Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/04
WILLIAM COWPER.
Les véritables réformateurs n’ont pas la prévision de leur œuvre ; Luther, en soulevant la question des indulgences, ne savait point que le levier de son argument théologique remuait le trône papal, l’Europe, les monarchies, et le monde. Bayle, qui précédait Voltaire, ne soupçonnait pas que les deux puissances contemporaines, le protestantisme et le catholicisme céderaient à l’action dissolvante de son Doute, appliqué aux faits. Voltaire lui-même, le metteur en œuvre des objections de trois siècles, devinait-il la destruction qu’il opérait ? L’auteur du Mondain savait-il d’avance la révolution française ? Non : s’il l’avait prévue, il n’aurait pas écrit.
Les réformes apparentes, celle que Ronsard, par exemple, a voulu introduire dans la poésie, sont conduites avec un grand fracas. Vous diriez alors une conspiration plutôt qu’une réforme ; une lutte matérielle, non un travail de pensée ; il y a, dans ces prises d’armes littéraires, un certain mouvement qui séduit, une régularité qui impose. Le chef marche en tête ; il a son cheval de bataille, son panache orgueilleux, son costume pittoresque et son allure martiale ; il nomme ses adjudans qui lui servent d’escorte ; les trompettes sonnent la gloire du conquérant : interrompre ces éclatans concerts, c’est mériter la mort ; les bourreaux ne sont pas loin. Le gros de l’armée suit et chante d’une voix les mêmes louanges : un seul drapeau flotte au-dessus de toutes les têtes ; les goujats même réclament une part de la gloire. Tout cela est très beau.
Mais cette apparente pompe cache un vide fatal ; il n’est jamais permis à l’intelligence de parodier la force physique. L’intelligence ne marche point à la conquête par bataillons envahisseurs. Elle s’isole ; elle ne relève que de Dieu. Elle est puissante surtout dans la solitude ; elle tire sa force d’elle-même ; elle ne s’organise pas administrativement et militairement. Ce qui l’occupe, c’est elle-même, c’est la vérité, c’est l’amour, c’est Dieu. Plus son extase est profonde, moins elle songe à cette matérielle et active distribution des intérêts et des rôles, qui fait toute la vie d’un Bonaparte ou d’un Cromwell. À chacun sa part. À l’homme d’action, le trouble, la couronne, le glaive, le triomphe, la violence, l’ambition, le malheur glorieux ; à lui l’Égypte, les Tuileries, l’île d’Elbe et Sainte-Hélène. À l’homme de pensée, le repos et l’obscurité extérieure ; à lui ces ténèbres qui avivent la grande flamme intérieure dont il est animé ; à lui le courage contre la misère, l’envie, l’indifférence, la conspiration du silence, du dédain et de la sottise. C’est folie de vouloir violenter la pensée ; folie de confondre les deux rôles du conquérant armé et du réformateur intellectuel ; folie de croire que le monde de la pensée se gouvernera comme le monde des faits ; folie d’imaginer que le joug passera sur les idées, comme il passe sur les peuples. En Espagne et en Italie, plusieurs efforts de ce genre ont été successivement tentés. On s’est avisé de greffer de vive force le classicisme français sur la souche castillane ; on a prétendu soumettre le génie teutonique à la marche régulière du génie romain : aucun de ces essais n’a pu vivre. Laissez le progrès se faire, laissez l’intelligence se développer ; laissez agir les influences qui dorment au sein des masses. Ronsard nous aurait peut-être épargné plus d’un défaut littéraire ; peut-être une sève plus nationale aurait circulé dans tous les chefs-d’œuvre de la France, s’il n’avait pas joué au roi, s’il ne s’était donné pour l’Alexandre de la poésie, et s’il n’eût voulu, de gré ou de force, nous incorporer aux Romains. Mêlée à un esprit de collége très étroit, cette influence nous a singulièrement entravés ; il n’a fallu rien moins que le génie d’un Pascal, d’un Molière, d’un Bossuet, pour briser ce cercle de fer. En effet, un mouvement pareil à celui que Ronsard commanda laisse toujours après lui quelques vestiges, alors même que son ridicule se découvre et qu’il tombe dans le discrédit. Et si ce mouvement a été mal dirigé, s’il y a eu exagération, affectation, violence, si quelque chose de faux et de dangereux s’y est mêlé, l’avenir est sinistre.
