Poètes contemporains en Allemagne/06

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 139-151).

CHAPITRE 6



ADELBERT DE CHAMISSO ET SON POÈME : SALAS Y GOMEZ


Adelbert de Chamisso, devenu l’un des poètes les plus originaux de l’Allemagne moderne, appartient à la France par sa naissance, par sa famille et, ajoutons-le bien vite, par les qualités dominantes de son génie.

Né en 1781, au château de Boncourt en Champagne, il avait à peine huit ans lorsque l’émigration de la noblesse française le conduisit en Allemagne. La reine de Prusse le plaça parmi ses pages, et, à dix-huit ans, il était officier d’infanterie à Berlin.

Jusque là, les études de Chamisso avaient été presque nulles. Son instruction s’était, en quelque sorte, bornée à oublier le peu qu’il savait de français, pour apprendre assez mal l’allemand. Dès cette époque de garnison à Berlin, il s’essaya à composer des vers dans les deux langues, émaillant de gallicismes ses poèmes allemands et de germanismes ses ébauches françaises. En se fusionnant, ces deux éléments d’inspiration diverse devaient former plus tard, par le fond comme par la forme, un écrivain d’une originalité réelle. Chamisso, qui se décida bientôt à écrire exclusivement en allemand, introduisit dans cet idiome adoptif la netteté, la décision de l’esprit français. Il poursuivit de la sorte, mais en le modifiant essentiellement quant à l’agencement grammatical et logique de la phrase, ce que Gœthe avait depuis longtemps commencé avec autant d’opportunité que de talent : il contribua à faire tomber en discrédit et en désuétude les longues périodes, dont la solennelle roideur plaisait au formalisme un peu guindé de l’Allemagne. Gœthe, en préconisant et en pratiquant la phrase courte, restait fidèle au vieux génie germanique, à l’inversion, au groupement poétique et pittoresque des mots. Chamisso y infusa le caractère de notre prose de cristal, telle que Malherbe et Voltaire l’ont faite, prompte, claire, mais assurément trop sèche et trop nue comme instrument poétique. Rappelons en passant que, plus récemment, Henri Heine, dans sa prose comme dans ses lieder, d’une si admirable condensation, a su mettre d’accord les deux tendances : il a gardé, du libre épanouissement germanique, tout ce qui prête aux vagues perspectives de la rêverie ; il a emprunté au tour vif, direct et précis de la tradition française, cette flèche ailée et perçante de la raison, du sarcasme et de la gaieté. Mais revenons à Chamisso.

Bien que toujours Français au fond du cœur, il s’attacha par la reconnaissance à l’Allemagne, comme à une seconde patrie. Sa nature aimante et aimable l’y lia d’ailleurs bientôt par de glorieuses et durables amitiés. Irrésistiblement attiré par la contemplation des merveilles de la nature, il ne tarda pas à se livrer, avec une ardeur, un enthousiasme de poète, à l’étude des sciences, notamment à la botanique. C’est sa passion pour la botanique qui le fit participer, en 1815, comme naturaliste et comme savant, à l’expédition de découvertes que le comte Romanzoff, chancelier de l’empereur Alexandre, envoyait à ses frais dans les mers du Sud et autour du monde. On s’embarqua sur le Rurick ; le voyage dura trois ans, et Chamisso, qui en profita pour enrichir la Flore universelle, en écrivit et en publia, au retour, la relation également intéressante au double point de vue de la poésie et de la science. Son voyage lui inspira l’idée de ce poëme étrange, mais si profondément humain, Salas y Gomez, dont l’apparition intrigua au plus haut point les imaginations allemandes, qui fut aussitôt traduit dans toutes les langues, excepté dans la nôtre, mais auquel d’éminents critiques français, M. J.-J. Ampère entre autres, ont fini par rendre pleine justice. Il était donné à Chamisso d’ébranler l’imagination germanique, lui le doux railleur français, par des compositions fantastiques qu’Hoffmann eût été fier de signer ; car, précédemment déjà, en 1813, il s’était tout à coup rendu populaire en attachant son nom à cette monographie bizarre : Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl. Il s’agissait là d’un pauvre diable qui, pressé par le besoin et n’ayant plus rien dont il pût trafiquer, ne fait pas difficulté de vendre à un inconnu son ombre, étonné seulement de rencontrer une dupe pour payer en bel argent comptant une chose aussi vaine, une semblable chimère, un tel rien. — Mais qui ne connaît aujourd’hui cette ingénieuse histoire, laquelle eût suffi, à elle seule, pour ressusciter la race des commentateurs, si la précieuse semence en pouvait jamais périr ?

