pour se rendre à la messe, suivant sa coutume, ses yeux apercevront le corps de Sigfrid. Son horrible calcul n’était que trop juste. Le chambellan qui précède Chriemhilt, un flambeau dans la main, remarque le cadavre, et s’écrie aussitôt : « Ô reine ! arrêtez ! je vois le corps ensanglanté d’un chevalier étendu en face de votre seuil. » Un cri d’épouvante et d’horreur est toute la réponse de Chriemhilt. Elle n’a pas besoin qu’on lui dise le nom de la victime qui est là gisante ; ses pressentiments ne l’avertissent que trop bien ; mais, lorsqu’aux pâles lueurs du flambeau elle aperçoit ce noble corps tout souillé de sang, ces nobles traits glacés par la mort : « Tu es assassiné, s’écria-t-elle, car ton bouclier est intact ! Il mérite la mort, celui qui t’a frappé. » On éveille le père et les hommes de Sigfrid ; des cris perçants de désespoir remplissent au loin les salles et les cours, et déjà les fidèles du héros expiré saisissent leurs armes, impatients de le venger. Ce n’est pas sans peine que Chriemhilt réussit à leur faire comprendre que l’heure de la vengeance n’est pas venue. Il faut savoir l’attendre pour l’obtenir plus complète.

Lorsqu’on eut étendu Sigfrid sur le cercueil, on voit arriver les trois frères de Chriemhilt, ainsi que leurs alliés ; Hagen lui-même ne craint pas de se présenter. Quant à Chriemhilt, elle attend avec une sombre confiance l’épreuve du cercueil. En effet, au moment même où Gunther, s’approchant de la veuve, cherche à lui persuader que des voleurs ont commis ce meurtre, Hagen entre dans la salle, et les plaies de Sigfrid, se rouvrant soudain, se remettent à saigner. « Maintenant, je connais les voleurs, s’écria la malheureuse reine ; Dieu les punira de ce crime affreux. » Le cercueil reçoit le cadavre, que l’on transporte dans le caveau funèbre. Chriemhilt suit le sombre convoi, en proie à une douleur impossible à décrire. Arrivée au terme fatal, elle veut, avant de s’en séparer pour toujours, contempler une fois encore le noble visage de son époux. En conséquence, le cercueil, ouvrage précieux où l’or et l’argent brillent habilement travaillés, est rouvert. Alors on en rapproche la reine. Sa main blanche soulève en tremblant la tête du héros, et sa bouche dépose un long et dernier baiser sur ses lèvres pâles. On dut l’arracher de ce lien. Puis on enterra le cercueil.

Chriemhilt est désormais comme liée à cette ville qui lui rappelle à la fois l’épanouissement et la ruine de son amour. Sigmund retourne avec ses hommes dans sa patrie, afin de veiller sur l’héritier de Sigfrid. Chriemhilt reste à Worms. Le fief des Pays-Bas et le royaume des Nibelûngen, avec tous ses trésors, n’avaient de valeur à ses yeux que parce qu’ils contribuaient à la gloire et à la puissance de Sigfrid. Elle ne vivait qu’en lui et par lui. Maintenant que Sigfrid est mort, elle n’a plus, quoique dans l’âge encore des passions, que deux pensées, deux sentiments, la douleur et la vengeance.

La douleur l’absorbe d’abord tout entière. Treize ans s’écoulent ainsi pour elle, à Worms, dans un deuil profond. Pendant les trois premières années qui suivent la mort de Sigfrid, elle ne daigne pas adresser une parole à son frère Gunther, ni laisser tomber un regard sur le perfide Hagen. Dans l’espoir de se réconcilier avec leur sœur, les frères coupables envoient quérir l’immense trésor, consistant en or rouge et brillant ainsi qu’en pierres précieuses, trésor caché dans le pays des Nibelûngen, sous la garde du nain Albéric, et dont Sigfrid avait fait présent à Chriemhilt le matin de son jour de noces. Douze chariots sont employés sans relâche, pendant quatre jours et quatre nuits, à transporter ces richesses de la montagne creuse où elles étaient cachées jusque dans le navire qui doit les amener à Worms. Le navire arrive ; le trésor est livré à Chriemhilt, et une réconciliation a lieu entre la reine et ses frères, mais non entre la reine et Hagen. À partir de ce moment, Chriemhilt, pour qui le plaisir de faire des heureux est une consolation, distribue libéralement ses richesses. Mais cette joie innocente devient pour Hagen une nouvelle occasion d’exercer ses ruses perfides. « Craignez, dit-il aux deux rois, que ces libéralités intarissables de votre sœur ne lui fassent bientôt assez de partisans dans ce pays pour que votre couronne soit menacée. » Les héros, long-temps en désaccord sur ce point, finissent par se rendre à l’avis de Gernot, qui conseille d’engloutir le trésor dans le Rhin, afin que désormais il n’appartienne plus à personne. En conséquence, les rois et le perfide Hagen échangent entre eux le serment de ne révéler à qui que ce soit l’endroit où est caché le trésor. C’est ainsi que le trésor des Nibelûngen fut jeté par Hagen dans le Rhin ; et la tradition populaire raconte encore aujourd’hui qu’il repose sous les eaux du fleuve, entre Worms et Lorsch.

Il importe de remarquer ici qu’à partir de ce moment les héros et chevaliers de la cour de Worms, ainsi que les pays qui en dépendent, seront désignés, dans la suite du poëme, sous le nom de Nibelûngen. C’est en effet sur leur territoire que se trouve désormais le trésor des Nibelûngen.

