Poètes d’aujourd’hui/Henry Bataille
HENRY BATAILLE
1872
M. Henry Bataille est né à Nîmes en 1879, et n’a publié, comme poète, qu’un seul livre : Le Beau Voyage. Ce livre se compose de trois parties distinctes : La Chambre blanche, Le Beau Voyage et Et voici le Jardin, dont la première parut d’abord en plaquette en 1895, avec une préface de Marcel Schwob, dont nous extrayons ces passages : « Voici un petit livre tout blanc, tout tremblant, tout balbutiant. Il a l’odeur assoupie des chambres paisibles où l’on se souvient d’avoir joué, enfant, pendant les longues après-midi d’été. Toutes les petites filles y sont coloriées comme dans les livres d’images, et elles ont des noms semblables à des sanglots puérils. Toutes les petites maisons y sont de vieilles petites maisons de village, où de bonnes lampes brûlent la nuit ; et toutes leurs petites chambres sont des cellules de souvenir que traversent des poupées lasses, souriantes et fanées ; et on y entend le crépitement de la pluie sur le toit ; et au-dessus des croisillons des fenêtres on voit fuir les canards gris ; et le matin, au cri du coq, on est saisi par l’haleine des roses. Doux petit livre qui s’attarde ! Ses paroles sont murmurées ou minaudées, ses phrases emmaillottées par d’anciennes mains tendres de nourrices, ses poèmes étendus dans des lits frais et bordés où ils sommeillent à demi, rêvant de pastilles, de princesses, de nattes blondes et de tartines au miel… »
On remarquera sans doute dans les poèmes de La Chambre blanche une certaine parenté avec ceux de M. Francis Jammes, au moins pour les « motifs », car la manière du poète d’Orthez est plus directe, plus sincère et plus vraie, ou pourrait presque dire : moins artiste. À lire les dates des poèmes de La Chambre blanche, il paraît bien cependant qu’il n’y a nullement eu influence de M. Jammes sur M. Bataille. Les deux poètes se sont simplement rencontrés, peut-être même en s’ignorant l’un l’autre. Comme le disait Marcel Schwob dans sa préface, ils sont tous deux « poète des choses inanimées et des bêtes muettes. Ce sont deux âmes sœurs, pareillement sensibles, et qui tressaillent aux mêmes attouchements. »
Depuis quelques années, M. Henry Bataille s’est fait une place assez remarquable comme auteur dramatique. Après avoir débuté au Théâtre de l’Œuvre, avec La Belle au Bois dormant et Ton Sang, représentés en 1894 et 1807, il a fait jouer successivement La Lépreuse à la Comédie Parisienne, L’Enchantement, à l’Odéon, Résurrection, épisode tiré du roman de Tolstoï, également à l’Odéon, Le Masque, Maman Colibri et La Marche Nuptiale, au Vaudeville, et La Femme nue, à la Renaissance.
M. Henry Bataille a collaboré au Journal des Artistes, au Mercure de France, à la Vogue (nouvelle série 1899), au Matin, au Figaro, etc.
- Bibliographie :
Les œuvres. — La Belle au bois dormant, féerie lyrique en 3 actes, en collaboration avec M. Robert d’Humières, représentée sur la scène du Théâtre de l’Œuvre, en 1894. (Voyez : La Belle au bois dormant, etc., musique de Georges Hue, réduction pour piano par Henry Frêne, 1895, in-fol.). — La Chambre blanche, poésies. Paris, Soc. du Mercure de France, 1895, in-16. (Réimpr. dans Le Beau voyage, Paris, Fasquelle, 1904, in-18). — Ton Sang, précédé de la Lépreuse, théâtre. Paris, Soc. du Mercure de France, 1897. — L’Enchantement, comédie dramatique en 4 actes, représentée sur la scène du Théâtre de l’Odéon, le 10 mai 1900. Paris, Fasquelle, 1904, in-18 (publiée avec Maman