Il est temps de terminer cette notice, qui devait se borner à indiquer l’origine du poëme que nous traduisons aujourd’hui. Pour compléter par quelques traits cette physionomie, à peine esquissée au passage, d’un poète que revendique la France, disons cependant encore que les infortunes de la Prusse dans la campagne de 1806 touchèrent profondément Chamisso par l’affection reconnaissante qui le liait à la dynastie prussienne, et qu’il lui fallut tout son patriotisme français persistant pour s’en consoler. — Sur ces entrefaites, l’empereur Napoléon, dont il admirait la gloire, sans toutefois s’en laisser éblouir, le nomma professeur au lycée de Napoléonville. Il partit aussitôt pour la France, sous prétexte d’aller prendre possession de sa chaire ; mais il courut tout droit à Coppet, attiré par le magique aimant de madame de Staël. Il y resta jusqu’au moment où l’illustre auteur de Corinne, dont la maison était devenue une fronde trop bourdonnante, dut fuir en Angleterre. De son côté, Chamisso revint à Berlin, au milieu de la fermentation causée par les graves événements politiques qui se préparaient (1812).

Je demande la permission de finir par ces quelques lignes extraites du premier volume que j’ai publié autrefois sur les Poètes contemporains de l’Allemagne : « Directeur des Herbiers royaux à Berlin, membre de l’Académie des sciences, glorieusement connu comme savant et comme poète, heureux au coin de son foyer égayé par les grâces folâtres de sept enfants, riche de sa médiocrité et de sa tempérance, peu d’hommes auraient pu se dire aussi heureux de leur sort que Chamisso, lorsque la mort vint l’enlever le 21 août 1838. Depuis 1832, il dirigeait avec Gustave Schwab l’Almanach allemand des Muses, et traduisait avec F. de Gaudy les chansons de notre Béranger. » Voici enfin la traduction du poëme.


SALAS Y GOMEZ

I

Salas y Gomez se dresse au sein des flots du tranquille Océan ; rocher solitaire et nu, calciné par les rayons verticaux du soleil ; piédestal de pierre, dépourvu d’herbe et de mousse, où viennent s’abattre par bandes les oiseaux fatigués de planer au-dessus de ces plaines éternellement mobiles. C’est ainsi que Salas y Gomez apparut à nos yeux, quand de la hune du Rurick retentit soudain jusqu’à nos oreilles ce cri : Terre à l’ouest ! terre ! Arrivés à portée de vue, nous distinguâmes les troupes d’oiseaux marins, ainsi que les blanches couvées bordant le rivage. Depuis longtemps privés de toute nourriture fraîche, nous résolûmes aussitôt de nous y diriger en deux embarcations. On les met à flot, nous y descendons, et bientôt nous voilà côtoyant les brisants. Nous abordons à un endroit protégé contre le vent par les rochers ; notre troupe alors se divise en deux parties, dont l’une suit la rive à droite, et l’autre à gauche, tandis que moi-même je me mets à gravir le roc. C’est à peine si mes pas faisaient s’écarter les oiseaux, à qui mon approche ne semblait causer aucune crainte, et qui, seulement, dressaient la tête d’un air étonné.

Parvenu au sommet, je sentis mes pieds brûlants sur la chaude ardoise qu’ils foulaient, et je plongeai mes regards au loin, vers l’horizon circulaire. Quand ils eurent ainsi mesuré l’immensité déserte, mes yeux se reportèrent enfin autour de moi, et ce qu’ils aperçurent alors leur eut bientôt fait oublier le reste.

