Poètes et romanciers modernes de la France/George de Guérin

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XXXVIII.
GEORGE DE GUÉRIN[1].

« George-Maurice Guérin Du Cayla naquit au château du Cayla, département du Tarn, vers 1810 ou 1811. Sa famille était d’une des plus anciennes du Languedoc. Il commença ses études à Toulouse et les acheva au collége Stanislas, à Paris, sortit du collége de 1829 à 1830, passa près d’une année en Bretagne[2], revint à Paris, y développa ses facultés, mais par un travail sans suite, abandonné et repris souvent. Sa vie jusqu’à son mariage, qui eut lieu en 1838, fut très simple, nullement littéraire dans le sens extérieur que l’on donne à ce mot. Il n’aborda jamais aucun journal, ne publia rien, et partagea son temps entre ses lectures, ses secrètes études poétiques, et le monde qu’il aimait beaucoup. Il mourut l’année dernière, au château du Cayla, chez son père, ne laissant que des fragmens, et en très petit nombre. »

Telle est la courte notice biographique qui nous a été transmise sur un beau talent ignoré de lui-même et révélé seulement à quelques amis, aujourd’hui désireux de rendre hommage à sa mémoire par la publication d’un ou deux fragmens de poésie, seul héritage qu’il ait laissé, comme malgré lui, à la postérité. Après avoir lu ces fragmens, nous nous sommes engagé à cette publication avec ce sentiment de profonde sympathie que chacun éprouve pour le génie moissonné dans sa fleur, et croyant fermement accomplir un devoir envers le poète comme envers le public. Après l’intéressant travail publié dernièrement dans la Revue sur Hégésippe Moreau, cette notice et ces citations doivent trouver place et mériter quelque attention. S’il y a une certaine similitude dans ces mélancoliques destinées, dans ces gloires méritées, mais non couronnées, dans ces morts prématurées et obscures, il y a contraste dans la nature du talent, dans le caractère de l’individu, dans les causes du dégoût de la vie (car il y a spleen chez l’un et chez l’autre), il y a surtout matière à des réflexions différentes. Les nôtres seront courtes et respectueuses, car la douleur de George Guérin fut silencieuse et noblement portée jusqu’à la tombe.

Sur tant d’exemples de poésies et de morts spleeniques que notre siècle voit éclore et inhumer, le biographe d’Hégésippe Moreau a dit d’excellentes choses ; et, loin de les contredire, nous les confirmerons par rapport aux martyrs de l’ambition littéraire. Le désir inquiet des jouissances matérielles, de la vie et le besoin des vulgaires satisfactions de la vanité, devenus des causes d’amertume, de colère et de suicide, ne sauraient être réprimés par de trop sévères arrêts, et la pitié sympathique qu’inspirent de telles catastrophes doit trouver son correctif dans une critique austère et moralisante. L’auteur du poétique drame de Chatterton l’a bien senti, car il a placé auprès du martyr de l’ambition littéraire un quaker rigide dans ses mœurs et tendre dans ses sentimens, qui s’efforce de relever tantôt par la sagesse, tantôt par l’amour, ce cœur amer et brisé. Mais en face d’une douleur muette, comprimée, sans orgueil et sans fiel, au spectacle d’une vie qui se consume faute d’alimens nobles et qui s’éteint sans lâche blasphème, il y a des enseignemens profonds que chacun de nous peut appliquer à soi-même dans l’état social où nous vivons aujourd’hui. Le simple bon sens humain peut alors remonter aux causes et prononcer entre le poète qui s’en va et la société qui demeure, lequel fut ingrat, oublieux, insensible.

George Guérin ne fut ni ambitieux, ni cupide, ni vain. Ses lettres confidentielles, intimes et sublimes révélations à son ami le plus cher, montrent une résignation portée jusqu’à l’indifférence, en tout ce qui touche à la gloire éphémère des lettres. « Il portait dans le monde (c’est ce même ami qui parle) une élégance parfaite, des manières pleines de noblesse et un langage exquis, ne jetait pas d’éclat, n’avait pas de trait, mais quelque chose de doux, de fin et de charmant que je n’ai vu qu’à lui, et dont l’effet était irrésistible. Il aimait extrêmement la conversation, et quand il rencontrait par hasard des gens qui savaient causer, il s’animait et jouissait de ce qu’ils disaient comme il jouissait de la musique, des parfums et de la lumière. » Il était malade, et sa paresse à produire, sa paresse à vivre, s’il est permis de dire ainsi, sans hâter sa mort, empêchèrent peut-être l’effort intérieur qui pouvait en conjurer l’arrêt. Ce n’est donc pas directement à la société qu’on peut imputer cette fin prématurée, mais c’est bien à elle qu’on doit reprocher hautement et fortement cette langueur profonde, cet abattement douloureux où ses forces se consumèrent, sans qu’aucune révélation de l’idéal qu’il cherchait ardemment vînt à son secours, sans qu’aucun enseignement solide et vivifiant pénétrât de force dans sa solitude intellectuelle. Mais avant de signaler l’horrible insensibilité, ou, pour mieux dire, la déplorable nullité du rôle maternel de cette société à l’égard de ses plus nobles enfans, nous peindrons davantage le caractère de celui-ci, et l’on comprendra dès-lors ce qui lui a manqué pour réchauffer dans ses veines l’amour de la vie.

C’était une de ces ames froissées par la réalité commune, tendrement éprises du beau et du vrai, douloureusement indignées contre leur propre insuffisance à le découvrir, vouées en un mot à ces mystérieuses souffrances dont René Obermann et Werther offrent sous des faces différentes le résumé poétique. Les quinze lettres de George Guérin que nous avons entre les mains sont une monodie non moins touchante et non moins belle que les plus beaux poèmes psychologiques destinés et livrés à la publicité. Pour nous, elles ont un caractère plus sacré encore, car c’est le secret d’une tristesse naïve, sans draperies, sans spectateurs et sans art ; et il y a là une poésie naturelle, une grandeur instinctive, une élévation de style et d’idées, auxquelles n’arrivent pas les œuvres écrites en vue du public et retouchées sur les épreuves d’imprimerie. Nous en citerons plusieurs fragmens, regrettant beaucoup que leur caractère confidentiel ne nous permette pas de les transcrire en entier. On n’y trouverait pas un détail de l’intimité la plus délicate à révéler, qui ne fût senti et présenté avec grandeur et poésie. Ce sont peut-être ces détails que, comme artiste, nous regrettons le plus de passer sous silence
 