Comptez les mauvaises influences qui ont circulé dans la littérature française. Que voudriez-vous en retrancher ? Au milieu des preuves de puissance, de fertilité, de facilité, que l’intelligence de notre pays a semées avec une si heureuse abondance, quelle tache originelle se fait sentir ? N’est-ce pas l’esprit d’imitation, la servilité de la copie, l’adhérence aveugle, non au génie, mais aux formes de l’antiquité ; l’idolâtrie superstitieuse de quelques règles surannées, la plupart du temps mal comprises ? Tous ces défauts sont chez Ronsard, tous ces malheurs datent de lui ; c’est de sa réforme gauchement tentée et poussée avec une exagération folle, que découlent nos erreurs et nos vices, et les calques maladroits de Pindare et d’Euripide, et les plates imitations de l’Italie. La tragédie pâle et décolorée de Lagrange-Chancel, est-ce autre chose que la tragédie de Jodelle, calquée sur le grec, remise en français moderne, et épurée par l’exemple de notre admirable Racine ? Froideur, faiblesse, arrangement symétrique, tout cela ne se retrouve-t-il pas chez Jodelle comme chez Lagrange ; et si Molière, Pascal, Bossuet, ont échappé à ces dangers, ne faut-il pas attribuer leur marche indépendante à l’énergie de leur intelligence, plutôt qu’à l’éducation primitive de leur pensée ? Ne disons donc pas qu’il faille se montrer indifférent à toutes les réformes ; elles ont des suites et des influences incalculables, selon qu’elles sont bien ou mal dirigées.
William Cowper, poète peu connu en France, écrivain dont la sève et le génie sont tout britanniques, a été le réformateur involontaire et bienfaisant de la littérature nationale. Pauvre solitaire ignoré, né vers le milieu du xviiie siècle, il a donné l’impulsion à tout le mouvement intellectuel auquel ont pris part les Walter Scott et les Byron. La première étincelle de ce magnifique incendie a jailli des pages de Cowper ; il a transformé la sphère intellectuelle de sa patrie ; et il l’a fait sans orgueil, sans fracas, sans outrecuidance, sans même se douter de son pouvoir. Son talent, fort isolé, fort original, et très réel, ne s’élevait pas à la plus grande hauteur ; mais il était profondément naturel ; il était parfaitement vrai. De son temps, la poésie artificielle était parvenue à dominer toute l’Angleterre ; j’entends par poésie artificielle, celle qui se fait avec des mots et peu d’idées, avec un agencement plus ou moins heureux de syllabes, avec une cadence toujours la même, avec des images usées que l’on cherche à rajeunir, avec des saillies mesquines et des descriptions de boudoir. La grande poésie de Shakspeare et de Milton était tombée à ce point d’avilissement et de débilité prétentieuse, lorsque le misantrope Cowper s’avisa d’écrire ; autour de lui régnaient de petits grands hommes, lilliputiens de la gloire : un nommé Merry, qui s’intitulait le Cruscantiste, et faisait des sonnets ; un Darwin, qui chantait les amours des plantes, son microscope à la main ; une miss Seward, qui rédigeait très agréablement des élégies à la lune : pléiade aux rayons glacés, qui s’éloignait étrangement du vieux génie national, du génie qui avait inspiré les vrais poètes.