Dans cette même pierre où mon pied résonne, la main d’un mortel a imprimé le sceau de sa pensée : — des caractères écrits, des lettres. Cinq lignes d’égale longueur et comprenant chacune dix croix, laissent assez deviner que cette inscription remonte à loin ; mais voici la trace encore visible de pas sur le roc, et je crois distinguer un sentier qui conduit vers la pente. Oui, là, sur le versant, est un lieu de repos ; de nombreuses écailles d’œufs prouvent qu’on y a souvent mangé. Quel était, quel est peut-être encore l’hôte de ce désert affreux ? Et, plein d’anxiété, je me dirige, épiant en tous sens, vers le rebord exposé à l’orient. Au moment où, me croyant bien seul, je franchissais les dernières saillies d’ardoises qui m’avaient caché jusqu’alors le versant opposé, j’aperçus tout à coup, étendu devant moi, un vieillard paraissant âgé de cent ans au moins, et dont les traits présentaient la solennelle immobilité de la mort. Nu dans toute sa longueur, le corps décharné du vieillard était enveloppé des flocons argentés de ses cheveux et de sa barbe tombant jusqu’aux genoux. La tête appuyée contre les parois du rocher, sa large poitrine était couverte de ses deux mains posées en croix. Et tandis qu’avec une stupeur pieuse je contemplais fixement cette grande figure, je sentis soudain d’abondantes larmes inonder mes joues. Enfin, plus maître de moi, j’appelai à grands cris mes compagnons, qui ne tardèrent pas à me rejoindre. Comme ils se tenaient là tous en cercle, immobiles d’étonnement et de respect, voici que tout à coup ce corps roide remue, cette poitrine muette respire légèrement ; voici que le mystérieux vieillard entr’ouvre ses yeux fatigués et soulève sa tête ! Il nous regarde d’un air de doute et de surprise ; et s’efforce de tirer encore quelques paroles de sa bouche engourdie ; — mais c’est en vain ! il retombe, il a vécu ! Le médecin de l’équipage essaye inutilement de le ranimer. Ce n’est plus qu’un cadavre autour duquel nous prions agenouillés.

En cet endroit se dressaient trois larges parois d’ardoises couvertes d’inscriptions tracées à la main. C’est à moi qu’échut ce legs de l’habitant du désert. J’étais encore occupé à lire ces inscriptions écrites dans le plus pur idiome de la langue espagnole, lorsqu’un coup de canon nous rappela vers le vaisseau ; un second, puis un troisième coup ne nous permirent pas de différer davantage à regagner nos embarcations, et le vieillard resta dans la position où nous l’avions trouvé. La même pierre sur laquelle il avait souffert allait lui servir de lieu de repos et de monument. — Oui, repose en paix, enfant de la douleur ! rends aux éléments ton enveloppe mortelle. Chaque nuit, du haut du firmament, les étoiles scintillantes allumeront au-dessus de toi leur croix de rayons ; et ce que tu as souffert, ton chant va le dire aux hommes.

II

PREMIÈRE PAROI D’ARDOISE


Mon cœur se gonflait d’orgueil et de joie : je voyais déjà en esprit s’amonceler devant moi les trésors du monde entier. Perles et pierres précieuses, étoffes magnifiques de l’Inde, toutes ces richesses incomparables, c’est à ses pieds que je les déposais, c’est à elle seule que j’étais fier de les offrir.

L’or, ce Mammon, cette puissance terrestre, l’or, cet autre soleil de la vieillesse, j’en étalais des monceaux aux yeux éblouis de son père jadis inflexible. Pour moi-même, enfin, j’avais conquis le repos et apaisé dans ma poitrine la soif ardente de l’action, surpris de me voir patient et réfléchi. Elle n’avait plus à blâmer ma fougue indomptable ; ranimant ma vie au battement de son cœur, je trouvais désormais le ciel dans ses yeux, et mon cœur ne savait plus quel désir former. C’est ainsi que follement mes pensées s’élançaient dans l’avenir, pendant que mon pauvre corps gisait, une nuit, sur le pont du navire, et que mes yeux contemplaient les étoiles vacillant à travers les cordages. Un vent frais fouettait mes cheveux et tendait les voiles de manière à nous faire filer plus de nœuds que jamais. Je fus soudain tiré de mon rêve par un choc si violent, que toute la masse flottante en retentit ; des cris de détresse s’échappèrent aussitôt des entrailles du navire.