« Je vous dirais bien des choses, du fond de l’ennui où je suis plongé, de profundis clamarem ad te ; mais il faut que je m’interdise ces folies. Elles n’ôtent rien au mal, et l’on prend la ridicule habitude de se plaindre. Nous avons tant de ridicules que nous ne connaissons pas, qu’il faut, du moins autant que nous le pouvons, nous garder de ceux qui sont manifestes. Vous m’avez dit un jour qu’en sortant du collége, je devais être exagéré et en proie aux sottes manies qui ont travaillé toute cette jeunesse d’alors, mais qu’aujourd’hui, sans doute, j’étais vrai, et ne jouais pas à l’ennui et au dégoût. Ah, n’en doutez pas ; si je n’ai pas de bon sens, j’ai du moins un peu de ce goût qui est le bon sens de l’esprit, et rien, à mon jugement, n’est plus choquant, surtout à notre âge, que ces affectations de collége. Dieu merci, je ressemble assez peu à ce que j’étais dans ce temps-là ; et si j’affectais quelque chose, ce serait de faire oublier ma personne d’alors. J’ai le malheur de m’ennuyer aujourd’hui comme je faisais sous la grille de Stanislas, voilà la ressemblance. À cette époque de mon ennui, j’en disais plus qu’il n’y en avait ; aujourd’hui j’en dis moins qu’il n’y en a, voilà la différence
 

« Le jour est triste, et je suis comme le jour ; ah[3], mon ami, que sommes-nous, ou plutôt que suis-je, pour souffrir ainsi sans relâche de toutes choses autour de moi, et voir mon humeur suivre les variations de la lumière ? J’ai pensé quelque temps que cette sensibilité bizarre était un travers de ma jeunesse qui disparaîtrait avec elle. Mais le progrès des ans, en quoi j’espérais, me fait voir que j’ai un mal incurable et qui va s’aigrissant. Les journées les plus unies, les plus paisibles, sont encore pour moi traversées de mille accidens imperceptibles qui n’atteignent que moi. Cela s’élève à des degrés que vous ne pourriez croire. Aussi qu’y a-t il de plus rompu que ma vie, et quel fil si léger qui soit plus mobile que mon ame ? J’ai à peine écrit quelques pages de ce travail qui avait d’abord tant d’attraits ; qui sait quand je le terminerai ? Mais j’y mettrai le dernier mot assurément ; je ne veux pas accepter le dédit cent fois offert par ce mien esprit, le plus inconstant et le plus prompt au dégoût qui fut jamais. Vaille que vaille, vous aurez cette pièce, pièce en effet, et des plus pesantes.

« … Si j’en croyais mes lueurs de bon sens, je renoncerais pour toute la vie à écrire un seul mot de composition. Plus j’avance, plus le fantôme (l’idéal) s’élève et devient insaisissable. Ce mot propre, cette expression, la seule qui convient, dont parle La Bruyère, je n’ai jamais reconnu, au contentement de mon esprit, que je l’eusse trouvé : et, l’eussé-je attrapé, reste l’arrangement et les combinaisons infinies, et la variété, et le piquant, et le solide, et la nouveauté dans les termes usés ; l’imprévu, l’image dans le mot, et le contour, la justesse des proportions, enfin tout, le don d’écrire, le talent ; et de tout cela, je n’ai guère que la bonne volonté. — Pardonnez-moi ce cours de rhétorique. Il faut garder et couvrir ces choses. Fi donc, le pédant. »


Pour qui aura lu attentivement le Centaure, cette recherche scrupuleuse et hardie dont la prétendue insuffisance est confessée ici avec trop de modestie, est clairement révélée. Mais, au risque de passer pour pédant nous-même, nous n’hésiterons pas à dire qu’il faut lire deux et même trois fois le Centaure pour en apprécier les beautés, la nouveauté de la forme, l’originalité non abrupte et sauvage, mais raisonnée et voulue, de la phrase, de l’image, de l’expression et du contour. On y verra une persistance laborieuse pour resserrer dans les termes poétiques les plus élevés et les plus concis une idée vaste, profonde et mystérieuse comme ce monde primitif à demi épanoui dans sa fraîcheur matinale, à demi assoupi encore dans le placenta divin. C’est en cela que la nature de ce petit chef-d’œuvre nous semble différer essentiellement de la manière de M. Ballanche, qui, à défaut des termes poétiques, n’hésite pas à employer les termes philosophiques modernes, et aussi de Chénier, qui ne songe qu’à reproduire l’élégance, la pureté et comme la beauté sculpturale des Grecs[4]. Nul n’admire Ballanche plus que nous. Cependant nous ne pouvons nous défendre de considérer comme un notable défaut cette ressource technique qui l’a affranchi parfois du travail de l’artiste, et qui détruit l’harmonie et la plastique de son style, d’ailleurs si beau, si large et si coloré d’originalité primitive. La pièce de vers, malheureusement inachevée, qui est placée à la suite du Centaure, ne me paraît pas non plus, comme il pourra sembler à quelques-uns au premier abord, une imitation de la manière de Chénier. Ces deux essais de M. de Guérin ne sont point des pastiches de Ballanche et de Chénier, mais bien des développemens et des perfectionnemens tentés dans la voie suivie par eux. Il ne semble même pas s’être préoccupé de l’un ou de l’autre, car nulle part dans ses lettres, qui sont pleines de ses citations et de ses lectures, il n’a placé leur nom. Sans doute il les a admirés et sentis, mais il a dû, avant tout, obéir à son sentiment personnel, à son entraînement, prononcé et l’on peut dire passionné vers les secrets de la nature. Il ne l’a point aimée en poète seulement, il l’a idolâtrée. Il a été panthéiste à la manière de Goethe sans le savoir, et peut-être s’est-il assez peu soucié des Grecs, peut-être n’a-t-il vu en eux que les dépositaires des mythes sacrés de Cybèle, sans trop se demander si leurs poètes avaient le don de la chanter mieux que lui. Son ambition n’est pas tant de la décrire que de la comprendre, et les derniers versets du Centaure révèlent assez le tourment d’une ardente imagination qui ne se contente pas des mots et des images, mais qui interroge avec ferveur les mystères de la création. Il ne lui faut rien moins pour apaiser l’ambition de son intelligence perdue dans la sphère des abstractions. Il ne se contenterait pas de peindre et de chanter comme Chénier, il ne se contenterait pas d’interpréter systématiquement comme Ballanche. Il veut savoir, il veut surprendre et saisir le sens caché des signes divins imprimés sur la face de la terre ; mais il n’a embrassé que des nuages, et son ame s’est brisée dans cette étreinte au-dessus des forces humaines. C’est être déjà bien grand que d’avoir entrepris comme un vrai Titan d’escalader l’Olympe et de détrôner Jupiter. Un autre fragment de ses lettres exprimera avec grandeur et simplicité cet amour à la fois instinctif et abstrait de la nature.

« 11 avril 1838. — Hier, accès de fièvre dans les formes ; aujourd’hui, faiblesse, atonie, épuisement. On vient d’ouvrir les fenêtres ; le ciel est pur et le soleil magnifique.