Chez tous les peuples règnent tour à tour des phases différentes de poésie : elles suivent tantôt avec exactitude et de près, tantôt de loin et avec bizarrerie, les phases sociales. L’époque saxonne et monacale se confond avec les antiquités du moyen-âge, et nous ne la citons que pour mémoire ; l’époque normande a produit Chaucer, dont la gaieté railleuse et l’observation caractérisée rappellent les vieux fabliaux français ; le xvie siècle, avec son Shakspeare pour magnifique couronnement, et Spenser pour ornement plein de grâce, appartient à l’influence italienne. Dans Shakspeare, le génie du Nord domine sans doute ; génie impartial, observateur, appréciateur, génie qui juge et qui compare ; cependant, à la lecture de Lucrèce ; de Vénus et Adonis, du Marchand de Venise, d’Othello, des Gentilshommes de Vérone, surtout de Roméo et Juliette, et des sonnets de ce grand homme, on voit combien le génie italien avait pénétré intimement dans la civilisation nouvelle de l’Angleterre. Spenser, tout italien par la forme, emprunte à l’allégorie symbolique du moyen-âge la fiction de ses récits. Quant aux poètes du second ordre, ils ne font, au xvie siècle, qu’imiter Pétrarque et son école. Ce mode italien se perpétue jusqu’au règne des poètes métaphysiques. Ils sont à l’Angleterre ce que les Gongoristes sont à l’Espagne, les élèves de Benserade et de Dorat à la France, et les sectateurs de Marini à l’Italie ; gens qui abusent d’un penchant national et le poussent au ridicule, à travers tous les raffinemens du style. La prédominance des casuistes, le règne des arguties, l’éternelle escrime des controverses avaient accoutumé les esprits à toutes les subtilités d’une dialectique épineuse ; il fut étrange de voir ces subtilités devenir poésie, ces épines se changer en fleurs, et la théologie des écoles remplacer la muse nationale. Telle fut l’inspiration de Cowley, homme d’un esprit infini, et que de son temps on préférait à Milton. Cowley n’est qu’un casuiste en vers.
Lisez le Paradis perdu ; vous verrez si les conversations de l’Ange avec Adam ne portent pas la même empreinte ; mais le grand homme allait puiser à une autre source bien plus profonde : la foi religieuse l’animait. Quant à la forme, il l’empruntait aux anciens, modifiés par l’Italie ; et c’est le caractère particulier de son talent, d’être calviniste et mélancolique par la pensée, riant, lumineux et fécond par la diction et le style. Il faut le rattacher au groupe de Spenser et de Shakspeare ; ce sont ses frères et ses rivaux. Il produisit peu d’impression sur son siècle ; la métaphysique glaciale de Cowley avait conquis tous les suffrages. Des arguties pindariques ! des syllogismes en épodes ! des enthymèmes en dithyrambes ! Il n’y a pas de folie que l’esprit humain ne soit capable d’adorer.
Mais voici Charles ii. Il revient avec sa troupe licencieuse ; the jovial king, le roi de bonne humeur, traîne après lui une cour toute francisée. L’Angleterre parodie la France : les inspirations de Rochester et des beaux-esprits contemporains leur viennent, non pas de Racine ou de Corneille, mais de d’Assoucy et de Benserade. Plaisante caricature de notre élégance et de notre goût classiques ! Par un malheur inséparable de l’imitation, les Anglais copient nos défauts, et Dryden jette sur la scène, en leur prêtant des tirades ronflantes, des argumentations pathétiques et des générosités sur-humaines, les Clélie, les Cyrus, les Artamène de mademoiselle de Scudéry. Dryden, admirable versificateur, doué d’une pensée mâle, active, pénétrante ; incapable de créer un drame, c’est-à-dire de faire vivre sur la scène des hommes avec leurs passions et leurs caractères ; homme né pour la satire, l’épopée et la discussion ; fit obstinément et fièrement six volumes de mauvaises tragédies et de comédies plus mauvaises encore. Talent perdu, qu’il faut aller déterrer aujourd’hui dans les cryptes littéraires, et dont le détestable emploi nous a privés de quelques œuvres puissantes. La vigueur de versification déployée par Dryden servait les progrès matériels de l’art. Pope se lança dans la même route, avec plus d’habileté, de souplesse et d’esprit. Ce fut Pope qui fit régner avec éclat dans son pays l’influence française.