Le temps de la vengeance est arrivé. Treize ans, comme on l’a vu plus haut, se sont écoulés depuis le trépas de Sigfrid. Or, il advint vers cette époque que la reine Helche, épouse du roi des Huns, Etzel (Attila), mourut en Hongrie. Etzel étant déterminé à prendre une autre femme, on lui parla de la veuve de Sigfrid, Chriemhilt, du pays de Bourgogne. Après avoir quelque temps hésité, à cause de la religion de Chriemhilt, qui était chrétienne, le roi des Huns se décide, sur l’avis de son conseiller le margrave Rudiger de Bechlarn, et c’est ce dernier qui est chargé d’aller demander la main de la reine. Rudiger quitte donc le burg d’Etzel (Etzelburg), et se dirige du côté de l’occident, vers Bechlarn en Autriche, où il est accueilli avec joie par sa fidèle épouse Gotelinde, et par sa fille encore dans la fleur de la jeunesse. Quand il eut annoncé à Gotelinde la mission dont il était chargé, la noble femme s’en réjouit, à cause de l’honneur dont son époux était l’objet ; mais son âme en même temps s’attrista en pensant à cette bonne reine Helche, dont une étrangère allait si tôt prendre la place dans le cœur d’Etzel. Cependant Rudiger poursuit sa route et arrive à Worms, inconnu aux rois et à leur suite. À sa vue, Hagen s’écrie avec surprise : « Voilà déjà bien longtemps que mes yeux n’ont plus aperçu Rudiger ; toutefois, la bonne mine de cet envoyé est telle, qu’il ne peut être autre que Rudiger, du pays des Huns, le vaillant et noble héros. — Quelle cause, dit le roi, pourrait amener le héros de Bechlarn ici sur les bords du Rhin ? » Mais déjà Hagen avait reconnu l’ancien ami qui, au temps de sa jeunesse, s’était trouvé avec lui et avec Walther de Wasichenstein, à la cour d’Etzel. Les guerriers se livrent à la joie de se revoir ; puis Rudiger, l’hôte bienvenu, expose l’objet de sa mission, et offre de magnifiques présents, suivant l’usage en pareille circonstance. Le roi, ainsi que ses frères, ne sont pas éloignés de souscrire au désir d’Etzel ; mais Hagen est d’un avis contraire. « Vous ne connaissez pas Etzel, leur dit-il ; si vous le connaissiez aussi bien que moi, vous n’accepteriez point ses offres, quand bien même Chriemhilt s’y montrerait favorable : vous pourriez vous en repentir un jour. — Ami Hagen, répond Gunther, voici enfin une occasion de prouver quelque loyauté envers Chriemhilt. Répare le mal que tu lui as fait, et donne ton consentement à une union qui pourra encore la rendre heureuse. » Mais Hagen demeure inébranlable. « Si Chriemhilt est destinée à porter la couronne de Helche, vous éprouverez bientôt, dit-il, qu’elle cherchera à nous faire à tous le plus de mal possible. »

Malgré les sombres pressentiments de Hagen, les rois font connaître à Chriemhilt le message d’Etzel. Chriemhilt refuse. Ainsi parla, dit le poëme, la femme riche en douleurs : « Dieu vous défend de prendre le malheur pour but de vos moqueries. Comment pourrais-je être recherchée par un homme qui a déjà connu le bonheur avec une autre épouse fidèle ? » Cependant Chriemhilt finit par consentir à recevoir Rudiger ; mais elle n’a pas plutôt prononcé cette parole d’assentiment que la pensée de celui qu’elle a perdu et qu’elle ne saurait oublier ravive toutes ses anciennes blessures. Le jour suivant, Rudiger est introduit et explique l’objet de son message. « Margrave Rudiger, répond Chriemhilt, quiconque a pu connaître ma douleur cuisante ne me demandera jamais d’aimer un autre homme. J’ai perdu dans Sigfrid plus que femme au monde ne pourrait gagner. » Toutefois Rudiger parle avec tant de sagesse et d’éloquence que la reine lui demande un jour pour réfléchir. Dans l’intervalle, ses frères Giselher et Gernot trouvent le moyen de l’entretenir, et lui disent : « Si quelqu’un est capable d’apporter quelque apaisement à ta peine, c’est à coup sûr Etzel. Depuis le Rhône jusqu’au Rhin, depuis l’Elbe jusqu’à la mer, nul roi ne l’égale en puissance. Tu dois te réjouir de ce qu’il ait jeté les yeux sur toi pour partager avec lui un tel empire. — Soupirer et pleurer, répond Chriemhilt, sont plutôt faits pour moi que tout l’éclat de la royauté. Je ne suis plus capable de siéger à la cour, ainsi qu’il convient à une reine. Si tant est que j’aie été belle autrefois, depuis longtemps cette beauté s’est évanouie. »