Ah ! que ne suis-je assis à l’ombre des forêts !

« Vous rirez de cette exclamation, puisqu’on ne voit pas encore aux arbres les plus précoces ces premiers boutons que Bernardin de Saint-Pierre appelle des gouttes de verdure. Mais peut-être qu’au sein des forêts, dans la saison où la vie remonte jusqu’à l’extrémité des rameaux, je recevrai quelque bienfait, et que j’aurai ma part dans l’abondance de la fécondité et de la chaleur. Je reviens, comme vous voyez, à mes anciennes imaginations sur les choses naturelles, invincible tendance de ma pensée, sorte de passion qui me donne des enthousiasmes, des pleurs, des éclats de joie, et un éternel aliment de songerie. Et pourtant, je ne suis ni physicien, ni naturaliste, ni rien de savant. Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination, le tyran, devrais-je dire, qui la fascine, l’attire, lui donne un travail sans relâche et l’entraînera, je ne sais où : c’est le mot de vie. Mon amour des choses naturelles ne va pas au détail ni aux recherches analytiques et opiniâtres de la science, mais à l’universalité de ce qui est, à la manière orientale. Si je ne craignais de sortir de ma paresse et de passer pour fou, j’écrirais des rêveries à tenir en admiration toute l’Allemagne, et la France en assoupissement. »

Dans une autre lettre, il exprime l’identification de son être avec la nature d’une manière encore plus vive et plus matériellement sympathique.

« J’ai le cœur si plein, l’imagination si inquiète, qu’il faut que je cherche quelque consolation à tout cela en m’abandonnant avec vous. Je déborde de larmes, moi qui souffre si singulièrement des larmes des autres. Un trouble mêlé de douleurs et de charmes s’est emparé de toute mon ame. L’avenir plein de ténèbres où je vais entrer, le présent qui me comble de biens et de maux, mon étrange cœur, d’incroyables combats, des épanchemens d’affection à entraîner avec soi l’ame et la vie et tout ce que je puis être ; la beauté du jour, la puissance de l’air et du soleil, all, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature me remplit et m’environne. Vraiment je ne sais pas en quoi j’éclaterais s’il survenait en ce moment une musique comme celle de la Pastorale. Dieu me ferait peut-être la grace de laisser s’en aller de toutes parts tout ce qui compose ma vie. Il y a pour moi tel moment où il me semble qu’il ne faudrait que la toucher du doigt le plus léger pour que mon existence se dissipât. La présence du bonheur me trouble, et je souffre même d’un certain froid que je ressens ; mais je n’ai pas fait deux pas au dehors que l’agitation me prend, un regret infini, une ivresse de souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé et qui sont plus riches que la présence même du bonheur ; enfin ce qui est, à ce qu’il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que senties. — Demain, vous verrez chez vous quelqu’un de fort maussade, et en proie au froid le plus cruel. Ce sera le fol de ce soir.

Caddi come corpo morto cade.

Adieu ; la soirée est admirable ; que la nuit qui s’apprête vous comble de sa beauté. »

Est-il beaucoup de pages de Werther qui soient supérieures à cette lettre écrite rapidement, non relue, car elle est à peine ponctuée, et jetée à la poste, dont elle porte le timbre comme toutes les autres ?

Je ne puis résister au plaisir de transcrire mot à mot tout ce qu’il m’est permis de publier.

« Le ciel de ce soir est digne de la Grèce. Que faisons-nous pendant ces belles fêtes de l’air et de la lumière ? Je suis inquiet et ne sais trop à quoi me dévouer ; ces longs jours paisibles ne me communiquent pas le calme. Le soleil et la pureté de l’étendue me font venir toutes sortes d’étranges pensées dont mon esprit s’irrite. L’infini se découvre davantage et les limites sont plus cruelles ; que sais-je enfin ? je ne vous répéterai pas mes ennuis ; c’est une vieille ballade dont je vous ai bercé jusqu’au sommeil. — J’ai songé aujourd’hui au petit usage que nous faisions de nos jours ; je ne parle pas de l’ambition, c’est dans ce temps chose si vulgaire, et les gens sont travaillés de rêves si ridicules, qu’il faut se glorifier dans sa paresse et se faire, au milieu de tant d’esprits éclatans, une auréole d’obscurité : je veux dire que nous vivons plus tourmentés par notre imagination que ne l’était Tantale par la fraîcheur de l’eau qui irritait ses lèvres et le charmant coloris des fruits qui fuyaient sa faim. J’ai tout l’air de mettre ici la vie dans les jouissances, et je ne m’en défendrai pas trop, le tout bien entendu dans les intérêts de notre immortel esprit et pour son service bien compris ; car, disait Sheridan, si la pensée est lente à venir ; un verre de bon vin la stimule, et, quand elle est venue, un bon verre de vin la récompense. Ah oui ! n’en déplaise aux spiritualistes et partant à moi-même, un verre de bon vin est l’ame de notre ame, et vaut mieux pour le profit intérieur que toutes les chansons dont on nous repaît. Mais je parle comme un hôte du Caveau, moi qui voulais dire simplement que la vie ne vaut pas une libation.

Débrouillez tout cela si vous pouvez. Pour moi, grace à Pieu, je commence à me soucier assez peu de ce qui peut se passer en moi, et veux enfin me démêler de moi-même en plantant là cette psychologie qui est un mot disgracieux et une manie de notre siècle. »

 

Il avait pourtant la conscience de son génie, car il dit quelque part :

 

« Je ne tirerai jamais rien de bon de ce maudit cerveau où cependant, j’en suis sûr, loge quelque chose qui n’est pas sans prix ; c’est la destinée de la perle dans l’huître au fond de l’Océan. Combien, et de la plus belle eau, qui ne seront jamais tirées à la lumière ! »

Ailleurs, il se raille lui-même et sans amertume, sans dépit contre la gloire qui ne vient pas à lui, et qu’il ne veut pas chercher.

« Vous voulez donc que j’écrive quelque folie sur ce fol de Benvenuto ? Ce ne sera que vision d’un bout à l’autre. Ni l’art, ni l’histoire ne s’en trouveront bien. Je n’ai pas l’ombre d’une idée sur l’idéal, et l’histoire ne connaît point de galant homme plus ignorant que moi à son endroit. N’importe, je vous obéirai. N’êtes-vous pas pour moi tout le public et la postérité ? Mais ne me trouvez-vous pas plaisant avec ce mot où sont renfermés tous les hommes à venir qui se transmettront fidèlement de l’un à l’autre la plus complète ignorance du nom de votre pauvre serviteur ? Je veux dire que je n’aspire qu’à vous, à votre suffrage, et que je fais bon marché de tout le reste, la postérité comprise, pour être aussi sage que le renard gascon. »

Une seule fois il exprime la fantaisie de se faire imprimer dans une Revue « pour battre un peu monnaie, » et presque aussitôt il abandonne ce projet en disant : « Mais je n’ai dans la tête que des sujets insensés !… Hélas, rien n’est beau comme l’idéal ; mais aussi quoi de plus délicat et de plus dangereux à toucher ! Ce rêve si léger se change en plomb souvente fois dont on est rudement froissé. Je finirai ma complainte aujourd’hui par un vers de celle du juif errant.

