Poètes contemporains en Allemagne/Introduction

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 5-10).

INTRODUCTION




À Karl Godeke


Il y aura bientôt treize ans que nous passâmes ensemble, dans votre studieuse retraite de Hanovre, cette longue soirée, trouvée si courte, de causerie poétique et littéraire, à laquelle assistait votre spirituel compatriote l’avocat Detmold. — Treize ans ! tout un vaste espace qu’il me semble maintenant avoir traversé en moins de dix jours. Mais je ne veux pas me placer sur la pente des réflexions mélancoliques. Ce souvenir que j’évoque ne doit me rappeler que de riantes images. Nous avions fait connaissance le matin, et, le soir, nous devisions comme de vieux amis. J’arrivais sans autres titres que mon amour pour l’Allemagne, ma qualité de neveu de Karl Simrock, et la carte de Wolfgang Müllier, le médecin-poète de Dusseldorf. Votre accueil me prouva bien vite que ces titres étaient les meilleurs auprès de votre cœur hospitalier. Avec quelle bienveillance et quel empressement me fîtes-vous les honneurs de votre ville, de ses églises réformées, de son palais aux longues façades, de son parc si coquettement distribué et entretenu, de sa colonne dédiée aux croisés de 1813, du monument, un peu froid, consacré à la mémoire de Leibnitz ! Et votre érudition, aussi variée que modeste, comme j’y puisais à pleines mains, et comme vous répondiez à toutes mes questions avec une patience toujours souriante ! Ce soir-là, vous aviez voulu me faire fête. Je vois encore sur votre table, plus habituée au poids des livres, ces assiettes de pâtisseries et de cigares destinés à accompagner nos doctes dissertations. La consommation porta surtout sur les cigares. Comme on boit à ceux que l’on aime, nous en fumâmes plus d’un à la santé des poètes dont les noms nous étaient également chers. Comment n’aurions-nous pas parlé particulièrement de Heine, puisque l’avant-veille je murmurais ses vers sur le pont du Rhin, à Dusselforf ? Hélas ! ce vif esprit, qui vient de s’éteindre si vaillant encore, était alors dans toute sa force ! Sur ma demande, vous voulûtes bien me lire d’une voie émue et vibrante sa ballade des Deux Grenadiers. Entre un Français et un Allemand sympathiquement entraînés l’un vers l’autre, le génie de Heine était le naturel trait-d’union. Ce génie mêlé de rêverie et d’action est la plus habile, la plus spontanée fusion, de nos deux nationalités. Heine, c’est le cœur diaboliquement embrasé de Faust, que rafraîchit et rachète incessamment une larme de Marguerite. Cette larme-là lui fera pardonner bien des ricanements.