En proie à ces tristes pensées, Chriemhilt, qui ne peut trouver le sommeil, attend le retour de l’aurore, étendue sur sa couche qu’elle arrose de ses larmes. Enfin paraît le jour, et avec lui Rudiger qui vient prendre une réponse décisive. Toutes les paroles du noble margrave ne peuvent rien contre la résolution de la reine ; mais lorsqu’il eut ajouté : « Et n’eussiez-vous dans le pays des Huns que moi, mes proches et mes hommes, quiconque oserait vous causer la plus petite peine éprouverait la pesanteur de notre bras ! » l’espoir de la vengeance se réveille aussitôt dans l’âme de la malheureuse veuve : « Ainsi donc, vous me jurez, dit-elle, de venger mon offense ; quelle qu’elle soit ? » Rudiger s’y engage par serment. Alors Chriemhilt lui présente sa main en signe de consentement, et peu de temps après elle prend avec lui la route qui mène dans le pays des Huns. Ses frères l’accompagnent jusqu’à la ville de Veringen, sur le Danube, et elle arrive enfin au bourg de Bechlarn, où l’épouse de Rudiger, la douce Gotelinde, l’accueille avec les honneurs dus à sa nouvelle reine et maîtresse. Après avoir fait une halte de peu de jours, les deux nobles voyageurs, escortés d’une foule qui s’accroît sans cesse, se remettent en route et parviennent à Tulna, où ils sont reçus par Etzel, accouru à leur rencontre avec une suite de vingt-quatre rois et puissants princes convoqués à cet effet. Là s’empressent de venir rendre hommage à la nouvelle reine, Bloder, frère d’Etzel, Havart-le-Brave, roi des Danois, ainsi que son écuyer le fidèle Iring ; là s’avancent tour à tour Irnfrid landgrave de Thuringe, les seigneurs Saxons Gibeke et Hornboge, et le prince Ramung. Mais quel est ce héros qui se tient là, debout, en avant de cette troupe de guerriers, au regard fier, au front ombragé d’un casque en forme de tête de loup ? D’une taille presque gigantesque, on pourrait le comparer à un lion pour la largeur des épaules et la nerveuse souplesse des reins. Son visage est noble et majestueux ; il ressemble à Sigfrid par son œil intrépide, étincelant, ainsi que par la sérénité de son front royal. Seulement la vive et pétulante jeunesse de Sigfrid a cédé la place à la gravité profonde de l’homme mûr : on devine aisément que les orages de la destinée ont grondé sur cette tête. Autour de sa chevelure touffue est noué un bandeau royal ; sa main gauche presse le pommeau d’une épée ; sa droite s’appuie sur la cime d’un bouclier où l’artiste a représenté un lion. C’est le roi des Goths, ce fameux Dietrich de Bern (Théodoric de Vérone), le plus puissant héros de ce temps, et avec Sigfrid le principal personnage dont les faits et gestes ont défrayé l’épopée germanique ; Dietrich de Bern, le chef des Amelûngen, dont Hildebrand et les autres Wolffings ont porté si loin la gloire : jadis il avait été l’hôte d’Etzel, jusqu’au moment où, riche de renommée, il revint victorieux dans les domaines de ses pères. Ces troupes innombrables de peuples dont la réunion forme une armée immense se sont rassemblées pour escorter jusqu’à Vienne le couple royal. C’est là que la fête des noces est célébrée, dix-sept jours durant, avec une pompe difficile à décrire. Et Chriemhilt ? Chriemhilt, au milieu de toute cette magnificence, de tous ces honneurs, de toutes ces manifestations de joie dont elle est l’objet, « Chriemhilt ne pense qu’à ces beaux jours d’autrefois où elle vivait aux bords du Rhin avec son noble époux. Ses yeux sont voilés de larmes ; mais elle doit faire effort sur elle-même, afin de ne pas laisser voir sa tristesse. » C’est ainsi qu’est célébré son mariage, et que, cachant sa blessure toujours saignante, elle s’embarque sur le Danube et descend le cours du fleuve jusqu’à Etzelburg, sa nouvelle patrie.

Mais cette terre étrangère ne pouvait jamais être une patrie pour son cœur. Elle partage pendant sept années avec Etzel le trône du pays des Huns, et c’est alors seulement qu’elle devient mère d’un fils qui est baptisé sous le nom d’Ortlieb ; puis s’écoulent encore six autres années. Il s’en était donc passé vingt-six depuis le jour où Sigfrid avait été frappé dans l’Odenwald, au bord de la source. Le moment de la vengeance est venu.

« De longues et nombreuses années se sont écoulées, dit-elle un jour à Etzel, depuis que j’ai mis le pied sur cette terre étrangère, et jamais, depuis lors, je n’ai revu un seul de mes nobles alliés ; il m’est impossible de supporter plus long-temps l’absence de mes parents, car on dit déjà autour de nous, voyant que nul des miens ne me visite, que je suis une fugitive et une proscrite, sans famille ni patrie. » Etzel consent à faire naître pour Chriemhilt l’occasion de revoir ses frères, ses alliés et ses vassaux. En conséquence, elle le prie de les inviter à une fête. Le roi dépêche sans retard vers Worms les héros-bardes attachés à sa cour. Ces héros-bardes, dont les fonctions sacrées consistent à perpétuer par la poésie le souvenir des traditions nationales et des faits glorieux, sont Werbel et Swemlin. Etzel les charge d’aller inviter les rois de Bourgogne, ainsi que tous leurs hommes, à une grande fête qui sera célébrée à Etzelburg pour le prochain solstice. Chriemhilt recommande aux envoyés d’insister surtout sur ce point, que tous ses alliés sont attendus.

On délibère pendant des jours à Worms avant de prendre un parti touchant l’objet de ce message. Hagen s’oppose de toutes ses forces au voyage : « Ne savez-vous donc pas, dit il, ce que vous avez fait à Chriemhilt ? Avez-vous oublié que Sigfrid est mort de ma main ? Comment, après cela, commettrions-nous l’imprudence de nous aventurer dans le pays d’Etzel ? Nous y perdrions l’honneur et la vie. Le cœur de Chriemhilt est de ceux qui couvent longtemps la vengeance. » Mais les avis de Hagen ne sont pas écoutés. Gernot lui répond : « Quand même tu craindrais de périr dans le pays des Huns, ô Hagen ! nous irions pourtant. » Hagen, voyant que la résolution des héros est inébranlable, leur conseille alors de ne partir qu’avec de bonnes armes. On convoque tous les seigneurs et tous les vassaux du pays de Bourgogne ; on les voit arriver de toutes parts. Entre eux tous on remarque le hardi et joyeux Folker d’Alzei, guerrier aussi redoutable que musicien habile : il excelle également à conduire l’archet sur le violon et à entonner des chants agréables. Signalons encore Dankwart, frère du terrible Hagen. Les envoyés d’Etzel s’en retournent dans le pays des Huns, et annoncent le succès de leur mission. À cette nouvelle, Chriemhilt, qui a peine à dissimuler sa joie farouche, dit à Etzel : « Qu’en pensez-vous, cher seigneur ? Ce que j’ai toujours, toujours désiré, va donc enfin recevoir son accomplissement ! — Ta volonté est la mienne, répond Etzel. L’arrivée de mes propres parents et alliés ne m’a jamais autant réjoui que ne le fait aujourd’hui celle des tiens. »

Cependant les sombres pressentiments de l’effroyable avenir se réveillent une fois encore à la cour de Bourgogne. La vieille mère des rois bourguignons et de Chriemhilt, Ute, blanchie par les ans, vit encore. Au moment même où ses fils et leur armée se disposent à partir, Ute fait un rêve terrible : elle a vu tous les oiseaux du pays étendus morts sur les champs et les bruyères. Ce songe ébranle de nouveau la résolution de Hagen ; il s’apprêtait déjà à réitérer ses exhortations aux guerriers, lorsque Gernot, le raillant : « Hagen pense à Sigfrid, dit-il, c’est pourquoi il voudrait bien se soustraire au voyage chez les Huns. — Jamais la crainte n’aura d’influence sur ma conduite, répond Hagen ; ordonnez le départ, et nous nous mettrons en marche ; je suis prêt à chevaucher avec vous vers le pays d’Etzel. »