Colibri ; voir plus loin). — Têtes et Pensées, lithogr. et écrites. (Portraits de Tristan Bernard, Alfred Capus, Jules Case, Maurice Donnay, Paul Fort, André Gide, Gustave Kahn, Jean Lorrain, Pierre Louys, Octave Mirbeau, Robert de Montesquiou, Catulle Mendès, Lucien Muhlfeld, André Picard, Henri de Régnier, Jules Renard, Georges Rodenbach, Edmond Sée, Jean de Tinan, Pierre Valdagne, Fernand Vandérem, Willy.) Paris, Ollendorff, 1901, gr. in-4. — Le Masque, comédie en trois actes, représentée sur la scène du Vaudeville, le 24 avril 1902. Paris, Fasquelle, 1907. in-18 (publiée avec la Marche nuptiale, voir plus loin). — Résurrection, drame en cinq actes et un prologue, d’après le roman de Tolstoï, représenté sur la scène du Théâtre de l’Odéon, le 14 novembre 1902, et repris sur la scène de la Porte-Saint-Martin, le 25 janvier 1905. Paris, Fasquelle, 1903, in-18. — Maman Colibri, comédie en quatre actes, représentée sur la scène du Vaudeville, le 8 novembre 1904 (publiée avec l’Enchantement, voir l’article suivant). — Théâtre : L’Enchantement, Maman Colibri. Paris, Fasquelle, 1904, in-18. — Le Beau voyage, poésies [La Chambre blanche. Le Beau voyage. Et voici le jardin], avec un portrait de l’auteur, en lithographie, par lui-même. Paris, Fasquelle, 1904, in-18. — La Marche nuptiale, pièce en quatre actes [représentée sur la scène du Vaudeville, le 27 octobre 1905]. Paris, s. l. n. d. Imprimerie de « l’Illustration » ), 1905, in-8. — Poliche, comédie en 4 actes [représ. à la Comédie-Française, le 10 déc. 1906]. Paris, s. l. n. d. (Impr. de « l’Illustration » ) 1907, in-8.— Théâtre : Le Masque. La Marché nuptiale. Paris, Fasquelle, 1907, in-18.
Préfaces. — Marcel Gruppi : La Violence. Paris, B. Grasset, 1908, in-18.
À consulter. — Léon Blum : Au Théâtre. Paris, Soc. d’éd. littér et artist., 1906, in-18. — Remy de Gourmont : Le IIe livre des Masques. Paris. Soc. du Mercure de France, 1898, in-18 — Georges Le Cardonuel et Ch. Velly : La Littérature contemporaine, 1905, etc. Paris, Soc. du Mercure de France, 1906, in-18. — Jules Lemaître : Impressions de théâtre, 10e série, Paris, Lecène et Oudin, 1898, in-18. — Robert de Souza : La Poésie populaire et le lyrisme sentimental. Paris, Soc. du Mercure de France, 1899, in-18.
Ernest Gaubert : Henry Bataille, Mercure de France, 16 avril 1908.
Iconographie :
Henry Bataille : Lithographie, publiée en tête de l’édition du Beau voyage. Paris, Fasquelle, 1904, in-18. — F. Vallotton : Masque, dans Le IIe livre des Masques, de R. de Gourmont, Paris, Soc. du Mercure de France, 1898, — Sem : M. Henry Bataille, auteur du « Masque ». Journal, 24 avril 1902.
LE MOIS MOUILLÉ
Par les vitres grises de la lavanderie,
J’ai vu tomber la nuit d’automne que voilà…
Quelqu’un marche le long des fossés pleins de pluie…
Voyageur, voyageur de jadis, qui t’en vas.
À l’heure où les bergers descendent des montagnes,
Hâte-toi. — Les foyers sont éteints où tu vas,
Closes les portes au pays que tu regagnes…
La grande route est vide et le bruit des luzernes
Vient de si loin qu’il ferait peur… Dépêche-toi :
Les vieilles carrioles ont soufflé leurs lanternes…
C’est l’automne : elle s’est assise et dort de froid
Sur la chaise de paille au fond de la cuisine…
L’automne chante dans les sarments morts des vignes…
C’est le moment où les cadavres introuvés,
Les blancs noyés, flottant, songeurs, entre deux ondes,
Saisis eux-mêmes aux premiers froids soulevés,
Descendent s’abriter dans les vases profondes.
