Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/03

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POÈTES ET ROMANCIERS
DE
LA GRANDE-BRETAGNE.

III.


HENRY MACKENZIE[1].


On trouverait difficilement parmi les noms célèbres une destinée plus heureuse et plus paisible que celle de Mackenzie. Il a connu la gloire, il en a joui pleinement, et ne s’y est pas livré. Il a vécu long-temps entouré d’une vénération que l’envie accorde rarement à ceux que la mort n’a pas encore consacrés. Il a entendu ses ouvrages cités parmi les plus illustres de son pays ; on a pu dire de lui, sans exagération ni mensonge, qu’il était entré dans la postérité ; il n’a jamais été troublé dans la renommée auguste et sereine qu’il s’était faite : sa conduite sociale explique en partie ce prodige biographique. Mais je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il a produit trois chefs-d’œuvre dont un seul suffirait aux plus avides ambitions.

Henry Mackenzie naquit à Édimbourg, au mois d’août 1745, le jour même où le prince Charles Stuart descendait en Écosse. Son père, le docteur Joshua Mackenzie, avait épousé Margaret, fille aînée de M. Rose, de Kilravock. Élevé d’abord à l’université d’Édimbourg, Henry fut ensuite confié à M. Inglis de Redhall, pour apprendre chez lui la pratique de l’échiquier. Quoique ses goûts naturels, qui de bonne heure l’attachèrent à la littérature, fussent peu en harmonie avec ces occupations fastidieuses, cependant il prit sur lui-même de les suivre assidûment, et en 1765, il se rendit à Londres pour se perfectionner dans la profession qu’il avait embrassée. Pendant son séjour dans cette ville, un ami, frappé de son aptitude singulière, essaya de le retenir et de lui faire accepter un emploi en Angleterre. Mais les sollicitations de sa famille et surtout la modestie de ses désirs le rappelèrent promptement à Édimbourg où il devint d’abord associé, puis successeur de M. Inglis dans l’office d’Attorney (procureur) de la couronne.

Toutefois ses travaux habituels ne le détournèrent pas de la littérature. À l’âge de vingt-six ans, il publia the Man of feeling, le premier et peut-être le plus beau de ses livres, dont le titre trouverait difficilement un équivalent dans notre langue, à moins qu’on ne respecte l’ordre même des mots et qu’on ne l’appelle l’homme de sentiment. Ce premier ouvrage ne portait pas son nom ; peu d’années après la publication, un M. Eccles, de Bath, transcrivit le livre entier de sa main, en y ajoutant des ratures, des intercalations, des corrections, et s’attribua obstinément la composition de Mackenzie, jusqu’à ce que MM. Cadell et Strahan, éditeurs du jeune romancier, jugèrent à propos de détromper le public par un démenti formel.

Enhardi par un premier succès et par la popularité croissante de son nom, Mackenzie publia, quelques années plus tard, the Man of the world, l’homme du monde, et Julia de Roubigné. Sa gloire est toute entière dans ces trois ouvrages ; mais comme ils forment un ensemble harmonieux et complet, il nous semble convenable d’épuiser la liste des travaux du poète écossais, et le récit de sa biographie, avant d’entamer l’analyse et la critique de cette trilogie morale.

En 1776, Mackenzie épousa miss Penuel Grant, fille de sir Ludovick Grant, baronnet, et de lady Margaret Ogilvy ; il a eu de ce mariage une nombreuse famille.

En 1778, il se forma une société littéraire à Édimbourg. À chacune de leurs réunions, les membres de cette société lisaient quelques essais dans le goût et la manière du Spectateur. Mackenzie ayant été admis parmi eux s’empressa de faire lui-même des lectures intéressantes et décida la publication du Mirror et du Lounger, dont il fut à la fois l’éditeur et le rédacteur principal.