Un second choc suivit, puis un troisième ; tout à coup la coque entière s’entr’ouvrit avec fracas, et les vagues écumantes s’y précipitant à l’envi, transformèrent instantanément ces clameurs horribles en un silence plus horrible encore. Violemment lancé jusqu’au fond de l’abîme, je fis un effort désespéré pour lutter à la nage contre les flots, et je pus voir encore, au-dessus de moi, la douce lumière des étoiles ; mais une nouvelle lame furieuse me replongea dans les sombres profondeurs, d’où l’instinct de la vie et la prodigieuse vigueur de la jeunesse me ramenèrent une seconde fois vers la clarté du ciel. À ce moment, je sentis mes forces défaillir ; je m’abandonnai, en proie à la mort, au fond de ces gouffres, et renonçai pour jamais au joyeux éclat du jour. Alors il me sembla que je m’endormais d’un sommeil profond, et qu’il ne m’était plus permis de m’éveiller, bien qu’une voix intérieure me le criât sans cesse. Parvenu enfin à secouer cet assoupissement, et revenant à moi, je portai les yeux à l’entour, et finis par reconnaître que la mer m’avait jeté sur ces rocs arides. Rassemblant mon courage et mes forces, je me mis à gravir ces rudes arêtes, afin de reconnaître les lieux qui m’avaient recueilli. Arrivé au sommet, mes yeux n’aperçurent que la mer et le ciel entourant de toutes parts le rocher solitaire et nu dont je devenais l’hôte solitaire et nu comme lui. Plus loin, contre les vives saillies d’un autre récif où les vagues blanches d’écume venaient avec fracas se briser en poussière, s’entassaient les débris flottants du navire, entraînés par le courant, mais, hélas ! hors de ma portée. Et je me pris à penser : Dans un lieu pareil, tu n’auras pas longtemps à envier le sort de tes compagnons qui ont trouvé là leur triste fin. — Mais non ! cette mort que j’appelle ne veut pas encore de moi ! Les œufs nombreux de ces oiseaux des mers m’offrent une nourriture suffisante pour prolonger ma vie et mes douleurs. C’est ainsi que je continue d’exister, sans autre compagnie que ma misère ; et, dans ma profonde détresse, je trace avec un coquillage, sur cette pierre plus patiente que moi, ces mots où se résume désormais mon destin : Je n’ai pas même l’espoir de mourir bientôt !