Hélas ! mon Dieu !
 

Il a des mots admirables jetés çà et là dans ses lettres, de ceux que les écrivains de profession mettent en réserve pour les enchâsser au bout de leurs périodes comme le gros diamant au faîte du diadème. Il dit quelque part :

« Quand je goûte cette sorte de bien-être dans l’irritation, je ne puis comparer ma pensée (c’est presque fou) qu’à un feu du ciel qui frémit à l’horizon entre deux mondes. »

Et, vers la fin de la même lettre, il raconte que ses parentes s’inquiètent de l’altération de ses traits ; cependant il leur cache le ravage intérieur de la maladie.

« Ah ! disent-elles en se ravisant, c’est le retranchement de vos cheveux qui vous rend d’une mine si austère. — Les cheveux repousseront, et il n’y aura que plus d’ombre. »


J’ai cité autant que possible, mais j’ai dû taire tout ce qui tient à la vie intérieure. C’est pourtant là que se révèle le cœur du poète. Ce cœur, je puis l’attester, quoi qu’en dise le noble rêveur qui s’accuse et se tourmente sans cesse comme à plaisir, est aussi délicat, aussi affectueux, aussi large que son intelligence. L’amitié est sentie et exprimée par lui de la façon la plus exquise et la plus profonde. L’amour aussi est placé là comme une religion ; mais peut-être cet amour de poète ne se contente-t-il absolument que dans les choses incréées. Quoi qu’il en soit, et bien qu’à toute page un gémissement lui échappe à cet homme qui, dans son culte de l’idéal, voudrait s’idéaliser lui-même et ne sait pas s’habituer à l’infirmité de sa propre nature, cet homme est indulgent aux autres, fraternel, dévoué avec une sorte de stoïcisme, esclave de sa parole, simple dans ses goûts, charmé de la vue d’un camélia, résigné à la maladie, heureux d’être couché, tranquille derrière ses rideaux, « et plus près naturellement du pays des songes. » Il n’a d’amertume que contre la mobilité de son humeur et la susceptibilité excessive d’une organisation sans doute trop exquise pour supporter la vie telle qu’elle est arrangée en ce triste monde. Qu’a-t-il donc manqué à cet enfant privilégié du ciel ? Qu’eût-il donc fallu pour que cette sensitive, si souvent froissée et repliée sur elle-même, s’ouvrît aux rayons d’un soleil bienfaisant ? C’est précisément le soleil de l’intelligence, c’est la foi ; c’est une religion, une notion nette et grande de sa mission en ce monde, des causes et des fins de l’humanité, des devoirs de l’homme par rapport à ses semblables et des droits de ce même homme envers la société universelle. C’est là ce secret terrible que le Centaure cherchait sur les lèvres de Cybèle endormie, ce son mystérieux qu’il eût voulu recueillir sur la pierre magique où Apollon avait posé sa lyre. Il sentait l’infini dans l’univers, mais il ne le sentait pas en lui-même. Effrayé de ce néant imaginaire qui a tant pesé sur l’ame de Byron et des grands poètes sceptiques, il eût voulu se réfugier dans les demeures profondes des antiques divinités, symboles imparfaits de la vie partout féconde, éternelle et divine ; il eût voulu dissoudre son être dans les élémens, dans les bois, dans les eaux, dans ce qu’il appelle les choses naturelles ; il eût voulu dépouiller son être comme un vêtement trop lourd, et remonter comme une essence subtile dans le sein du Créateur, pour savoir ce que signifie cette vie d’un jour sur la terre et ce silence qui règne en-deçà du berceau comme au-delà de la tombe.

Dira-t-on que ce fut là un rêveur, un insensé, et que cette existence flétrie, cette mort désolée, sont des faits individuels, des maladies de l’esprit qui ne prouvent rien contre l’organisation de la société humaine ? Où donc est le tort, dira-t-on peut-être, si les individus agitent de telles questions dans leur sein, que la société ne puisse les résoudre ? En admettant l’humanité aussi continuellement progressive que vous la rêvez, n’y aura-t-il pas, dans des âges plus avancés, des individus qui seront encore en avant de leur siècle ? N’y en aura-t-il pas tant que l’humanité subsistera, et sera-t-elle coupable chaque fois qu’une avidité dévorante poussera quelques-uns de ses membres à troubler son cours auguste et mesuré par l’impatience de leur idéal et le mépris des croyances reçues ?

Il serait facile de répondre à de telles questions ; mais les esprits qui condamnent ainsi les idéalistes impatiens du temps présent n’ont pas mission pour juger de la société future. Ont-ils le droit d’y jeter seulement un regard, eux qui n’ont pas la volonté de moraliser et d’élever les intérêts de la vie actuelle ? eux qui n’ont ni respect, ni sympathie, ni pitié pour les tortures des ames tendres et religieuses, veuves de toute religion et de toute charité ? eux qui vivent des bienfaits de la terre sans rechercher la source d’où ils découlent ? eux qui ont fait le siècle athée et qui exploitent l’athéisme, regardant naître et mourir avec une ironique tolérance les religions qui essaient d’éclore et celles qui sont à leur déclin ? eux qui consacrent en théorie les principes du dogme éternel de l’égalité, de la liberté et de la fraternité, en maintenant dans le fait l’esclavage, l’inégalité, la discorde ? Qu’a-t-elle donc fait pour notre éducation morale, et que fait-elle pour nos enfans, cette société conservée avec tant d’amour et de soin ? Pour nous, ce furent des prêtres investis de la puissance gouvernementale qui tyrannisaient nos consciences sans permettre l’exercice de la raison humaine. Pour nos enfans, ce sont des athées qui, ne s’inquiétant ni de la raison ni de la conscience, leur prêchent pour toute doctrine le maintien d’un ordre monstrueux, inique, impossible. Étonnez-vous donc que cette génération produise des intelligences qui avortent faute d’un enseignement fait pour elles, et des cerveaux qui se brisent dans la recherche d’une vérité que vous flétrissez de ridicule, que vous traitez de folie coupable et d’inaptitude à la vie sociale ? Il vous sied mal, en vérité, de dire que ceux-là sont des fous, car vous êtes insensés vous-même de croire à un ordre basé sur l’absence de tout principe de justice et de vérité. Nos enfans n’accepteront pas vos enseignemens, et, si vous réussissez à les corrompre, ce ne sera pas à votre profit.