L’époque de l’influence française sur la littérature de nos voisins, embrasse l’espace occupé par les règnes de Guillaume et Marie, de la reine Anne, et de George ii. Elle est riche surtout en prosateurs élégans, en publicistes et en philosophes ; les noms poétiques de cette époque ne se signalent par aucune forte originalité. Si l’ironie et le doctorat pouvaient servir de muses, on accepterait comme poètes Swift et le docteur Johnson ; des étincelles de sensibilité vive et de mélancolie douce brillent chez Gray, Shenstone et Collins ; mais leur verve est peu abondante : ils ont l’air de craindre leur propre génie, de le comprimer et de lui imposer silence.
Ainsi s’étaient affaiblies et affaissées progressivement et l’inspiration poétique anglaise, et la foi calviniste, et même l’ancien génie de la langue. Des hommes remarquables avaient paru : Johnson n’est pas digne de mépris ; Pope est un admirable poète de salon ; Addison, un observateur plein de sagacité et un prosateur plein d’élégance. Mais sans un renouvellement de sève, sans une réparation de forces, la poésie courait risque de s’éteindre ; et rien ne le prouve mieux que la faiblesse extrême, la nullité presque rachitique et l’insignifiance étiolée des écrivains qui restèrent fidèles à l’école de Pope. Hayley et Darwin comptent parmi ces poètes, qu’il faut placer dans les limbes du Dante, parce qu’ils ont vécu sans vivre ;
Che mai non fur vivi.
L’Angleterre s’était long-temps reposée. N’ayant plus que des luttes partielles à soutenir, elle cherchait à se modeler sur la sociabilité du continent ; les bûchers théologiques avaient cessé de dévorer leurs victimes ; le pilori ne se chargeait plus d’oreilles sanglantes ; la tolérance, annoncée par Locke, s’établissait par degrés ; tout s’affaiblissait en s’amollissant ; les haines s’éteignaient ; le jacobitisme se confondait peu à peu avec le pouvoir, et le whiggisme se rapprochait de la philosophie. Pendant cette ère de repos, il y avait eu perfectionnement et progrès ; la vie sociale avait gagné, les idées s’étaient élargies, les habitudes améliorées ; les partis politiques avaient perdu, non leur aigreur et leur mauvaise foi, mais leur soif de sang ; ils avaient renoncé à leur vieille affiliation avec les bourreaux. Toutes ces causes, jointes à l’admiration mêlée de crainte que la monarchie de Louis xiv avait inspirée, expliquent le développement de la poésie de Pope, et la dictature pédantesque, exercée par Samuel Johnson. L’espèce de perfection atteinte par ces deux écrivains, dans la prose et dans la poésie, n’était point conforme au génie originel et teutonique de la langue. La phraséologie était devenue latine, les idées roulaient dans un lit creusé par l’étude des anciens ; l’inversion saxonne et la liberté vigoureuse, dont Shakspeare et Milton lui-même avaient fait un si bel usage, se trouvaient restreintes. Pour moi, je ne me sens le courage de détruire et d’émonder aucune des branches, aucun des rameaux de la civilisation intellectuelle. J’aime mieux, en les-acceptant tous, en les estimant à leur valeur, apprécier comme nécessaires les changemens de ton et de couleur, les révulsions inévitables, les métamorphoses fécondes qui continuent le mouvement des littératures. Je ne connais de condamnable que le faux, le nul, le vague, le pédantisme, l’affectation ; le madrigal de Benserade, imité des Italiens ; le faux mysticisme emprunté aux Allemands ; le faux enthousiasme de Cowley, tout imprégné des arguties de l’école, le faux classique importé chez les Espagnols. La sphère des arts est vaste comme la nature, et il y a place pour tous dans la maison de mon père.