On s’embarque ; on remonte le Mein jusqu’en Franconie ; puis on descend vers le Danube, sous la conduite de Hagen, qui connaît les chemins des peuples. On arrive aux bords du Danube, mais on ne trouve aucune barque pour le traverser. Hagen bat la contrée en tous sens afin de découvrir un moyen d’atteindre la rive opposée. Parvenu au milieu des solitudes les plus boisées qu’arrose le fleuve mystérieux, il entend tout à coup un bruit étrange, semblable au gémissement sonore des flots dans leur chute : ce sont les génies des ondes qui, sous la forme de deux sirènes, au buste de femme et au corps de cygne, se livrent au plaisir du bain. Hagen, qui sait que de telles femmes possèdent le don de connaître l’avenir, et qui sait le moyen de leur arracher des oracles, s’empresse de dérober leurs voiles. Soudain ces formes merveilleuses entr’ouvrent leurs ailes de cygnes et dirigent leur vol de son côté. Dans le but de ravoir leurs voiles, l’une des sirènes lui prédit de grands honneurs dans le pays d’Etzel. La ruse réussit, et Hagen lui rend les voiles. Au même moment, la seconde sirène lève la tête au-dessus des flots et fait retentir cette voix de malheur : « Hagen, fils d’Adrian, je veux te donner un conseil. Reviens sur tes pas pendant qu’il en est temps encore ; pas un seul de ces hommes dont se compose votre grande armée ne repassera le Danube ; pas un seul, excepté le chapelain du roi. »

Suit une lutte entre Hagen et un batelier qu’il ne tarde pas à rencontrer. Hagen le tue et jette son cadavre dans le fleuve. Les rois arrivent alors et aperçoivent le sang qui fume encore sous la barque. Maintenant qu’on est en mesure de franchir le Danube, le héros de Tronei se charge de transporter l’armée tout entière sur l’autre rive. Plusieurs heures sont employées à ce travail, qui, à cause de l’exiguïté de la barque, exige un grand nombre de voyages. Mais, quand arrive le dernier transport, dont le chapelain du roi faisait partie, Hagen saisit ce dernier et le lance au milieu des flots. D’abord le malheureux chapelain s’efforce de rattraper la barque à la nage ; mais, à l’instant où il allait en toucher le bord, l’impitoyable Hagen le repousse de nouveau vers le fond du fleuve. Alors le pauvre prêtre se décide à rebrousser chemin ; il regagne la rive et secoue ses habits. À cette vue, le sombre Hagen, qui se rappelle l’oracle de la sirène, ne doute plus de la ruine qui les attend ; mais, pour que l’idée de retourner dans la patrie ne vienne pas ébranler quelques cœurs timides, les derniers guerriers n’ont pas plutôt louché la terre qu’il brise la barque en mille pièces.

On franchit bientôt les frontières de Rudiger de Bechlarn, qui accueille avec l’hospitalité la plus cordiale et la plus splendide et retient durant une semaine l’armée tout entière des rois de Bourgogne, composée de trois mille vassaux et de neuf mille hommes d’armes. En signe de bienvenue, la femme et la fille de Rudiger reçoivent avec un baiser tous les héros bourguignons vieux amis du margrave de Bechlarn, ainsi que les frères de leur suzeraine et maîtresse ; mais, lorsque vient le tour de Hagen, l’aimable fille de Gotelinde s’arrête comme saisie d’effroi en face du héros au visage sinistre, et ce n’est que sur un signe de son père qu’elle tend au guerrier une joue pâlissante. Bientôt la gaieté retentit au banquet de fêle que préside la belle et noble Gotelinde. Le repas fini, l’aimable fille de Rudiger apparaît de nouveau, escortée de ses jeunes compagnes, et leur présence anime l’habile Folker d’Alzei à tirer de sa viole les plus doux accords et à entonner les chansons les plus agréables. La joie des convives est arrivée à son comble ; la confiance et l’amitié dilatent tous les cœurs. En ce moment, les héros bourguignons expriment le vœu de voir leur plus jeune roi, Giselher, uni à la gracieuse fille de Rudiger, et la cérémonie des fiançailles est célébrée au milieu de la satisfaction commune. Le margrave de Bechlarn promet de remettre sa fille aux héros bourguignons lors de leur prochain retour aux bords du Rhin. Folker salue ces paroles par de nouveaux accords, par ses chants à la fois les plus graves et les plus joyeux. Cependant l’heure de la séparation arrive. Comme gage de bonne et sincère alliance, Rudiger donne à Gernot son épée, arme précieuse et fidèle qu’il a portée avec lui dans maint combat, dans mainte circonstance périlleuse. De son côté, Hagen reçoit, comme gage de souvenir, des mains de Gotelinde, le bouclier de son père Nodûng. Puis l’armée se remet en marche dans la direction du pays des Huns.

Ils ont enfin franchi la frontière des pays où règne Etzel. Le premier qui apprend leur arrivée est Hildebrand, l’un des plus vaillants hommes de Dietrich. Il court annoncer la nouvelle à son seigneur. Dietrich s’élance à cheval, et, suivi de ses fidèles Wolfiogs, s’empresse à la rencontre de ses amis. Hagen le reconnaît de loin : « Levez-vous au-dessus de vos selles, nobles seigneurs et rois, voici venir une royale escorte : ce sont les héros des Amelûngen ; Dietrich de Bern est à leur tête. » Et les héros bourguignons se lèvent pour honorer ce puissant roi et ses héros valeureux. Dietrich descend de cheval et marche à leur rencontre : « Soyez les bienvenus, Gunther, Gernot et Giselher ; bienvenus Hagen, Folker et Dankwart ; ne savez-vous pas que Chriemhilt pleure toujours amèrement le héros des Nibelûngen ? — Elle peut pleurer longtemps encore ; voila déjà bien des années qu’il a été frappé à mort ; elle fera bien de s’en tenir au roi des Huns ; Sigfrid ne reviendra pas ; il y a beau temps qu’il est enterré. — De quelle manière Sigfrid a reçu le coup fatal, nous ne voulons pas le savoir, répond Dietrich d’un ton grave ; toujours est-il que, tant que vivra Chriemhilt, de grands malheurs seront à craindre. Toi surtout, Hagen, prends garde plus que personne. »