Peut-être un jour vous diront-ils à leur tour : — Laissez-nous pleurer nos martyrs, nous autres poètes sans patrie, lyres brisées, qui savons bien la cause de leur gémissement et du nôtre. Vous ne comprenez pas le mal qui les a tués ; eux-mêmes ne l’ont pas compris. Pour voir clair en soi-même, pour s’expliquer ces langueurs, ces découragemens, pour trouver un nom à ces ennuis sans fin, à ces désirs sans but saisissable et sans forme connue, il faudrait avoir déjà une première initiation, et, dans ces temps de décadence et de transformation, les plus grandes intelligences ne l’ont eue que bien tard et ne l’ont conquise qu’après de bien rudes souffrances. Saint Augustin n’avait-il pas le spleen, lui aussi, et savait-il, avant d’ouvrir les yeux au christianisme, quelle lumière lui manquait pour dissiper les ténèbres de son ame ? Si quelques-uns d’entre nous aujourd’hui ouvrent aussi les yeux à une lumière nouvelle, n’est-ce pas que la Providence les favorise étrangement ; et ne leur faut-il pas chercher ce grain de foi dans l’obscurité, dans la tourmente, assaillis par le doute, l’ironie, l’absence de toute sympathie, de tout exemple, de tout concours fraternel, de toute protection dans les hautes régions de la puissance ? Où sont donc les hommes forts qui se sont levés dans un concile nouveau pour dire : — Il importe de s’enquérir enfin des secrets de la vie et de la mort, et de dire aux petits et aux simples ce qu’ils ont à faire en ce monde. Ils savent bien déjà que Dieu n’est pas un vain mot, et qu’il ne les a pas créés pour servir, pour mendier ou pour conquérir leur vie par le meurtre et le pillage. — Essayez de parler enfin à vos frères cœur à cœur, conscience à conscience ; vous verrez bien que des langues que vous croyez muettes se délieront, et que de grands enseignemens monteront d’en bas vers vous, tandis que la lumière d’en haut descendra sur vos têtes. Essayez,… mais vous ne le pouvez pas, occupés que vous êtes de reprendre et de recrépir de toutes parts ces digues que le flot envahit ; l’existence matérielle de cette société absorbe tous vos soins et dépasse toutes vos forces. En attendant, les puissances de l’esprit se développent et se dressent de toutes parts autour de vous. Parmi ces spectres menaçans, quelques-uns s’effacent et rentrent dans la nuit, parce que l’heure de la vie n’a pas sonné, et que le souffle impétueux qui les animait ne pouvait lutter plus long-temps dans l’horreur de ce chaos ; mais il en est d’autres qui sauront attendre, et vous les retrouverez debout pour vous dire : Vous avez laissé mourir nos frères, et nous, nous ne voulons pas mourir.

Le Centaure.

J’ai reçu la naissance dans les antres de ces montagnes. Comme le fleuve de cette vallée dont les gouttes primitives coulent de quelque roche qui pleure dans une grotte profonde, le premier instant de ma vie tomba dans les ténèbres d’un séjour reculé et sans troubler son silence. Quand nos mères approchent de leur délivrance, elles s’écartent vers les cavernes, et dans le fond des plus sauvages, au plus épais de l’ombre, elles enfantent sans élever une plainte des fruits silencieux comme elles-mêmes. Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur ni lutte douteuse les premières difficultés de la vie ; et cependant nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux. C’est qu’il est répandu parmi nous qu’il faut soustraire et envelopper les premiers temps de l’existence, comme des jours remplis par les dieux. Mon accroissement eut son cours presque entier dans les ombres où j’étais né. Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans l’épaisseur de la montagne, que j’eusse ignoré le côté de l’issue, si, détournant quelquefois dans cette ouverture, les vents n’y eussent jeté des fraîcheurs et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma mère rentrait, environnée du parfum des vallées ou ruisselante des flots qu’elle fréquentait. Or, ces retours qu’elle faisait, sans m’instruire jamais des vallons ni des fleuves, mais suivie de leurs émanations, inquiétaient mes esprits, et je rôdais tout agité dans mes ombres. Quels sont-ils, me disais-je, ces dehors[5] où ma mère s’emporte, et qu’y règne-t-il de si puissant qui l’appelle à soi si fréquemment ? Mais qu’y ressent-on de si opposé qu’elle en revienne chaque jour diversement émue ? Ma mère rentrait, tantôt animée d’une joie profonde, et tantôt triste et traînante et comme blessée. La joie qu’elle rapportait se marquait de loin dans quelques traits de sa marche et s’épandait de ses regards. J’en éprouvais des communications dans tout mon sein ; mais ses abattemens me gagnaient bien davantage et m’entraînaient bien plus avant dans les conjectures où mon esprit se portait. Dans ces momens, je m’inquiétais de mes forces, j’y reconnaissais une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, et me prenant, soit à secouer mes bras, soit à multiplier mon galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m’efforçais de découvrir dans les coups que je frappais au vide, et par l’emportement des pas que j’y faisais, vers quoi mes bras devaient s’étendre et mes pieds m’emporter… Depuis, j’ai noué mes bras autour du buste des centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes ; mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles impressions de l’air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Mélampe, comme ils sont usés ! Et cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l’âge, il est des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j’agite de ces courses de ma jeunesse dans la caverne, et pour le même dessein, brandissant mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.

Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement inquiet. Dès-lors, je ne possédais plus d’autre sentiment dans mon être entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient dans mon sein. Ayant perdu l’amour de l’emportement, et retiré dans un repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait des dieux qui se répandait en moi. Le calme et les ombres président au charme secret du sentiment de la vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes, je dois à vos soins silencieux l’éducation cachée qui m’a si fortement nourri, et d’avoir, sous votre garde, goûté la vie toute pure et telle qu’elle me venait sortant du sein des dieux ! Quand je descendis de votre asile dans la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, car elle s’empara de moi avec violence, m’enivrant comme eût fait une liqueur funeste soudainement versée dans mon sein, et j’éprouvai que mon être, jusque-là si ferme et si simple, s’ébranlait et perdait beaucoup de lui-même, comme s’il eût dû se disperser dans les vents.

Ô Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de tous ? Il y a long temps que je n’exerce plus rien de leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où l’âge m’a confiné. La pointe de mes flèches ne me sert plus qu’à déraciner les plantes tenaces ; les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m’ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma jeunesse ; mais ces souvenirs, issus d’une mémoire altérée, se traînent comme les flots d’une libation avare en tombant d’une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les premières années, parce qu’elles furent calmes et parfaites ; c’était la vie seule et simple qui m’abreuvait, cela se retient et se récite sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe.