Lors de l’institution de la société royale d’Édimbourg, Mackenzie fut élu des premiers, et il enrichit plusieurs volumes des Transactions de communications précieuses, et entre autres d’une biographie élégante et ingénieuse de son ami Abercromby, et d’un essai sur la tragédie allemande. — Il fut l’un des fondateurs de la société des hautes-terres (highland-society), ce fut lui qui publia les Transactions de cette société, et il mit en tête de ce volume un morceau remarquable sur la poésie gaélique.

En 1793, il écrivit la biographie du docteur Blacklock, à la prière de sa veuve, pour une édition complète des œuvres de ce poète. Son intime familiarité avec Blacklock lui avait révélé les habitudes de sa vie, la tournure de son esprit et les sentimens singuliers développés chez le poète par la cécité. Aussi cette biographie est-elle plus curieuse encore par la délicatesse psychologique de l’analyse, que par le récit clair et rapide des anecdotes. C’est, dans ce genre de littérature, un modèle achevé.

En 1812, il lut à la Société royale d’Édimbourg une biographie de John Home, où il a raconté avec une grâce et un charme inimitables la vie et les mœurs littéraires de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ce sujet qui, par lui-même, et traité par une autre main, n’aurait offert qu’un intérêt secondaire, est devenu sous la plume de Mackenzie une histoire vivante, animée, assaisonnée de piquans détails, de tableaux familiers, de révélations personnelles ; on voit qu’il a pris plaisir à raconter minutieusement les souvenirs de sa jeunesse. Et cependant, malgré l’entraînement, bien naturel chez les vieillards qui parlent de leurs premières années, il n’a jamais dépassé les limites tracées par le cadre même du sujet. Il ne s’est pas fait le héros de ses mémoires. Il avait ajouté à ce travail plusieurs essais sur la poésie dramatique, qui n’ont pas été publiés.

Le recueil complet de ses œuvres, imprimé il y a vingt-cinq ans, contient trois ouvrages destinés au théâtre et un traité politique. Le compte rendu des actes du parlement en 1784 fut écrit d’après les conseils réitérés de M. Dundas, depuis lord Melville, l’un des plus fidèles amis de Mackenzie. M. Pitt revit lui-même le manuscrit de cet ouvrage, avec une attention particulière, y fit plusieurs corrections de sa main, et quelques années après, Mackenzie, sur la recommandation de lord Melville et de Right Hon. George Rose, fut nommé contrôleur des taxes pour l’Écosse.

Entre ses ouvrages dramatiques, deux ont été représentés, à savoir, le Prince de Tunis, tragédie fort applaudie à Édimbourg en 1763, l’Hypocrite, comédie jouée une fois seulement à Covent-Garden. Le Père espagnol n’a jamais paru sur la scène, d’après l’avis de Garrick qui, tout en louant la beauté poétique et l’énergie de quelques scènes, et regrettant de ne pouvoir remplir le rôle d’Alphonso, personnage principal de la pièce, avait déclaré l’ouvrage inacceptable au théâtre à cause de la catastrophe. La lecture, je l’avoue, m’a rangé à l’opinion de Garrick, mais par des motifs tout différens.

Mackenzie est mort l’année dernière, à l’âge de quatre vingt-sept ans ; avec lui s’est éteinte cette génération illustre dont la France peut, à bon droit, réclamer les premières entreprises comme une partie de son patrimoine littéraire. L’auteur de Julia de Roubigné est le dernier portrait de cette glorieuse galerie où figurent Robertson, Smith, Hume, Fergusson. Or, on le sait, c’est de la France qu’est partie la lumière philosophique à laquelle nous devons l’Histoire de Charles-Quint, l’Essai sur les richesses, l’Histoire des Plantagenet, des Tudor et des Stuart, l’Histoire de la société civile et de la république romaine. Si le travail, en se divisant, s’est perfectionné, si Hume, Robertson et Fergusson ont éclairé certaines parties du passé d’un jour plus sûr que l’auteur de l’Essai sur les mœurs, il ne faut pas oublier non plus que Voltaire a eu le mérite de commencer le mouvement qu’ils ont continué. Si l’ami de madame du Chatelet avait pu prendre sur lui de restreindre sa dévorante activité dans un cercle plus étroit, si le polémiste ardent qui se dévouait à toutes les idées nouvelles, et qui s’acharnait au triomphe de la civilisation, comme s’il se fût agi d’une cause toute personnelle, avait pu se résigner à n’embrasser, dans le champ de la pensée humaine, que le terrein qui convenait à son génie, l’histoire ou la philosophie par exemple, qui oserait affirmer qu’il n’eût pas dépassé de bien loin Hume et Robertson ?