Cependant la nouvelle de l’arrivée des Bourguignons parvient jusqu’au roi des Huns. Etzel et Chriemhilt s’élancent à la fenêtre pour voir s’avancer les troupes. Voilà qu’apparaissent au loin les écus et les casques, surmontés d’un aigle, des héros de Bourgogne : « Ce sont bien là mes parents et alliés, s’écrie Chriemhilt ; maintenant, que celui qui veut m’être agréable pense à mon affliction. » Les Huns se pressent en foule, avides de découvrir dans cette armée nombreuse les traits d’un seul homme, de l’impitoyable Hagen de Tronei, de celui qui a frappé mortellement Sigfrid des Pays-Bas, le plus vaillant des héros, le premier époux de Chriemhilt. « Quel est, s’écrie tout à coup du haut de sa fenêtre le roi des Huns, quel est ce puissant guerrier qui chevauche là-bas à côté de Dietrich ? » Un vieux Bourguignon, venu jadis avec Chriemhilt dans le pays des Huns, lui répond : « Ce guerrier est né à Tronei ; Adrian fut son père : en ce moment, il paraît doux et amical auprès de Dietrich ; mais c’est un homme de l’âme la plus courageuse et la plus terrible. »

Les troupes, composées de la noblesse inférieure et des simples hommes d’armes, furent logées en commun, sous la garde et le commandement de Dankwart ; la haute noblesse et les rois trouvèrent place dans la palais d’Etzel. Au milieu de la foule rassemblée dans la cour du burg, Folker rencontre Hagen, et, dans la prévision d’une catastrophe prochaine, les deux héros échangent entre eux le serment de se défendre mutuellement jusqu’à la mort, ils s’asseient sur un banc de pierre, en face du palais, et autour d’eux se tiennent les Huns, contemplant ces deux redoutables guerriers avec un étonnement silencieux. De la fenêtre où elle est debout, Chriemhilt aperçoit, à quelques pas d’elle, son mortel ennemi, et soudain des larmes de colère ruissellent de ses yeux.

Ceux qui l’entourent s’empressent de lui demander la cause de son émotion ; elle répond en adjurant ses fidèles de tirer vengeance de l’inguérissable blessure que lui a faite le perfide Hagen. Aussitôt soixante hommes se couvrent de leurs armes, décidés à tuer Hagen et Folker, et, à la tête de cette troupe, se place Chriemhilt elle-même, la couronne royale sur le front ; elle a formé le dessein d’arracher de la bouche de Hagen l’aveu du meurtre qu’il a commis, afin d’exciter ainsi le courage de ceux qui veulent la venger. Folker fait remarquer à Hagen la troupe armée qui descend l’escalier dans leur direction, et le héros de Tronei, qu’enflamme déjà l’ardeur de combattre, lui répond : « Je sais bien qu’ils n’en veulent qu’à moi seul, mais ce ne seront pas encore ceux-là qui m’empêcheront de revenir en Bourgogne. Quant à toi, Folker, dis-moi si, dans cette lutte, tu es décidé à te tenir à mes côtés, en fidèle frère d’armes, comme aussi tu peux être sûr que je ne t’abandonnerai pas. — Aussi longtemps que je vivrai, répond Folker, et quand même l’armée tout entière des Huns se précipiterait sur nous, je ne te quitterai point d’un pas. — Que le Dieu du ciel te récompense, noble Folker ; que me faut-il de plus maintenant ? Ils peuvent venir, ces braves si bien protégés par leurs armes ! » Ainsi parle Hagen ; et cette scène attendrissante entre les deux guerriers nous réconcilie presque avec cet homme de fer qui, jusqu’à ce moment, s’est montré toujours si terrible. Déjà Chriemhilt est parvenue en face des deux héros. Folker, par un sentiment de déférence, se lève en présence de la reine ; mais Hagen reste assis d’un air de fierté calme, afin de ne pas donner à penser que la peur puisse s’emparer de lui. À ce mépris insolent des coutumes Hagen ajoute encore une autre provocation : à l’instant même où Chriemhilt s’avance vers lui, il pose en travers, sur ses genoux, une épée étincelante, au pommeau de laquelle brillé un jaspe plus vert que le gazon des prairies : c’était l’épée de Sigfrid, la fameuse Balmûng. Chriemhilt la reconnaît soudain, car c’est bien le même ceinturon doré, le même fourreau, chatoyant de pourpre et de pierreries, qu’elle avait vu briller si souvent au flanc gauche de son époux. Cette vue allume, dans l’âme de Chriemhilt, une haine plus ardente que jamais ; elle aborde brusquement le héros, et le salue d’un accent courroucé : « Qui donc a pu envoyer vers vous, Hagen, pour que vous vous soyez risqué à chevaucher jusqu’ici ? Vous savez pourtant ce que vous m’avez fait. — Je n’ai, à la vérité, reçu aucun message, répond Hagen. On a invité à se rendre dans ce pays trois rois qui sont mes seigneurs ; je suis leur homme, et, comme tel, je les accompagne partout. — Vous savez donc, reprend Chriemhilt, vous savez donc pourquoi je vous hais ! Vous avez tué Sigfrid ; et c’est ainsi que je dois pleurer jusqu’à ma fin. — À quoi bon de plus longs discours ? répond le terrible Hagen ; oui, moi, Hagen, j’ai frappé à mort Sigfrid, le héros, parce que sa femme Chriemhilt avait offensé la belle Brunhild. Que celui qui l’ose vienne pour en tirer vengeance. Je me vante de vous avoir fait beaucoup de mal. »

Ainsi venait de se déclarer un combat à mort. Toutefois, l’heure fatale n’était pas encore arrivée. Malgré la grande supériorité de leur nombre, les Huns qui entourent Chriemhilt n’osent pas engager la lutte avec les deux héros bourguignons. Voyant que personne n’a le courage de les provoquer, ils se lèvent d’un air calme, et se dirigent, sans presser le pas, vers la salle royale, où se trouvent leurs seigneurs et maîtres, afin de les défendre en cas de péril.