L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation. Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres, j’errais m’étendant de toutes parts dans ces déserts. Un jour que je suivais une vallée où s’engagent peu les centaures, je découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C’était le premier qui s’offrît à ma vue, je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être ! Que ses pas sont courts et sa démarche malaisée ! Ses yeux semblent mesurer l’espace avec tristesse. Sans doute c’est un centaure renversé par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi.

Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour les surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînemens de leur cours qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courans sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux ! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein, j’étais suivi de leurs dons qui m’accompagnaient des jours entiers et ne se retiraient qu’avec lenteur, à la manière des parfums.

Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportemens où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m’apportait le frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en quelques instans, les arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d’un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis aux souffles de l’air qui les font gémir. « Moi seul, me disais-je, j’ai le mouvement libre, et j’emporte à mon gré ma vie de l’un à l’autre bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les torrens qui tombent des montagnes pour n’y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les plaintes des bois et que les bruits de l’onde ; c’est le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même. » Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient l’ivresse de la course, plus haut j’en ressentais l’orgueil, et détournant la tête, je m’arrêtais quelque temps à considérer ma croupe fumante.

La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents : elle agite de tous côtés les riches présens de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent durant les ombres leurs palais profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l’existence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m’avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d’Amphitrite.

Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du couchant demeurait empreint de lueurs mal essuyées par les ombres. Là survivaient, dans les clartés pâles, des sommets nus et purs. Là, je voyais descendre tantôt le dieu Pan, toujours solitaire, tantôt le chœur des divinités secrètes, ou passer quelque nymphe des montagnes enivrée par la nuit. Quelquefois les aigles du mont Olympe traversaient le haut du ciel et s’évanouissaient dans les constellations reculées ou sous les bois inspirés. L’esprit des dieux, venant à s’agiter, troublait soudainement le calme des vieux chênes.

Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe ! qui est la science de la volonté des dieux, et vous errez parmi les peuples comme un mortel égaré par les destinées. Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu’on la touche, rend un son semblable à celui des cordes d’un instrument qui se rompent, et les hommes racontent qu’Apollon, qui chassait son troupeau dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette mélodie. Ô Mélampe, les dieux errans ont posé leur lyre sur les pierres, mais aucun… aucun ne l’y a oubliée. Au temps où je veillais dans les cavernes, j’ai cru quelquefois que j’allais surprendre les rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets ; mais je n’ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves.

« Ô Macarée, me dit un jour le grand Chiron dont je suivais la vieillesse, nous sommes tous deux centaures des montagnes, mais que nos pratiques sont opposées ! Vous le voyez, tous les soins de mes journées consistent dans la recherche des plantes, et vous, vous êtes semblable à ces mortels qui ont recueilli sur les eaux ou dans les bois et porté à leurs lèvres quelques fragmens du chalumeau rompu par le dieu Pan. Dès-lors ces mortels, ayant respiré dans ces débris du dieu un esprit sauvage ou peut-être gagné quelque fureur secrète, entrent dans les déserts, se plongent aux forêts, côtoient les eaux, se mêlent aux montagnes, inquiets et portés d’un dessein inconnu. Les cavales aimées par les vents dans la Scythie la plus lointaine, ne sont ni plus farouches que vous, ni plus tristes le soir, quand l’Aquilon s’est retiré. Cherchez-vous les dieux, ô Macarée, et d’où sont issus les hommes, les animaux et les principes du feu universel ? Mais le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ces secrets, et les nymphes qui l’entourent décrivent en chantant un chœur éternel devant lui, pour couvrir ce qui pourrait s’évader de ses lèvres entr’ouvertes par le sommeil. Les mortels qui touchèrent les dieux par leur vertu, ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples, ou des semences nouvelles pour les enrichir, mais rien de leur bouche inexorable.

« Dans ma jeunesse, Apollon m’inclina vers les plantes, et m’apprit à dépouiller dans leurs veines les sucs bienfaisans. Depuis j’ai gardé fidèlement la grande demeure de ces montagnes, inquiet, mais me détournant sans cesse à la quête des simples, et communiquant les vertus que je découvre. Voyez-vous d’ici la cime chauve du mont Œta ? Alcide l’a dépouillée pour construire son bûcher. Ô Macarée ! les demi-dieux enfans des dieux étendent la dépouille des lions sur les bûchers, et se consument au sommet des montagnes ! les poisons de la terre infectent le sang reçu des immortels ! Et nous, centaures engendrés par un mortel audacieux dans le sein d’une vapeur semblable à une déesse, qu’attendrions-nous du secours de Jupiter, qui a foudroyé le père de notre race ? Le vautour des dieux déchire éternellement les entrailles de l’ouvrier qui forma le premier homme. Ô Macarée ! hommes et centaures reconnaissent pour auteurs de leur sang des soustracteurs du privilége des immortels, et peut-être que tout ce qui se meut hors d’eux-mêmes n’est qu’un larcin qu’on leur a fait, qu’un léger débris de leur nature emporté au loin, comme la semence qui vole, par le souffle tout puissant du destin. On publie qu’Égée, père de Thésée, cacha sous le poids d’une roche, au bord de la mer, des souvenirs et des marques à quoi son fils pût un jour reconnaître sa naissance. Les dieux jaloux ont enfoui quelque part les témoignages de la descendance des choses ; mais au bord de quel océan ont-ils roulé la pierre qui les couvre, ô Macarée !

Telle était la sagesse où me portait le grand Chiron. Réduit à la dernière vieillesse, le centaure nourrissait dans son esprit les plus hauts discours. Son buste encore hardi s’affaissait à peine sur ses flancs qu’il surmontait en marquant une légère inclinaison, comme un chêne attristé par les vents, et la force de ses pas souffrait à peine de la perte des années. On eût dit qu’il retenait des restes de l’immortalité autrefois reçue d’Apollon, mais qu’il avait rendue à ce dieu.

Pour moi, ô Mélampe, je décline dans la vieillesse, calme comme le coucher des constellations. Je garde encore assez de hardiesse pour gagner le haut des rochers où je m’attarde soit à considérer les nuages sauvages et inquiets, soit à voir venir de l’horizon les hyades pluvieuses, les pléiades ou le grand Orion ; mais je reconnais que je me réduis et me perds rapidement comme une neige flottant sur les eaux, et que prochainement j’irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre.


FRAGMENT.

Non, ce n’est plus assez de la roche lointaine
Où mes jours, consumés à contempler les mers,
Ont nourri dans mon sein un amour qui m’entraîne
À suivre aveuglément l’attrait des flots amers.
Il me faut sur le bord une grotte profonde
Que l’orage remplit d’écume et de clameurs,
Où, quand le dieu du jour se lève sur le monde,
L’œil règne et se contente au vaste sein de l’onde
Ou suit à l’horizon la fuite des rameurs.
J’aime Thétis, ses bords ont des sables humides ;
La pente qui m’attire y conduit mes pieds nus ;
Son haleine a gonflé mes songes trop timides,
Et je vogue en dormant à des points inconnus.