Je reviens à Mackenzie. Cette rapide esquisse de sa vie suffit à montrer, comme je l’ai dit en commençant, qu’il a trouvé la gloire plutôt qu’il ne l’a cherchée ; qu’il a rencontré la fortune littéraire, sans jamais courir sérieusement les chances d’une mésaventure. Il n’a pas abdiqué ses goûts, il a su se ménager des loisirs pour les satisfaire ; mais il n’a pas sacrifié à des succès douteux le bonheur qu’il avait sous la main : de cette sorte, on le conçoit, il n’a pas multiplié ses œuvres, mais il les a long-temps nourries et méditées avant de les produire sous une forme décisive. Il s’est toujours proposé la poésie pour elle-même ; il n’a pas connu l’industrie littéraire.

Sa triple tentative dans la poésie dramatique compte à peine dans la biographie de sa pensée. Il ne paraît pas qu’il ait songé à réparer son échec. Son talent, révélé en plein dans les trois romans que nous avons nommés, manquait d’une condition essentielle pour réussir à la scène ; l’esprit de Mackenzie préférait constamment le spectacle mystérieux de la conscience au spectacle bruyant de la vie extérieure ; il aurait difficilement consenti à supprimer les traits délicats aperçus par la réflexion, pour se placer au point de vue impérieusement exigé par l’optique du théâtre. Sa pensée n’était pas assez en dehors pour atteindre d’un seul coup les deux mille intelligences d’un auditoire.

Je crois donc qu’il a bien fait de ne pas pousser plus loin une lutte engagée à l’étourdie et qui ne convenait pas à ses forces. The Spanish father, le plus remarquable de ces trois essais, ne manque pas seulement d’animation et de rapidité dans la construction de la fable et l’enchaînement des scènes ; mais les caractères, pris en eux-mêmes, n’ont pas assez de réalité pour comparaître impunément en chair et en os. Et puis il s’élève contre cette tragédie un reproche plus grave que toutes ces chicanes de second ordre. Il a choisi dans les romances espagnoles un admirable épisode, la séduction, la fuite et le meurtre de la Cava, et, au lieu d’accepter sans réserve, sans pruderie et sans contrainte, ce qu’il y avait de local, de grand et de singulier dans cette épopée du huitième siècle, il s’est mis à l’ébarber, à lui ôter successivement son âge, son costume, sa physionomie, et jusqu’à la couleur de ses yeux. Il y a bien, je l’avoue, dans cette tragédie injouable, plusieurs beautés éternelles qui ne sont ni d’aucun temps, ni d’aucun lieu. Mais cela ne suffit pas, surtout lorsqu’il s’agit du passé. Je conçois à merveille que le poète qui s’en prend à son temps, qui choisit autour de lui les acteurs, le costume et le sujet de son poème, néglige volontairement le caractère historique et local, et s’en tienne à-peu-près à la vérité absolue des sentimens. Mais quand on recule jusqu’aux premières années du huitième siècle, il faut se résigner à vieillir ; autrement le voyage est inutile.