LA NUIT D’OCTOBRE
Ô ma lampe, ô ma pauvre amie,
Causons un brin de souvenir…
La fenêtre ouverte à demi
Nous enverra l’ancien zéphir
Qu’ont caressé bien des poètes…
Nous reverrons le triste temps
Où l’on faisait les amourettes
En mélancolie de printemps,
Quand on avait de longs cheveux,
Qu’on raclait des airs de bohème,
Au printemps des premiers aveux. —
Et rêvons les mansardes blêmes,
Et les pots de vin engloutis
De ces crânes aux fortes lèvres
Qui, le cœur brisé, sont partis
Dans des cimetières de fièvres,
Au pays des premiers amours…
De ces gueux à la taille fine,
Au boléro de troubadours,
Qui s’en allaient dans la ravine
Pleurer celles qui ne sont plus,
Ceux qui sont morts sans qu’on pâlisse,
Au temps des longs chapeaux pointus,
En prononçant le nom d’Alice…
El qui, sous les saules d’hiver,
Songent morts à leur endormie…
Et ce temps-là, c’était hier,
Ô ma lampe, ô ma pauvre amie !..
Ô ma lampe, ô ma pauvre amie,
Le temps n’est plus où sous tes yeux
Sous ton froid regard de momie,
Les poètes dévotieux,
Avec leurs muses d’élégie
Sanglotaient des sanglots frileux…
Triste nuit, de leur sang rougie,
Toi, pâle Musc aux doux yeux bleus,
Qui chantais à la pleine lune,
Tout est passé, comme le cri
D’un oiseau blessé dans la hune…
Ta pauvre robe a défleuri.
Fille des âmes solitaires…
Temps des romances, temps naïfs.
Quand les amants aux cimetières
S’en allaient pleurer sous les ifs…
Qui donc remettra vos parures
Et vos bouquets abandonnés,
Ô langoureuses créatures,
Portraits aux cadres écornés ?
Quand reverrons-nous, près des tables
Où veillaient les jeunes rêveurs,
Les amoureuses charitables
Prier tous bas avec ferveur ?…
Ô jadis ! douces nuits de mai…
Ô temps des longues diligences…
Des dames en cabriolet…
Je suis né tard et sans croyances,
Voici la pluie avec le vent…
J’entends hurler la cheminée.
Comme une sorcière avinée,
Et s’égoutter l’eau sur l’auvent.
LES SOUVENIRS
Les souvenirs, ce sont des chambres sans serrures,
Des chambres vides où l’on n’ose plus entrer,
Parce que de vieux parents jadis y moururent.
On vit dans la maison où sont ces chambres closes…
On sait qu’elles sont là comme à leur habitude,
Et c’est la chambre bleue et c’est la chambre rose…
La maison se remplit ainsi de solitude,
Et l’on y continue à vivre en souriant…
J’accueille quand il veut le souvenir qui passe.
Je lui dis : « Mets-toi là… Je reviendrai te voir… »
Je sais toute ma vie qu’il est bien à sa place,
Mais j’oublie quelquefois de revenir le voir. —
Ils sont ainsi beaucoup dans la vieille demeure.
Ils se sont résignés à ce qu’on les oublie,
Et si je ne viens pas ce soir ni tout à l’heure,
Ne demandez pas à mon cœur plus qu’à la vie…
Je sais qu’ils dorment là, derrière les cloisons,
Je n’ai plus le besoin d’aller les reconnaître ;
De la route je vois leurs petites fenêtres, —
Et ce sera jusqu’à ce que nous en mourions.
Pourtant je sens parfois, aux ombres quotidiennes,
Je ne sais quelle angoisse froide, quel frisson.
Et ne comprenant pas d’où ces douleurs proviennent
Je passe…
Or, chaque fois, c’est un deuil qui se fait.
Un trouble est en secret venu nous avertir
Qu’un souvenir est mort ou qu’il s’en est allé…
On ne distingue pas très bien quel souvenir,
Parce qu’on est si vieux, on ne se souvient guère…
Pourtant, je sens en moi se fermer des paupières.
L’ADIEU
Mon enfance, adieu mon enfance. — Je vais vivre.
Nous nous retrouverons après l’affreux voyage,
Quand nous aurons fermé nos âmes et nos livres,
Et les blanches années et les belles images…
Peut-être que nous n’aurons plus rien à nous dire !
Mon enfance… tu seras la vieille servante,
Qui ne sait plus bercer et ne sait plus sourire.
Et moi, plein de ton amertume vigilante,
J’ensevelirai le mystère des paroles…
Adieu. — Nous rouvrirons les portes du village,
Et ce sera la nuit de fête qui console…
Et la pluie mouillera ces tendres paysages…
Les paysans d’alors dormiront dans leurs chambres…
Et les jardins auront leur place accoutumée…
Ce sera quelque nuit limpide de décembre,
Avec la même route unie et parfumée…
Et les branches qui font des silences soudains…
Les femmes qui traversent une lampe à la main…
Les chiens maigres et plats étendus sur le sable…
Le bruit dans les massifs des grands rhododendrons…
Ces poussières d’amour que nous ramasserons,
Et tous nos bons regrets assis à notre table…
Je vous retrouverai le soir d’une journée, —
Les étoiles du champ viendront à la veillée,
Et vous me laisserez pleurer, sur vos genoux.