L’amour qui dans le sein des roches les plus dures
Tire de son sommeil la source des ruisseaux,
Du désir de la mer émeut ses faibles eaux,
La conduit vers le jour par des veines obscures,
Et qui, précipitant sa pente et ses murmures,
Dans l’abîme cherché termine ses travaux ;
C’est le mien. Mon destin s’incline vers la plage.
Le secret de mon mal est au sein de Thétis.
J’irai, je goûterai les plantes du rivage,
Et peut-être en mon sein tombera le breuvage
Qui change en dieux des mers les mortels engloutis.
Non, je transporterai mon chaume des montagnes
Sur la pente du sable, aux bords pleins de fraîcheur ;
Là, je verrai Thétis répandant sa blancheur,
À l’éclat de ses pieds entraîner ses compagnes ;
 Là, ma pensée aura ses humides campagnes,
J’aurai même une barque et je serai pêcheur.

Ah ! les dieux retirés aux antres qu’on ignore,
Les dieux secrets, plongés dans le charme des eaux,
Se plaisent à ravir un berger aux troupeaux,
Mes regards aux vallons, mon souffle aux chalumeaux,
Pour charger mon esprit du mal qui le dévore.

J’étais berger ; j’avais plus de mille brebis.
Berger je suis encor, mes brebis sont fidèles :
Mais qu’aux champs refroidis languissent les épis,
Et meurent dans mon sein les soins que j’eus pour elles !
Au cours de l’abandon je laisse errer leurs pas ;
Et je me livre aux dieux que je ne connais pas !…
J’immolerai ce soir aux Nymphes des montagnes.

Nymphes, divinités dont le pouvoir conduit
Les racines des bois et le cours des fontaines,
Qui nourrissez les airs de fécondes haleines,
Et des sources que Pan entretient toujours pleines
Aux champs menez la vie à grands flots et sans bruit,
Comme la nuit répand le sommeil dans nos veines,
Dieux des monts et des bois, dieux nommés ou cachés,
De qui le charme vient à tous lieux solitaires,
Et toi, dieu des bergers à ces lieux attachés,
Pan, qui dans les forêts m’entr’ouvris tes mystères,
Vous tous, dieux de ma vie et que j’ai tant aimés,
De vos bienfaits en moi réveillez la mémoire,

Pour m’ôter ce penchant et ravir la victoire
Aux perfides attraits dans la mer enfermés.
Comme un fruit suspendu dans l’ombre du feuillage,
Mon destin s’est formé dans l’épaisseur des bois.
J’ai grandi, recouvert d’une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l’ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs de nos dieux m’ont touché dès l’enfance ;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m’entraînait bien loin dans l’ombre et les secrets.
Mais le jour où du haut d’une cime perdue
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil !)
Le monde parcouru par les feux du soleil,
Et les champs et les eaux couchés dans l’étendue,
L’étendue enivra mon esprit et mes yeux ;
Je voulus égaler mes regards à l’espace,
Et posséder sans borne, en égarant ma trace,
L’ouverture des champs avec celle des cieux.
Aux bergers appartient l’espace et la lumière,
En parcourant les monts ils épuisent le jour ;
Ils sont chers à la nuit, qui s’ouvre tout entière
À leurs pas inconnus, et laisse leur paupière
Ouverte aux feux perdus dans leur profond séjour.
Je courus aux bergers, je reconnus leurs fêtes,
Je marchai, je goûtai le charme des troupeaux ;
Et sur le haut des monts comme au sein des retraites,
Les dieux, qui m’attiraient dans leurs faveurs secrètes,
Dans des piéges divins prenaient mes sens nouveaux.
Dans les réduits secrets que le gazon recèle,
Un ver, du jour éteint recueillant les débris,
Lorsque tout s’obscurcit, devient une étincelle,
Et plein des traits perdus de la flamme éternelle,
Goûte encor le soleil dans l’ombre des abris.
Ainsi…

Le Centaure, qui est complet, et ce fragment de vers, qu’on pourrait intituler Glaucus, sont les seuls essais que nous ayons pu recueillir. Si les parens et les amis de M. de Guérin en retrouvaient d’autres, nous les engageons à les réunir et à les publier.


George Sand.
  1. Nous n’hésitons pas à ranger dans notre série le poète inconnu, auteur comme on va le voir, d’une si magnifique ébauche. Il aurait mérité d’y figurer à coup sûr, s’il avait vécu. Il y représentera tant d’autres jeunes et nobles cœurs qui s’éteignent sans avoir brillé.
  2. Chez M. de La Mennais, qui s’occupait alors de l’éducation de plusieurs jeunes gens. George Guérin fut confié à ses soins, et perfectionna chez lui ses études. M. de La Mennais a conservé de cet élève un souvenir affectueux et bienveillant. « C’était, nous a-t-il dit, un jeune homme timide, d’une piété douce et timorée, d’une organisation si frêle, qu’on l’eût crue près de se briser à chaque instant, et ne montrant point encore les facultés d’une intelligence remarquable. »
  3. Nous avons conservé scrupuleusement la ponctuation de l’original. Une particularité digne de remarque dans un texte rempli de si douloureuses exclamations, c’est l’absence de points d’exclamation. Il nous semble que la ponctuation d’un manuscrit est comme l’allure de l’homme, l’inflexion de la voix, le geste, la prononciation, une manière d’être par laquelle le caractère se révèle, et que l’observation psychologique ne devrait point négliger. Dans les premiers jours de notre invasion romantique, des critiques malins remarquèrent l’abus des signes apostrophiques. C’est peut-être la crainte et l’horreur de cette sorte d’emphase qui suggéra à George Guérin le besoin de supprimer entièrement le point admiratif, même dans les endroits où la règle grammaticale l’exige.
  4. Un vieux ami de province, que j’ai consulté avant de me déterminer à publier le Centaure, m’a écrit à ce sujet une lettre trop remarquable pour que je ne me fasse pas un devoir de la citer en entier. C’est un renseignement que je lui demandais, et qu’il a eu la bonté de me donner pour moi seul. Je ne crois pas lui déplaire en insérant ici cet examen rapide, mais exact et important, des tentatives d’imitation grecque qui ont enrichi notre littérature. Ce petit travail pourrait servir de canevas aux critiques qui voudraient le développer. Il servira aussi d’excellente préface aux fragmens de M. de Guérin, et l’approbation d’un juge aussi érudit aurait, au besoin, plus de poids que la mienne :

    « Cette ébauche du Centaure me frappe surtout comme exprimant le sentiment grec grandiose, primitif, retrouvé et un peu refait à distance par une sorte de réflexion poétique et philosophique. Ce sentiment-là, par rapport à la Grèce, ne se retrouve dans la littérature française que depuis l’école moderne. Avant l’Homère d’André Chénier, les Martyrs de Châteaubriand, l’Orphée et l’Antigone de Ballanche, quelques pages de Quinet (Voyage en Grèce et Prométhée), on en chercherait les traces et l’on n’en trouverait qu’à peine dans notre littérature classique.