Et je ne serais pas éloigné de croire que l’étude attentive des hommes et des choses de la vie quotidienne et familière s’oppose très souvent à la patience des investigations archéologiques et à la vivante reproduction des temps qui ne sont plus. Sans doute, cette incompatibilité que je signale est loin d’être constante et fatale. Mais je ne suis pas sûr que Molière, habitué aux marquis et aux précieuses de 1660, eût jamais réussi à peindre la cour de Charlemagne ou de Louis xi ; et pourtant il y a dans Tartufe et le Misanthrope tous les élémens du drame sérieux. Si Corneille, rompu aux mœurs romaines, eût été prié de créer Alceste ou Célimène, je pense qu’il se fût récusé ; et il aurait bien fait.

Bien que le génie de Mackenzie préfère, à l’habitude, les caractères sérieux, les idées graves, et tienne peu de compte du côté comique de l’humanité, cependant, dans les deux recueils périodiques qu’il a dirigés, il a tracé plusieurs portraits devenus célèbres à juste titre. Le colonel Caustic et Umfraville sont encore cités aujourd’hui comme des types exquis du caractère baptisé par le poète latin, laudator temporis acti.

Je n’ai rien à dire du Traité sur les Actes du parlement de 1784. On devine bien qu’il ne renferme pas la satire du gouvernement. Un livre corrigé de la main du premier ministre n’est pas suspect de radicalisme. D’ailleurs, Mackenzie n’a jamais eu de passions politiques. Il vivait au milieu du monde, mais ne désirait aucun rôle actif dans les affaires.

Les amis nombreux qu’il a laissés, et qui jouissaient de sa conversation avec une sorte de convoitise, ont été unanimes dans leurs regrets. Tous ont déploré la perte irréparable des anecdotes variées à l’infini que Mackenzie racontait avec un charme si entraînant, et qui maintenant ne trouveront plus d’historien aussi digne que lui de les recueillir et de les fixer. Plusieurs fois le biographe de John Home avait été prié instamment de placer dans un cadre plus vaste les trésors de sa mémoire. Les hommes les plus éminens avaient insisté auprès de lui pour qu’il entreprît une véritable histoire littéraire de son temps. Sans doute, il eût apporté dans ce travail des qualités précieuses. Nous aurions eu sur la seconde moitié du dix-huitième siècle un livre où la critique sociale aurait tenu autant de place que la critique philosophique ou poétique, un livre qui fût devenu plus familier aux hommes du monde qu’aux gradués des universités. Mais, partagé entre les devoirs de sa profession et les distractions inévitables de ses amitiés, Mackenzie ne s’est jamais rendu à ces instances.

Les romans de Mackenzie ont été traduits chez nous il y a quelques années, et n’ont cependant obtenu qu’un médiocre succès. Pour ceux qui connaissent et qui apprécient le mérite particulier qui les distingue, la chose est toute simple. Mackenzie n’est pas seulement un inventeur du premier ordre, un psychologiste profond, un observateur attentif, un peintre fidèle des sentimens les plus délicats et les plus fins ; c’est aussi un prosateur serré, un écrivain concis, qui résume et condense en peu de mots une pensée complexe, qui ne livre au hasard de sa plume aucune phrase flottante et indécise. Il n’est pas seulement poète, il est styliste. Or, la traduction que nous avons, bien que faite avec un soin très suffisant en d’autres occasions, est loin de reproduire la valeur, la netteté, la contenance du style de Mackenzie. Il n’en faut pas conclure un blâme sévère pour le traducteur, mais seulement l’éloge de l’inviolabilité originale. La première plume venue trouve sa route au milieu des ambages d’une prose redondante ; mais le plus habile écrivain s’égare sans honte dans Julia de Roubigné aussi bien que dans Lara.

Le sujet des trois poèmes inventés par Mackenzie ne se recommande au lecteur ni par la nouveauté du plan, ni par le nombre des épisodes, ni par la singularité des ressorts. Rien au monde n’est plus simple, plus naturel, plus trivial si l’on veut. Or, c’est précisément pour cette raison que j’admire si délibérément the Man of feeling, the Man of the world, et Julia de Roubigné, comme j’admire les tableaux de Rembrandt et de Wilkie. Les Politiques de village, le Colin-Maillard, sont aussi des sujets d’une grande trivialité ; mais, pour en tirer ce que Wilkie en a tiré, il fallait être un artiste du premier ordre.