Nous entendrons le vent s’endormir dans les arbres ; —
Puis je regarderai mes deux mains apaisées,
Sous le clair silence du vieil abat-jour vert…
Peut-être-un souffle triste ouvrira la croisée…
On entendra passer les longs chemins de fer…
Et la lune ne sera pas encor levée. —
Pauvre petite vieille enfance retrouvée,
Ce sera comme si je n’avais pas souffert…
Pas souffert ? est-ce vrai ? nous n’avons pas pleuré,
Pas souffert ? oh ! répète-le, ma grise amie, —
Et vienne ce beau soir que j’évoque à mon gré,
Où nous caresserons nos lèvres endormies…
Ce soir-là, ce soir-là, je saurai bien des choses…
Je ne te plaindrai plus de n’avoir pas de roses…
Je comprendrai la joie du phalène qui meurt…
Alors nous éteindrons la lampe avec douceur.
DIALOGUE DE RENTRÉE
Avant d’entrer, assieds-toi là, sur cette malle.
N’importe où… oui, là… que nous nous regardions
Pour la première fois dans les yeux. Qui es-tu ?
Que peux-tu être ? d’où me viens-tu,
Avec ce grand visage pâle ?
Je n’avais jamais vu tes yeux dans toute leur étendue.
Comme ils sont grands ! Oh ! qui es-tu,
Toi qui viens m’apporter la chaleur de ces mains ?
As-tu pleuré ? — Oui, j’ai pleuré. — As-tu souffert ?
— Oui, j’ai souffert. — Et qu’en as-tu gardé ? — Rien.
Des dates comme de vieilles lettres… Oui, j’ai souffert !
Un mouvement incessant vers des demeures nouvelles
M’a porté jusqu’à vous. — Et les regrets ? — Non. Quels
— Pourtant les lieux que l’on aimait… — J’ai tant voyagé !
Ne vous ai-je pas dit que souvent je me lève
Pour chercher un objet que je crois avoir posé
Dans telle chambre, à tel endroit… « Mais non, je rêve.
C’était à Bordeaux, dis-je,… non, c’était à Lyon…
Ou la dernière fois que je fus à Marseille… »
J’ai quelquefois pleuré de tout ce qui s’éveille
Et renaît d’une si mystérieuse confusion.
— Oui, vous me l’avez dit, c’est vrai, je me rappelle…
Et bien, voici encore une demeure nouvelle
Où vous allez entrer. Ça ne vous effraie pas ?
Combien de temps resterez-vous ?…
Je tâcherai d’être bon ce temps-là…
C’est si joli le ton de vos paupières près des joues !
Tu l’as beaucoup aimé ? — Oui, nous nous sommes séparés
Sans un mot. La voiture allait au pas. Je regardais
La route ; le conducteur était assis
Sur le brancard avec un grand chapeau de feutre gris…
Comme il y a longtemps de cela, mon dieu !
— Douce voix ! douce voix I éternelle figure !
Je te consolerai, tu verras, de mon mieux.
Je voudrais te bercer avec un grand murmure,
D’une religion profonde, sans paroles,
Chère tête, et par avance résigné
Au phénomène argenté de tes pleurs, mon beau saule !
— Je te sens bien à tort tout émotionnée ;
Nous allons entrer là. Il y fait bon vivre : on me l’a dit.
Le pays ravissant que ton désir caresse
Tu le sais chimérique, et vaine ta tristesse !
Étire-toi, va. Étends tes belles mains à la nuit…
— Vous ne m’en voulez pas ? — Non. Et soit béni
L’apprentissage douloureux de tant d’années
Qui t’a suavement habituée aux lèvres…
Dire que c’est ici que vous m’avez menée !…
Voilà ma vie. Et vous ?… — Oh ! moi,…
Tu ne comprendrais pas, tu es bien trop jolie.