III

DEUXIÈME PAROI D’ARDOISE


J’étais assis, avant le lever de l’aurore, sur la côte qui domine les flots. L’étoile avant-courrière annonçait le jour, qui commençait à poindre au bord de l’horizon, et, bien que l’orient fût encore couvert de sombres voiles, les vagues se déroulaient plus lumineuses sous mes pieds. Il me semblait que la nuit ne voulût point finir ; mon regard morne demeurait fixé sur la crête des ondes où devait bientôt se montrer le soleil. Du fond de leurs nids, et comme dans un rêve, les oiseaux élevaient leurs voix ; l’écume jusque-là scintillante des écueils, pâlissait à mesure, et la brise s’exhalait des eaux en même temps que le chœur des étoiles disparaissait dans le profond azur. Je m’agenouillai pieusement, et mes yeux se voilèrent de larmes. Bientôt le soleil se montra dans toute sa pompe, versant de nouveau la joie en mon cœur blessé, et je tournai aussitôt vers lui des regards avides. — Un navire ! un navire ! Toutes voiles dehors et gonflées, il se dirige vers moi d’un vol rapide. Il y a donc encore un Dieu qui compatisse à ma misère ! Ô Dieu de bonté ! oui, tu punis doucement ; à peine t’ai-je confessé ma faute et exprimé mon repentir, que déjà tu t’empresses de prendre en pitié ton enfant. Après avoir ouvert la tombe devant moi, voilà que tu me ramènes parmi les hommes, voilà que tu vas m’accorder de les presser encore contre mon cœur, de goûter encore cette ineffable volupté d’aimer et de vivre ! — Et, m’élançant aux plus hautes cimes du rocher pour mieux suivre tous les mouvements du navire, je pâlis tout à coup à la pensée qu’il fallait, avant tout, qu’on m’aperçût d’abord. Hélas ! et, pour attirer l’attention, je ne pouvais ni allumer un feu sur la hauteur, ni agiter un tissu dans l’air ! rien que mes bras qui s’ouvraient dans le vide ! — Dieu miséricordieux ! tu compatis à mon triste sort, car le vaisseau glisse maintenant à pleines voiles de ce côté, et je vois décroître incessamment l’espace qui nous sépare. Et j’entends, — mon oreille ne m’a pas trompé, — oui, j’entends le sifflet du capitaine que le vent m’apporte et que j’aspire d’une âme altérée ; avec quelle indicible mélodie viens-tu soudain retentir dans ce vieux cœur morne et sourd depuis si longtemps, accent cher et sacré de la voix humaine ! Ils m’ont donc vu enfin, ils ont donc enfin aperçu le rocher ! Ils serrent les voiles, sans doute pour modérer leur marche. Dieu à qui je me suis fié !… Vers le sud ?… Ah ! c’est qu’ils veulent tourner ce banc périlleux, afin de se mettre à l’abri des écueils… Plane sûrement sur les flots, navire plein d’espérance ! Voici l’instant. Ô mon pressentiment ! Regardez de ce côté ! En panne ! en panne ! Lancez un canot à la mer ! Là, sous le vent, là, vous pourrez aborder ! — Mais le navire continua sa route plus avant, sans se soucier, sans se douter peut-être de ma détresse, et nulle embarcation ne fut envoyée à mon secours. Et je vis le vaisseau glisser légèrement sur les vagues, emporté loin de moi par ses ailes que le vent arrondit, — puis l’espace s’élargir entre lui et moi ! Et quand il eut disparu à mes regards qui le cherchaient vainement encore dans les profondeurs bleues du vide, quand je compris que j’avais été cruellement déçu, alors je m’exhalai en imprécations contre mon Dieu et contre moi-même ; et, frappant mon front contre les dures parois de ce roc insensible, je m’abandonnai à toutes les fureurs d’un désespoir impie et insensé. Après trois jours et trois nuits d’une désolation semblable à la folie, et où mon cœur furieux se rongeait lui-même, je pus enfin retrouver le soulagement des larmes et envisager ma position avec plus de sang-froid. Rendu au sentiment de moi-même et vaincu par la faim, je me traînai vers la plage, où, pour continuer de souffrir, mon corps devait trouver sa misérable nourriture.

IV

DERNIÈRE PAROI D’ARDOISE


Patience ! le soleil se lève à l’orient ; il descend au couchant vers la ligne horizontale des mers ; il a terminé sa course d’un jour. Patience ! c’est au sud maintenant qu’il commence sa marche brillante, et bientôt mon ombre va de nouveau se projeter perpendiculairement. Une année est finie, une autre commence. Patience ! les années passent sans se lasser ; mais ta main, qui en a marqué cinquante par autant de croix, est désormais trop lasse pour marquer les suivantes. Patience ! tu gis immobile et muet au bord de l’Océan, et tu contemples d’un œil fixe l’étendue déserte, et tu écoutes sourdement le bruissement des vagues contre les écueils. Patience ! laisse tourner dans leur cercle soleil, lune, étoiles ; laisse se succéder sur ton front le frisson glacial des pluies, la pointe enflammée des rayons ; apprends la patience. Il est facile de supporter la rage des éléments et la clarté vive et mobile du jour, avec la vigueur de l’esprit éveillé. — Mais le sommeil, où les rêves nous tourmentent ; mais surtout les nuits, les longues nuits sans sommeil, pleines d’angoisses et d’effroi, pendant lesquelles ils s’élancent terribles de nos fronts troublés ! C’est alors qu’ils se dressent sinistres à nos côtés, et murmurent des mots qui donnent le vertige ! — Arrière ! arrière ! de qui tenez-vous cette indomptable puissance ? — Pourquoi secouer ainsi tes cheveux au vent ? Je te connais, enfant prompt et farouche, je te connais : à ta vue, mon pouls cesse soudain de battre ; tu es moi-même, celui que j’étais lorsque je me consumais en efforts stériles, dans la folie de l’espérance, avant que la neige des années eût blanchi mon front ; je suis toi-même, je suis la froide statue de ton tombeau ! Que parles-tu encore de beau, de bon, de vrai, d’amour et de haine, de soif de l’action ? — Insensé ! Regarde-moi : je suis ce que furent les rêves. Et tu voudrais encore les faire briller à mes yeux ? Laisse-moi, ô femme ! depuis longtemps le désir est mort en moi ; tu ne rallumerais plus dans la cendre qu’une vaine étincelle ! Ne tourne point aussi vers moi ton doux regard ! La lumière des yeux, le son de la voix, depuis longtemps déjà la mort a tout anéanti ; depuis longtemps s’est écroulé le monde où j’avais mis ma foi. Images décevantes de la vie, que pouvez-vous sur celui qui appartient déjà à la mort ? évanouissez-vous et rentrez dans le néant : voici le jour !