Pareillement, si l’on veut réduire à son origine idéale le type des trois romans de Mackenzie, on voit que dans le caractère de Harley il a voulu montrer les souffrances d’une âme délicate et probe en présence de la vie active, que dans Sindall il a voulu peindre l’égoïsme inflexible, établissant son bonheur sur la ruine de tout ce qui l’entoure, et ne reculant devant aucun scrupule pour assouvir ses passions, et enfin dans Julia de Roubigné les conséquences funestes des sentimens les plus élevés, écoutés seuls et sans réserve. Ce dernier roman fut écrit à la prière de lord Kames, ami de l’auteur, qui reprochait à Sindall une trop grande ressemblance avec beaucoup d’autres scélérats célèbres dans les ouvrages d’imagination. Pour le contenter, Mackenzie a créé Julia, Savillon et Montauban.

Si l’on songe maintenant que chacun de ces trois livres égale en intérêt le chef-d’œuvre de Bernardin, que le simple récit, non pas des événemens, car il n’y en a pas un seul de quelque importance, mais des impressions éprouvées par chacun des acteurs, suffit au poète pour attacher, pour dominer le lecteur, certes il y a lieu de s’étonner et de reconnaître que, s’il n’a pas excellé dans la création des machines épiques, il possédait une rare habileté pour s’en passer.

Et en effet, Harley, Sindall et Julia, malgré la vieillesse incontestable de l’idée qu’ils représentent, se révèlent à nous par une poésie admirablement jeune. L’analyse patiente et déliée de leurs douleurs et de leurs joies, la ténuité des incidens où Mackenzie sait découvrir tout un monde de réflexions, de conjectures, de prophéties pour chaque personnage, son attention constante à soutenir l’esprit dans les régions les plus élevées de la rêverie, voilà ce qui supplée chez lui à la rapidité, à la variété, à la complication inattendue des moyens.

Je préfère, je l’avoue, Harley et Julia à Sindall. Je trouve dans ce dernier type une scélératesse trop entière, trop explicite, trop crue. Il me semble que les idées personnifiées sans voile, sans mystère, sans ambiguïté, violent une des lois primordiales de la poésie, qu’elles affligent au lieu d’émouvoir, qu’elles émoussent l’intérêt en provoquant trop vite le dégoût.

Quelques esprits distingués ont reproché à Julia de Roubigné un caractère quelque peu mélodramatique. Ils n’ont pas voulu pardonner à Montauban ce qu’ils pardonnent à Othello, ils ont condamné dans le héros espagnol ce qu’ils excusent dans le héros maure. Ces reproches ne nous ont pas converti. Il y a quelque chose de si douloureux et de si poignant dans les doutes d’une âme élevée qui, sans pouvoir s’assurer de la trahison qu’elle redoute, ne réussit pas à se convaincre de la fidélité qu’elle exige ; la jalousie, si folle qu’elle puisse être, naît d’un amour si ardent et si exclusif, que le crime commis par elle inspire plus de pitié que d’horreur. Savillon est une fraîche et naïve création. Quant à Julia, je ne connais guère que l’Antigone antique dont les grâces et la piété filiale puissent lui être comparées.

Il règne entre ces trois tragédies domestiques je ne sais quelle merveilleuse harmonie ; il semble que chacune des trois naisse de la précédente. Les souffrances d’une sensibilité exquise, au milieu de la vie commune, préparent par une transition insensible au spectacle de la misère engendrée par l’égoïsme ; et lorsqu’on a suivi pas à pas l’envahissement et le sacrifice de plusieurs destinées, balayées, comme une poussière inutile, par la volonté d’un seul homme, on assiste sans étonnement, mais non pas sans attendrissement, à la ruine successive des plus légitimes espérances : on regarde sans incrédulité, mais non pas sans frayeur, toutes ces âmes imprévoyantes qui se perdent sans retour, pour s’être confiées sans réserve à la pureté céleste de leurs intentions ; tous ces voyageurs altérés, qui s’abreuvent imprudemment d’espérance et de sérénité, et qui trouvent un glaive meurtrier dans le bâton qui leur servait d’appui.