Chut ! ne dis rien, tais-toi… je te vois, je te vois
À travers tes yeux d’eau que le ciel a remplis,
Je te vois à travers ton front où j’ai soufflé,
À travers ta souffrance et ta simplicité,
Je te vois, je te devine, tu es là,
Dégantée à jamais pour mes mains entr’ouvertes,
Et du geste divin de la tristesse offerte
Tu as ramené toute l’ombre sur nous deux…
Allons, on peut entrer maintenant ? — Si tu veux.
LA FONTAINE DE PITIÉ
Les larmes sont en nous. C’est la sécurité
des peines de savoir qu’il y a des larmes toujours prêtes.
Les cœurs désabusés les savent bien fidèles.
On apprend, dès l’enfance, à n’en jamais douter.
Ma mère à la première a dit : « Combien sont-elles ? »
Des larmes sont en nous et c’est un grand mystère.
Cœur d’enfant, cœur d’enfant, que tu me fais de peine
à les voir prodiguer ainsi et t’en défaire
à tout venant, sans peur de tarir la dernière.
Et celle-là, pourtant, vaut bien qu’on la retienne !
Non, ce n’est pas les fleurs, non, ce n’est pas l’été
qui nous consoleront si tendrement, c’est elles.
Elles nous ont connus petits et consolés.
Elles sont-là, en nous, vigilantes, fidèles.
Et les larmes aussi pleurent de nous quitter.
NOCTURNE
Sur le banc vert où dort la pluie,
C’est là que va s’asseoir ma peine,
Vers le milieu de la nuit…
Seuls sans son maître, quand nous dormons,
Elle sort de la maison,
Et ce n’est pas moi qui la mène…
Nous, là-haut, nous rêvons, en bruines paisibles…
Alors elle s’assied sur le banc de rouille,
Délassée, et le plus commodément possible.
Elle ne sent presque pas que la pluie la mouille,
a peine, ma bonne peine, ma vieille peine…
De là elle entend bien les fontaines,
Les rainettes au frais, — toutes les autres tristesses
Compatissantes de la nuit…
Elle sommeille, tousse un peu, s’éveille, et puis
Regarde nos persiennes et la lueur qui baisse.
Elle dit : « Mon dieu, mon dieu !… »
Elle sait que nous ne sommes pas heureux,
Que nous ne le serions pas plus sans elle,
Et que nous ne le serons jamais…
Et la pluie sent les fleurs nouvelles,
Et la pluie a le bruit de la paix. —
Est-ce ma peine, est-ce la tienne ?
Je l’ai mêlée avec la mienne,
Quelle est la mienne, quelle est la tienne ?
Quelle est celle qui parle en bas ?…
— Et quand je la retrouve, au réveil, dans les draps,
Ainsi qu’au soir d’hiver, entre moi et toi.
Belle comme au matin sont belles les fenêtres,
Je sens qu’elle a l’odeur d’une nuit de poète.
LA DERNIÈRE BERCEUSE
Chante bellement, Killoré,
La la hu lalla ! mon petit oiseau
dans le rosier !
Chante bellement pour l’eufiint qui pleure.
Qu’a-t-il donc l’enfant à pleurer ainsi ?
Dis-moi donc pourquoi tout ce grand souci ?
Le cœur de l’enfant est-il donc un cœur
Plus lourd que celui qui saute en l’oiseau,
Dans le rosier ?
La la hu lalla, dodo, petit, do,
Entre la pente gazonnée et la prairie
Il y a de quoi, tu sais bien,
Aller s’endormir dans le romarin,
Dans le romarin qui sent bon la pluie.
Pour aller rejoindre, en bas, sous la terre,
La fraîcheur de l’eau qui court en plein bois
Et ne savoir plus ce qu’est la lumière,
Il y a de quoi.
C’est non loin de ma métairie,
D’où s’en vient l’odeur des doux colombiers,
Que se calmera cet enfant qui crie,
Sais-tu ce qu’il faut ? il faut l’emporter.
La la hu lalla !
Du côté de Moux et de Pexiora…
Sais-tu ce qu’il faut pour mettre à couvert
Le plus bel amour qui soit sur la terre ?…
Pas plus qu’il n’en faut pour un arbre vert !
Sais-tu ce qu’il faut pour mettre à l’abri
Tout l’amour du ciel et de mon royaume,
Le plus grand chagrin, le plus grand souci,
Et la belle histoire que j’ai dite aux hommes
Que porta le monde sur son vieux dos gris ?…
Un petit arbre solitaire.
Très terre à terre,
Droit ou pointu.
Avec une pie dessus,
La la hu !…
Avec une pie dessus !