Lève-toi, soleil dont un rayon dissipe ces fantômes révoltés de la nuit ; lève-toi et fais cesser la lutte qui me déchire. — Il surgit enfin, et soudain les évocations funèbres se Sont évanouies. — Me voilà seul encore, et je puis de nouveau renfermer au fond de moi ces cruels enfants de mon imagination. Ah ! traînez-moi une fois encore, membres engourdis par l’âge, traînez-moi vers ces bords où les oiseaux ont leurs nids ; bientôt vous pourrez vous étendre pour l’éternel repos. Si vous me refusez votre aide, ce que n’a pu faire le désespoir, la faim, l’horrible faim l’aura bientôt accompli.

La tempête de mon cœur s’est enfin apaisée, et sur cette même pierre, témoin de mes longues douleurs et de ma lente agonie, sur cette même pierre il me sera plus doux aujourd’hui de mourir. Seigneur, par qui je suis parvenu à me vaincre moi-même, ô mon Dieu ! fais qu’aucun navire, que nul mortel n’aborde à ce rocher tant que mon dernier râle de mort ne sera pas exhalé. Laisse-moi m’éteindre ici paisiblement et sans bruit. À quoi me servirait, d’ailleurs, en ces heures tardives, de cheminer encore, comme un cadavre qui foule aux pieds des cadavres ? Ils sommeillent dans les fraîches entrailles de la terre, ceux qui saluèrent d’un sourire mon entrée dans le monde, et depuis longtemps tout souvenir de moi s’est effacé. Seigneur, j’ai bien souffert, et j’ai bien expié ; — mais errer en étranger au milieu de ma patrie, non, jamais ! ce serait verser l’absinthe dans l’amertume pour l’adoucir. Non ! laisse-moi mourir seul et délaissé du monde entier, mais confiant dans ta miséricorde. Des hauteurs de ton ciel, les symboliques lueurs de ta croix descendront en rayons étoiles sur mes os.


Tel est ce poëme, où la résignation s’élève au sublime, et où le philosophe chrétien modère, d’une manière si émouvante, la fougueuse inspiration du poète. Chamisso symbolisait tout ce qu’il touchait : à combien de situations de la vie ne pourrait-on pas appliquer les grandes images de son Salas y Gomez ? De combien d’autres l’Ombre de Pierre Schlémihl n’était-elle pas déjà le miroir ? Je ne sais si je m’abuse ; mais il me semble voir, dans ces ingénieuses allégories, comme un ressouvenir de la mère-patrie, d’où le poète avait été arraché si jeune, — comme un regret voilé, quoique éternellement saignant, de l’exilé jeté tout à coup sur ce sol toujours rude de l’étranger, et qui pourtant, à la fin, à force d’y avoir souffert, préfère encore y mourir que de retourner sur la terre natale, « comme un cadavre qui n’y foulerait plus que des cadavres. »