Chriemhilt ne tarde pas à paraître, elle aussi, dans la salle royale, sous le prétexte de saluer ses frères et alliés. Toutefois Giselher seul, son plus jeune frère, reçoit d’elle baiser et pressement de main, ce que voyant, Hagen a soin de mieux assurer les boucles de son casque. Après ces froids débuts, Chriemhilt s’informe du trésor des Nibelûngen ; elle désire savoir si les Bourguignons l’ont amené avec eux, ainsi que la chose lui paraît convenable. « Pour ce qui est du trésor des Nibelûngen, répond Hagen, mes seigneurs l’ont fait jeter dans le Rhin, où il reposera jusqu’au dernier jour. Puis il ajoute d’un ton railleur : « J’ai bien eu assez de porter depuis le Rhin jusqu’ici mon bouclier, mon casque, ma cuirasse et mon épée. » Chriemhilt insiste pour que ses hôtes, conformément à la confiance due à l’hospitalité, se débarrassent de leurs armes ; mais Hagen s’y oppose, et la reine comprend alors que les Bourguignons sont prévenus du danger qui les menace.

Les hôtes sont maintenant reçus par Etzel ; après quoi ils se disposent à aller prendre du repos. Hagen et Folker, les deux fidèles compagnons d’armes, renoncent au sommeil, afin de veiller au salut de leurs maîtres.

Au milieu de la nuit, une troupe nombreuse de Huns tente de tomber sur les héros endormis ; mais la voix terrible de Hagen les fait revenir sur leurs pas.

Le jour suivant est consacré à des jeux chevaleresques. Un tournoi a lieu, et un événement malheureux manque encore une fois d’entraîner un embrasement général : Folker, en joutant avec un héros hun, le renverse mort dans l’arène. Etzel ne parvient qu’avec beaucoup de peine à calmer la bouillante ardeur de ses hommes.

Cependant Chriemhilt essaie de décider d’abord Hildebrand, puis Dietrich, à la venger de Hagen ; mais tous deux refusent. « Quiconque frappera les Nibelûngen, répond Hildebrand, le fera sans mon consentement. » De son côté, Dietrich rappelle à Chriemhilt que ces guerriers sont venus sur la foi de l’hospitalité ; quant à lui, il n’a jamais eu à se plaindre des Bourguignons ; ainsi donc il n’appartient pas au bras de Dietrich de venger le trépas de Sigfrid.

À force de promesses, Chriemhilt finit pourtant par décider Blodel, frère d’Etzel, à tomber sur la partie moins noble de l’armée, confiée à la garde de Dankwart. L’attaque doit s’effectuer sans retard ; dans l’intervalle, Chriemhilt se rend dans la salle des seigneurs, où les rois, ainsi que leurs plus proches alliés, sont déjà réunis autour du banquet. Elle y fait apporter également son jeune fils Ortlieb, âgé de six ans, et Etzel le présente à ses oncles, en appelant sur lui leur amitié pour le temps où l’enfant ira compléter son éducation en Bourgogne. Hagen, dans sa haine implacable pour Chriemhilt, s’écrie alors : « Ce jeune roi ne m’a pas l’air de devoir vivre longtemps. » Ces paroles cruelles de l’audacieux Hagen glacent d’épouvante Etzel ainsi que la foule des assistants ; mais, avant qu’ils aient pu revenir de leur étonnement et de leur effroi, un vacarme affreux se fait entendre. C’est le premier éclat de l’orage qui depuis longtemps s’amasse.

Tandis que les seigneurs sont assis autour de la table, Blodel, conformément aux ordres de Chriemhilt, pénètre avec une bande armée auprès de Dankwart ; il lui annonce qu’il vient venger sur lui, frère de Hagen, le meurtre commis par ce dernier sur Sigfrid. Pour toute réponse, Dankwart lui abat la tête d’un coup d’épée. L’escorte de Blodel se précipite sur les gens de service des Bourguignons, qui soutiennent pendant quelque temps l’attaque ; mais de nouvelles troupes plus fortes arrivent, et cet espace immense n’est bientôt plus qu’un épouvantable lac de sang, ou les gens des nobles étrangers périssent jusqu’au dernier. Dankwart, seul parvient, non sans peine, à se faire jour en se couvrant de son bouclier ; il s’élance vers la salle royale, renverse les gardes qui veulent lui barrer le passage, et arrive ainsi jusqu’à la porte intérieure.

Tout ruisselant de sang et son épée nue à la main, Dankwart s’écrie alors d’une voix qui fait trembler la salle : « Pourquoi rester si longtemps assis, frère Hagen ? J’élève vers vous et vers le Dieu du ciel la plainte de notre malheur ; nos chevaliers et nos serviteurs sont étendus sans vie sur la pierre. — Tiens-toi à la porte, Dankwart, afin que nul ne s’échappe ! » Telle est la réponse de Hagen ; et déjà sa formidable épée brille dans sa main impatiente. D’un premier coup, il fait voler sur les genoux de Chriemhilt la tête de son fils innocent ; un second coup, et le gouverneur de l’enfant roule aux pieds de Hagen ; il frappe une troisième fois, et la main du musicien Werbel, le même qui avait été chargé du message en Bourgogne, est coupée sur sa viole. À l’exemple de Hagen, Folker se lève, puis Gunther, puis Gernot, puis enfin Giselher, et tous, altérés de vengeance, se précipitent sur les Huns rassemblés dans la salle. Ils tombent l’un après l’autre, et la salle est remplie de cadavres. Folker court se placer aux côtés de Dankwart, afin de soutenir avec lui le choc des guerriers amassés au dehors et qui veulent se frayer un passage : « Le bras de deux héros, s’écrie Folker, en s’adressant à Hagen, protégera mieux cette porte que ne le feraient mille verrous de fer. »