J’avais avec moi quelques exemplaires d’un livre que je venais de publier sur les Poètes contemporains de l’Allemagne, et j’ignorais, à ma honte, que vous aviez composé, trois ans plus tôt, un ouvrage semblable, mais beaucoup plus complet, sous ce titre : Les Poètes de l’Allemagne depuis 1813 jusqu’à 1843. En vous quittant, je vous laissai mon volume, et vous l’aurez parcouru depuis. Je me suis demandé souvent avec inquiétude ce que vous en aurez pensé. Si vous avez lu mon chapitre sur Platen, il ne vous aura pas échappé que j’y ai fait mon profit, en vous citant avec une juste reconnaissance, de plus d’une remarque judicieuse empruntée à votre excellente notice placée par les éditeurs en tête des œuvres de ce grand lyrique. Je ne tardai pas non plus à me procurer votre livre, et je pus en admirer la rédaction consciencieuse, la distribution méthodique et sage. En vous bornant à consacrer aux divers auteurs une simple notice indiquant sommairement la date et le lieu de leur naissance, leur résidence actuelle, les titres et les caractères distinctifs de leurs ouvrages, vous avez réservé un « place plus spacieuse au choix, fait avec un goût sûr, de vos citations à l’appui. Cette manière de procéder, suffisante en Allemagne, oh le public sait, en général, à quoi s’en tenir sur la valeur relative de ses poètes, avait l’avantage de vous faire éviter des comparaisons toujours délicates et dangereuses à établir, quand il s’agit des amours-propres contemporains. Le critique étranger qui veut initier ses compatriotes à la littérature actuelle d’une autre nation, manquerait certainement son but en adoptant la même méthode. J’ai donc été forcé de suivre une voie différente, et de développer davantage, dans mes études biographiques et littéraires, les traits les plus saillants de chaque physionomie et de chaque talent. Il a dû en résulter quelquefois des jugements préconçus et que les justifications produites ne motivaient pas toujours d’une façon assez victorieuse. Mais cet inconvénient ne pouvait avoir d’autre conséquence fâcheuse que de faire prendre l’historien critique, par son lecteur, en flagrant délit de surfaire l’importance de son sujet ou les mérites de l’auteur qu’il présente au public. Qu’importe, après tout, si le but principal était atteint, et si la curiosité de l’esprit français devait, de la sorte, être plus sûrement aiguillonnée ? Par la même considération, vous avez pu vous dispenser d’adopter pour votre ouvrage un classement systématique ou scientifique, et vous avez groupé vos poètes purement et simplement dans l’ordre géographique. C’est ainsi que vous vous contentez des divisions suivantes : Westphalie, — Rhin (avec les subdivisions de l’Alsace, de la Hesse, du pays de Baden et de la Suisse), — Souabe, — Bavière, — Autriche, — Silésie, — Prusse et Basse-Saxe. Enfin, sous le titre commun de Poésies contemporaines (Zeitgedichte), vous réunissez les noms et un choix de pièces des poètes qui ont plus particulièrement marqué dans la poésie politique proprement dite. Ici encore, j’ai dû procéder différemment, et je me suis décidé pour une distribution plus logique, et, pardonnez-moi le mot, plus savante, de mon sujet. Ayant remarqué que trois grands courants d’inspiration sillonnent le domaine poétique de l’Allemagne, j’y ai vu des cadres naturellement disposés pour le classement de ses poètes, d’après les caractères dominants qui les distinguent. La Souabe, patrie des Minnesinger, a hérité de la douceur amoureuse de ses premiers rhapsodes, pour en doter ses nouveaux chantres, les Uhland, les Justin Kerner, les Gustave Schwab, etc. ; et j’ai, en outre, rangé dans cette catégorie, des poètes qui, comme Wilhelm Müller, bien que nés ailleurs qu’en Souabe, se sont fait remarquer par des qualités identiques. Si la tendresse naïve et un certain naturalisme spiritualise caractérisent plus particulièrement la Souabe, l’Autriche a communiqué je ne sais quelle mollesse voluptueuse, rêveuse encore et mêlée d’originalité hongroise et orientale, à ses principaux chanteurs modernes. J’ai donc groupé, sous le titre d’École autrichienne, non-seulement les Zedlitz, les Anastasius Grün et les Lenau, natifs du sol, mais encore ceux qui, par le génie, me paraissaient appartenir à la même famille, à la même patrie. Berlin, qui est la capitale des penseurs allemands et qui concentre toute la verve raisonneuse du nord de l’Allemagne, m’a semblé devoir être considéré comme le nid où sont éclos et d’où se sont envolés les poètes politiques de ces vingt dernières années. J’y ai placé le siège d’une école du Nord, représentée bien plus par des chanteurs façonnés aux idées philosophiques à Berlin, que par des écrivains indigènes. C’est ainsi que la figure de Henri Heine y domine, bien qu’il ait eu Dusseldorf pour berceau et le Rhin pour père nourricier. J’y rattache également Freiligrath, qui est Westphalien ; Hoffmann de Fallersleben, né en Basse-Saxe ; et Georges Herwegh, l’éphémère roi de la révolte lyrique, que l’on s’étonne de compter parmi les pacifiques et bienheureux enfants de cet autre paradis terrestre des poètes, du Wurtemberg.

Bien que plausibles, de pareilles classifications sont toujours un peu arbitraires, et je consens à vous y laisser voir une nouvelle preuve de l’esprit méthodique qui préside, chez nous, à la composition d’un livre. Quoi qu’il en soit, l’essentiel, je le répète, quand il s’agit de familiariser des lecteurs avec une littérature étrangère, c’est de tenir l’attention en éveil, de condenser l’intérêt et d’harmoniser les détails en les groupant autour d’un centre commun. Aujourd’hui que, grâce à des travaux nombreux dus à des plumes compétent, les intelligences françaises sont mieux ouvertes aux manifestations diverses de la littérature allemande contemporaine, le moment est venu de descendre de la synthèse à l’analyse, et d’entrer plus avant dans l’exposé des faits particuliers et secondaires. C’est ce que je voudrais entreprendre à l’égard de votre poésie lyrique. L’Allemagne, a dit Michelet, c’est l’Inde en Europe ; elle tient continuellement en suspens la curiosité de l’esprit. Nous sommes loin du temps où, sous les errata de Guillaume Schlégel, madame de Staël étonnait la France par ses brillantes improvisations sur Gœthe, Novalis, Lessing et Kant. Ses ébauches chaleureuses ont été complétées par des écrivains dont il suffit de citer les noms pour rappeler l’importance des services rendus. Les épigrammes de Heine n’enlèvent rien aux investigations précieuses de M. Cousin dans le domaine philosophique. La sagacité incisive de M. Saint-Marc Girardin, l’érudition subtile de M. J. J. Ampère, ont laissé trace de leur passage à travers la littérature allemande ; et les courses de cet infatigable voyageur, M. X. Marmier, n’y ont pas non plus été sans profit pour nous. M. Saint-René Taillandier s’est également acquis des titres à notre reconnaissance, en remuant sans cesse, et toujours plus profondément, cette terre féconde de la pensée germanique.