    « 1o  Il n’y a eu de contact direct entre l’ancienne Gaule et la Grèce que par la colonie grecque de Marseille. Ces influences grecques dans le midi de la Gaule n’ont pas été vaines. Il y eut toute une culture, et dans le chap. V de son Histoire littéraire, M. Ampère a très bien suivi cette veine grecque légère, comme une petite veine d’argent, dans notre littérature. Encore aujourd’hui, il y a quelques mots grecs restés dans le provençal actuel, il y a des tours grammaticaux qui ont pu venir de là ; mais ce sont de minces détails. Au moyen-âge, toute trace fut interrompue. À la renaissance du XVIe siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque violemment et à torrent dans la littérature française : il y eut comme engorgement au confluent. L’école de Ronsard et de Baïf se fit grecque en français par le calque des compositions et même la fabrique des mots ; il y eut excès. Pourtant des parties belles, délicates ou grandes, furent senties par eux et reproduites. Henri Estienne, l’un des meilleurs prosateurs du XVIe siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque : il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de phrase, d’idiotismes, communs aux deux langues, et qui semblent indiquer bien moins une communication directe qu’une certaine ressemblance de génie. M. de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, est de l’avis de Henri Estienne, et croit à la ressemblance du génie des deux langues. Pourtant, il faut le dire, toute cette renaissance grecque du XVIe siècle, en France, fut érudite, pédantesque, pénible ; le seul Amyot, par l’élégance facile de sa traduction de Plutarque, semble préluder à La Fontaine et à Fénelon.

    « 2o  Avec l’école de Malherbe et de ses successeurs classiques, la littérature française se rapprocha davantage du caractère latin, quelque chose de clair, de précis, de concis, une langue d’affaires, de politique, de prose ; Corneille, Malherbe, Boileau, n’avaient que très peu ou pas du tout le sentiment grec. Corneille adorait Lucain et ce genre latin, Boileau s’attache à Juvénal. Racine sent bien plus les Grecs ; mais, en bel-esprit tendre, il sent et suit surtout ceux du second et du troisième âge, non pas Eschyle, non pas même Sophocle, mais plutôt Euripide ; ses Grecs, à lui, ont monté l’escalier de Versailles et ont fait antichambre à l’Œil-de-Bœuf. On voit dans la querelle des anciens et des modernes, où Racine et Boileau défendent Homère contre Perrault, combien il y avait peu, de part et d’autre, de sentiment vrai de l’antique. Mais La Fontaine, sans y songer, était alors bien plus grec que tous de sentiment et de génie ; dans Philémon et Baucis, par exemple, dans certains passages de la Mort d’Adonis ou de Psyché. Surtout Fénelon l’est par le goût, le délicat, le fin, le négligent d’un tour simple et divin ; il l’est dans son Télémaque, dans ses essais de traduction d’Homère, ses Aventures d’Aristonüs ; il l’est partout par une sorte de subtilité facile et insinuante qui pénètre et charme : c’est comme une brise de ces belles contrées qui court sur ses pages. Massillon aussi, né à Hières, a reçu un souffle de l’antique Massilie, et sa phrase abondante et fleurie rappelle Isocrate.

    « 3o  Au XVIIIe siècle, en France, on est moins près du sentiment grec que jamais. Les littérateurs ne savent plus même le grec pour la plupart. Quelques critiques, comme l’abbé Arnaud, qui semblent se vouer à ce genre d’érudition avec , enthousiasme donnent plutôt une idée fausse. Bernardin de Saint-Pierre, sans tant d’étude, y atteint mieux par simple génie ; héritier en partie de Fénelon, il a, dans Paul et Virginie, dans bien des pages de ses Études, dans cette page (par exemple) où il fait gémir Ariane abandonnée à Naxos et consolée par Bacchus, des retours de l’inspiration grecque et de cette muse heureuse ; mais c’est le doux et le délicat plutôt que le grand, qu’il en retrouve et en exprime. L’abbé Barthélemy, dans le Voyage d’Anacharsis (si agréable et si utile d’ailleurs), accrédita un sentiment grec un peu maniéré et très parisien, qui ne remontait pas au grand et ne rendait pas même le simple et le pur. Heureusement André Chénier était né, et par lui la veine grecque est retrouvée.

    « 4o  Au moment où l’école de David essaie, un peu en tâtonnant et en se guindant, de revenir à l’art grec, André Chénier y atteint en poésie. Dans son Homère, l’idée du grand et du primitif se retrouve et se découvre même pour la première fois. Dans l’étude de la statuaire grecque, on en resta ainsi long-temps au pur gracieux, à l’art joli et léché des derniers âges : ce n’est que tard qu’on a découvert la majesté reculée des marbres d’Égine, les bas-reliefs de Phidias, la Vénus de Milo.

    « Peu après André Chénier, et avant qu’on eût publié ses poèmes, M. de Châteaubriand, dans les Martyrs, retrouvait de grands traits de la beauté grecque antique ; dans son Itinéraire, il a surtout peint admirablement le rivage de l’Attique. Il sent à merveille le Sophocle et le Périclès.

    « Un homme qui ne sentait pas moins la Grèce dès la fin du XVIIIe siècle, est M. Joubert, sur lequel M. Sainte-Beuve a donné un article dans votre Revue des Deux Mondes : quelques pensées de lui sont ce qu’on a écrit de mieux en fait de critique littéraire des Grecs. Il aurait aimé le Centaure.

    « Vous connaissez l’Orphée, et je n’ai point à vous en parler ; mais à Ballanche, à Quinet (dans son Voyage en Grèce), il manque un peu trop pour correctif de leur philosophie concevant et refaisant la Grèce, quelque chose de cette qualité grecque fine, simple et subtile, négligée et élégante, railleuse et réelle, de Paul-Louis Courier, ce vrai Grec, dont la figure, la bouche surtout, fendue jusqu’aux oreilles, ressemblait un peu à celle d’un faune »

  5. Cette expression est étrange, peu grammaticale peut-être ; mais je n’en vois pas de plus belle et de plus saisissante pour rendre le sentiment mystérieux d’un monde inconnu. Un tel écrivain eût été contesté sans doute, mais il eût fait faire de grands progrès à notre langue, quoi qu’on eût pu dire.