Au milieu de cet affreux carnage, Chriemhilt, que la mort menace, appelle Dietrich à son secours ; et le roi des Goths, qui naguère avait refusé à la reine de servir ses projets de vengeance, n’hésite pas maintenant à montrer le dévouement et la protection qu’il doit à la femme, à la reine, à l’épouse de son ami. Il pousse un cri si formidable, que le burg entier résonne, et que le choc des armes est un moment suspendu. Le héros demande qu’il lui sont permis, attendu qu’il doit rester neutre dans le combat, d’évacuer la salle avec ses hommes. Gunther répond : « Nous n’avons affaire qu’à ceux qui ont massacré nos hommes, les autres peuvent sortir. » En conséquence, Etzel et Chriemhilt, Rudiger, les hommes de Dietrich et Dietrich lui-même se retirent. Mais à peine ont-ils franchi le seuil, que le combat recommence, et bientôt il ne reste plus un seul homme d’Etzel vivant dans la salle. Les Bourguignons lancent les cadavres du haut des degrés dans la rue.

En ce moment, Hagen, dans l’ivresse de la victoire, s’élance à la porte, et raille le vieil Etzel de ce qu’il s’est dérobé au combat, au lieu d’y occuper la première place, à l’exemple des rois ses seigneurs. Il raille aussi Chriemhilt au sujet de son second mariage ; et Folker, mêlant sa voix à ces insultes : « Jamais, s’écrie-t-il, on ne vit guerriers plus lâches que les Huns ! » À ces mots, Chriemhilt jure de remplir d’or le bouclier d’Etzel et de le donner à celui qui lui apportera la tête de Hagen. Cette promesse ranime le courage des héros qui se tiennent à l’extérieur de la salle.

Le premier qui ose tenter d’en forcer l’entrée et de se mesurer avec Hagen, est le noble Iring, margrave au pays des Danois. Il cherche, mais en vain, à frapper Hagen de sa lance ; puis il saisit son épée, et le burg retentit des coups qui pleuvent sur le casque et le bouclier de son terrible adversaire. Mais Iring ne parvient pas à vaincre Hagen ; aussi le voit-on se précipiter tout à coup sur Folker, puis sur Gunther, puis sur Gernot, puis enfin sur Giselher : c’est à ce dernier, le plus jeune des héros, qu’est réservé l’honneur de terrasser le guerrier. Iring tombe ; mais il se relève soudain, saute de nouveau sur Hagen, et lui fait une large blessure. Rendu furieux par le coup qu’il a reçu, Hagen rassemble toutes ses forces, tombe sur le seigneur danois, et lui porte un coup si terrible, qu’Iring roule en bas des degrés, et que de son casque jaillissent de rouges étincelles. Chriemhilt le débarrasse elle-même de son bouclier ; alors le héros déboucle son casque et aspire avidement l’air frais du soir. Après avoir pris ainsi de nouvelles forces, il reprend ses armes et se précipite de nouveau à la rencontre de Hagen. Une lutte acharnée s’engage et se termine par la mort glorieuse d’Iring, qui tombe frappé au front par la lance de son adversaire. Ses compagnons l’entourent en poussant des cris douloureux ; puis, dès qu’il a rendu le dernier souffle, ils s’élancent de concert vers la salle, impatients de le venger ; mais ils l’espèrent en vain : tous perdent la vie sur les degrés sanglants.

La nuit vient enfin suspendre cette lutte horrible. Un profond silence succède maintenant au fracas des armes, on n’entend plus que le murmure du sang qui ruisselle par les conduits de la salle et rejaillit dans la cour. Les rois fatigués déposent leurs boucliers et dénouent leurs casques. Seuls, Hagen et Folker restent armés, afin de pouvoir, en cas de péril, protéger leurs maîtres. Cependant la nuit ne verse point le calme dans le cœur de ces héros. Ils ne redoutent point la mort, mais, dans la persuasion où ils sont que cette mort ne sera que différée, ils préféreraient un prompt et glorieux trépas. D’un commun accord, ils envoient faire à Chriemhilt l’offre de combattre seuls, dans la plaine, contre toute son armée ; mais la veuve de Sigfrid refuse, dans la crainte que sa proie ne lui échappe. Toutefois son cœur implacable paraît un moment s’attendrir, et elle promet aux rois ses frères d’épargner leur vie s’ils consentent à lui livrer Hagen. « Nous mourrons donc avec Hagen, s’écrie Gernot, fussions-nous mille d’une même race ! — Nous mourrons avec Hagen, puisqu’il faut que nous mourions, répond à son tour le jeune Giselher : nous voulons garder notre foi jusqu’à la mort. »

L’insuccès de cette tentative redouble la rage de Chriemhilt. Elle fait mettre le feu à la salle, et bientôt les rouges flammes de l’incendie montent vers le ciel sombre et volent çà et là en sillonnant l’obscurité nocturne. Des brandons enflammés tombent du toit, et les héros ne parviennent à protéger leurs têtes qu’en se couvrant de leurs boucliers. De larges gouttes de sueur ruissellent le long de leurs joues, une soif dévorante embrase leur poitrine, et cette soif devient telle qu’à défaut de vin et d’eau, Hagen donne à ses nobles compagnons le conseil de boire du sang. Cet affreux conseil est suivi, et le sang des héros morts ranime les héros qui survivent pour le combat suprême. Enfin la toiture entière s’est écroulée, et avec l’aurore descend un peu de fraîcheur sur les guerriers, furieux comme des lions, traqués par la soif et le feu.

L’attaque recommence sans plus de succès. Les Huns ne peuvent parvenir à forcer l’entrée de la salle. Leurs cadavres encombrent les degrés.