Je ne sais si je m’abuse ; mais j’entrevois dans cette trilogie psychologique un hymne douloureux et unique sur l’insuffisance et l’obscurité de la vie réelle, un cantique mystérieux où se révèlent à nu, sans rougeur et sans confusion, toutes les angoisses d’un caractère éminent garrotté dans les liens de la société, une confession à haute voix, sans omission et sans réticences, de toutes les tortures imposées par le frottement quotidien des caractères vulgaires, des volontés ignobles, des brutales espérances, des mesquines ambitions, ou des joies inanimées, des bonheurs sans conscience ; Harley, les victimes de Sindall, Julia, c’est toujours pour moi la même âme immaculée, qui change d’âge et de sexe, mais qui ne change pas de destinée.

Si cette interprétation est vraie, s’il est permis de confondre dans une pensée unique et permanente l’invention de ces trois poèmes, il importe assez médiocrement de rechercher la généalogie littéraire de Mackenzie. Une fois bien assurés de l’originalité intellectuelle et morale de ses ouvrages, nous ne pouvons pas attacher un bien vif intérêt aux analogies prochaines ou lointaines qui l’unissent à d’autres poètes de la même nation.

Car ce que nous poursuivons sans relâche dans la lecture et l’étude des écrivains tels que Mackenzie, c’est, avant tout, la volonté qui a dû préexister à l’inspiration, l’idée fatale, irrésistible qui les amène sur le trépied, la lumière intérieure qui a dû luire au-dedans de leur conscience, avant que leur front ne resplendît et que la parole ne découlât de leurs lèvres ardentes. S’il leur est arrivé, au début de la carrière, d’emprunter pour se révéler un langage qu’ils ont trouvé tout prêt pour leur usage, de recourir à des stratagèmes déjà connus, à des ressorts éprouvés, il ne faut pas leur imputer comme une faiblesse ce qui n’est peut-être qu’une négligence volontaire.

Parmi les noms qu’on a voulu opposer à Mackenzie, pour établir sa descendance et sa parenté, je dois citer particulièrement Richardson et Sterne. Fielding et Smollett, à cause de leur popularité, ont été rappelés à l’occasion de Harley ; en voyant paraître à l’horizon un nouvel astre poétique, on s’est demandé s’il suivait le même itinéraire que les astres anciens. Mais Tom Jones et Roderick Random, comparés à l’Homme de sentiment, ne pouvaient guère fournir qu’un sujet d’antithèses. On ne pouvait pas sérieusement identifier, pendant dix minutes, l’intérêt progressif et gradué, l’entrelacement habile des épisodes, l’entremêlement volontaire des obstacles, le rapide et naturel éclaircissement des problèmes accumulés à plaisir, habitude familière de Fielding, ni la connaissance pratique des hommes et des professions diverses, la reproduction toute flamande des détails de la vie usuelle, qui place Smollett entre Lesage et Téniers, avec la simplicité, l’innocence et la candeur de Mackenzie.

Mais Richardson et Sterne soutenaient mieux la comparaison. Clarisse et Julia, Tristram Shandy et Harley ne sont pas absolument étrangers l’un à l’autre. Mais il y a, dans la manière de mettre en scène ces personnages de la même famille, une différence si éclatante ; l’accent et le timbre de leur voix, l’attitude et le geste se ressemblent de si loin, qu’on peut hardiment proclamer leur inaltérable individualité. Malgré mon admiration sincère pour le chef-d’œuvre de Richardson, je lui pardonne difficilement d’employer, à la préparation d’une scène sublime, des volumes entiers où le même événement, souvent insignifiant, passe et repasse, par la bouche de plusieurs interlocuteurs, seulement pour nous montrer les impressions diverses qu’ils en reçoivent. Une pareille ostentation de talent me semble impardonnable.

Je crois entendre une cantatrice, qui, pour dire toutes les notes de son clavier, s’arrête à chaque phrase d’une mélodie, brode le thème, le décompose, le brise, le réunit, le disperse en éclats, le reprend, le ramasse et ne nous fait pas grâce d’un seul tour de force, jusqu’à ce que l’oreille ait compté tous les prodiges de son gosier. — Dussé-je être accusé d’irrévérence et d’impiété, dussé-je, en relisant Diderot, me sentir excommunié, je n’hésite pas à déclarer que je donnerais de grand cœur les deux tiers de Clarisse pour savourer plus à mon aise les parties que je préfère.

Quant à Sterne, j’en conviens, il peut bien avoir suggéré à Mackenzie, non pas l’idée, mais la forme de son premier livre. À de certains endroits, dans les boutades et les rêveries de Harley, on reconnaît le souvenir de Tristram Shandy. C’est la même singularité dans les fantaisies, la même brusquerie dans les transitions, la même et perpétuelle contradiction entre la suite visible des paroles et la suite invisible des pensées. Mais le style est loin d’être le même ; l’ordre et le choix des images, le genre des allusions, le caractère des similitudes, rien de tout cela n’est pareil chez Sterne et chez Mackenzie. L’auteur de Tristram Shandy ne recule devant aucune hardiesse ; il n’arrive jamais à son expression de broncher devant la licence de sa fantaisie ; il se laisse emporter au dévergondage effronté de ses idées sans jamais songer à les retenir. Une fois qu’il a le pied dans l’étrier, il met la bride sur le cou de sa monture, et ne s’inquiète guère du chemin. Comme je n’ai jamais conçu la pruderie dans la critique, je suis loin de reprocher à Sterne l’irrévérence et la liberté de ses inventions ; je le prends à de certaines heures, comme Rabelais et Beroald, et quand il ne m’allèche pas, ce n’est pas à lui que j’en veux pour ma tiédeur et mon indifférence, je reconnais sans colère que mon esprit demande une autre nourriture, et je la lui donne. Mackenzie, avec moins d’excentricité que Sterne, plus chaste et plus contenu dans ses plus grandes audaces, plus sévère sur le choix des tropes, plus austère dans l’indication des traits ridicules ou tristes de la nature humaine, étonne moins, mais a peut-être sur Sterne l’avantage de plaire plus constamment. Je n’en conclus pas pour le premier une supériorité absolue ; mais je note cette circonstance, comme un résultat naturel des deux procédés.

Il serait fort à souhaiter que Mackenzie devînt parmi nous une lecture plus familière qu’il ne l’a été jusqu’ici. L’habituelle fréquentation d’un esprit de sa trempe aiderait puissamment au discrédit et à la ruine de la littérature qui se fait depuis quelques années, et qui s’adresse aux yeux à peu près exclusivement. Cette solide et savoureuse substance rendrait à la pensée commune l’énergie et la santé qu’elle a si étourdiment compromises dans les débauches et les déportemens. Fatigués avec raison des perpétuelles fantasmagories qui prétendent reproduire la vie humaine depuis le cinquième jusqu’au seizième siècle de l’ère chrétienne, les yeux se reposeraient avec complaisance sur le spectacle douloureux, mais circonscrit, de la conscience humaine.

Sans doute, la réaction de plus en plus imminente qui doit renouveler les travaux de l’imagination française, se passera bien du secours de Mackenzie ; mais si la popularité accueillait parmi nous toutes les parties intelligibles de la poésie allemande et anglaise, la ruine de la poésie visible, dont nous sommes harassés, ne se ferait pas attendre long-temps.


gustave planche.
  1. Voy. la livraison du 1er janvier 1833.