En ce moment, Etzel, privé de l’élite de ses hommes, se tourne d’un air morne vers son dernier soutien, son dernier espoir, le noble Rudiger de Bechlarn. C’est alors que le bon margrave se souvient avec douleur de la promesse qu’il a faite treize ans plus tôt à Chriemhilt, d’être toujours prêt à lui prêter secours, n’importe contre qui. Une lutte poignante s’engage dans l’âme de Rudiger, forcé d’opter maintenant entre la fidélité qu’il doit à sa maîtresse et reine, à son seigneur et roi, et l’amitié qu’il a jurée récemment à ses nobles hôtes de Bechlarn. Toutefois le sentiment profond du devoir ne lui permet pas d’hésiter longtemps. La fidélité envers Etzel, dont il est le vassal, doit passer avant les intérêts de son propre cœur. Son parti est pris. Il accomplira le grand sacrifice de l’amitié à ta fidélité envers son seigneur.

Les hommes de Rudiger se couvrent de leurs armes, et le bon margrave se présente à la porte de la salle. Une nouvelle épreuve l’y attend. Ses amis les Bourguignons lui rappellent la foi qu’il leur a donnée à Bechlarn. Le loyal guerrier répond qu’un devoir supérieur le lie à son maître, mais que, dans ce fatal combat, il ne vient chercher que la mort. Les Bourguignons comprennent cette impitoyable loi du dévouement, et Giselher lui-même, que la pensée d’un sort plus doux avait un moment attendri, reprend soudain un cœur viril ; il immole l’amour au devoir avec le courage qui convient aux héros. Avant d’engager la dernière lutte, le généreux margrave veut encore laisser à ses anciens hôtes un gage de cette amitié que la destinée va rompre, un gage de mort : il échange son bouclier contre celui que Gotelinde avait donné naguère à Hagen. Puis le combat commence. — Cependant Hagen, Folker et Giselher, s’éloignent d’abord ; Gernot accourt seul pour soutenir ses hommes ; Rudiger lui fait à la tête une profonde blessure, et le dernier coup asséné par Gernot avec l’épée de Rudiger est pour Rudiger le coup de mort ; les deux héros roulent sans vie au bas des degrés.

Le trépas des deux nobles guerriers soulève de tels cris de douleur, que Dietrich de Bern, qui s’était éloigné du lieu de l’action, dépêche un envoyé pour s’informer de ce qui se passe. À la nouvelle de la mort de Rudiger, le roi des Goths est saisi de consternation ; il charge aussitôt le vieil Hildebrand d’aller demander aux Bourguignons pourquoi ils ont tué le margrave de Bechlarn. Rendus furieux par la mort de Rudiger, tous les hommes de race gothique saisissent soudain leurs armes, malgré la défense de Dietrich. Dans l’intervalle, Hildebrand reçoit de Hagen la confirmation de la mort du margrave ; il demande qu’on lui remette le corps du héros, afin que les honneurs funèbres lui soient rendus ; mais les Bourguignons, Folker surtout, répondent avec une ironie cruelle. Alors les Amelûngen, les gigantesques guerriers Goths, tirent leurs épées, et un effroyable combat s’engage, dans lequel Folker, l’habile et joyeux musicien, est tué par la main puissante d’Hildebrand ; Giselher et le prince des Goths, Wolfhart, neveu d’Hildebrand, se donnent mutuellement la mort. Avide de venger le trépas de Folker, Hagen fond sur Hildebrand, et lui porte des coups si terribles, que celui-ci, privé de tous les siens, prend la fuite, et arrive, blessé, auprès de Dietrich. Dans la salle royale, Gunther et Hagen se tiennent donc seuls maintenant sur les cadavres de leurs frères et de leurs compagnons d’armes.

En ce moment, Dietrich ordonne à Hildebrand de mener enfin ses propres hommes au combat. Hildebrand répond : « Qui voulez-vous que je vous amène ? Tout ce qui reste encore de vos guerriers se tient ici sous vos yeux ; je suis le seul qui survive ; tous les autres sont morts. »

Dietrich ira donc seul au combat. Gunther et Hagen sont debout, silencieux et graves, sur le seuil de la porte. Dietrich les somme de se livrer comme otages. Hagen lui crie d’une voix arrogante qu’il ne se rendra pas aussi longtemps qu’existera le trésor des Nibelûngen. Dietrich lutte contre Hagen, lui fait une profonde blessure, saisit cet homme redoutable entre ses deux bras gigantesques, lui serre les épaules de manière à les faire craquer, le charge de liens, et le conduit à Chriemhilt. Le même combat s’engage avec Gunther, et le résultat est le même. Dietrich recommande à la reine d’épargner la vie des deux héros ; puis il s’éloigne d’un air sombre.

Mais Chriemhilt doit vider jusqu’au fond la coupe de la vengeance. Elle dit à Hagen qu’elle lui laissera la vie s’il consent à lui indiquer l’endroit où est caché le trésor des Nibelûngen. Mais, quoique blessé à mort et étroitement garrotté, le héros de Tronei conserve encore son orgueil et sa fidélité : « Tant qu’un de mes maîtres restera vivant, répond-il, vous ne saurez pas où repose le trésor. » À ces mots, l’effroyable sœur fait couper la tête de son frère Gunther, et, la prenant par les cheveux, vient elle-même la présenter à Hagen. Mais Hagen : « Maintenant, dit-il, tout est arrivé au but que tu poursuivais ; maintenant aussi tout s’est passé comme j’avais prévu ; maintenant le noble roi de Bourgogne est mort, ainsi que le jeune Giselher et Gernot. Après Dieu, il n’y a donc plus que moi seul qui sache où est enfoui le trésor : quant à toi, femme horrible, tu l’ignoreras toujours ! — J’ai du moins encore, répond Chriemhilt, l’épée de mon Sigfrid, de mon cher époux, l’épée qu’il portait la dernière fois que je le vis. » Elle dit, et, tirant l’épée du fourreau, sa main furieuse venge la mort de Sigfrid avec le fer de Sigfrid.

À cette vue, le vieil Hildebrand s’élance avec colère, avide de venger le trépas des deux héros que Dietrich, son maître, avait épargnés ; un cri épouvantable se fait entendre, et Chriemhilt tombe inanimée à côté de son mortel ennemi. Telle est la sanglante péripétie du poëme.



  1. Je me suis beaucoup servi, pour cette analyse, du beau travail de M. Vilmar.