Ainsi l’on peut citer, même dans cette époque de langueur poétique, plusieurs noms qu’il faut placer hors de ligne, bien que leur époque les entrave et les gêne singulièrement. Goldsmith, qui eût écrit d’admirables poèmes dans une société autrement disposée, se contente de deux ou trois esquisses, pleines d’ame, il est vrai. Thompson, dont toute la vie se consacre à l’étude et à la reproduction des scènes naturelles, prend un langage emphatique, se sert de couleurs outrées, prodigue le verbiage et les mots sonores, et crée un poème, célèbre dans son pays, beaucoup trop vanté en France, poème solennel et guindé, souvent éloquent, mais monochrone, et qui n’est pas animé de ce sincère et naïf amour de la nature, sans lequel il est impossible de la chanter. Thompson ignore que, pour la copier avec bonheur, il faut que l’image, après avoir frappé l’œil du poète, soit descendue au fond de son cœur et s’y soit gravée. Quelque chose de frivole et de superficiel, d’orné et de faux, de prétentieux et d’élégant, s’était glissé dans la poésie anglaise. Il s’agissait de retrouver l’inspiration intérieure, le secret de l’émotion et de la sympathie. Cette rénovation était réservée à un solitaire, à un malade : il se nommait Cowper.
Son père, l’un des chapelains de Georges iii, était recteur d’un petit village du comté d’Hertford, nommé Berkhampstead, lorsque William, son sixième fils, vint au monde. C’était un enfant d’une constitution très débile et très frêle, que l’on ne conserva que par miracle, et qui, après avoir reçu à l’école du village les premiers élémens du latin et du grec, fut jeté tout à coup dans une école publique. Il était aussi timide que faible ; ses camarades exercèrent sur lui cette tyrannie du collége qui va jusqu’à la barbarie. Le pauvre enfant fut le jouet de sa classe, le souffre-douleurs de l’école. Toute son énergie, il la consacrait à se résigner, sans jamais imposer silence aux outrages par la vengeance, le ressentiment ou la fermeté. Il faut bien le dire, l’éducation publique, quels que soient ses avantages, développe les penchans hostiles et féroces de l’humanité. Ces murs de prison, ces longues heures de travail, ce joug de plomb qui pèse sur la jeunesse, cette discipline militaire et monacale qui comprime son élan, cette jalousie excitée par les concours, ce mélange de toutes les nuances de caractères, timides ou hardis, impérieux ou souples ; la terreur universelle inspirée par le despotisme nécessaire pour gouverner cette masse turbulente : voilà bien des causes pour donner à ces jeunes âmes je ne sais quelle férocité prématurée. Un esclave est volontiers tyran. On serait étonné des exemples de cruauté, des actes d’oppression sans remords qui ont lieu dans ces geôles de la jeunesse souffrante, comme Michel Montaigne a raison de les nommer. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Locke ont fait sentir l’extrême danger de l’éducation publique, ainsi dirigée par une discipline de soldat et des souvenirs de couvent ; ils ont montré les forts écrasant les faibles, les grands tyrannisant les petits, et sous la prétendue égalité du collége, les iniquités d’une société mal organisée s’établissant au milieu des fleurs de la rhétorique et de l’étude de Cicéron. Cowper conserva toute sa vie l’empreinte de ses souffrances de collége ; son caractère naturellement ombrageux devint si misérablement timide, que la présence des hommes fut pour lui un supplice. Il étudia ensuite la jurisprudence, ou plutôt il fit semblant de l’étudier. Ses véritables occupations, ses occupations sérieuses se réduisaient à quelques niaiseries enfantines ; il dessinait le paysage, jouait de la flûte, élevait des oiseaux ; et quand on vint troubler sa délicieuse paresse en lui demandant compte de ses études, il se trouva fort malheureux. Non seulement il ne savait rien ; mais, au lieu d’avoir acquis la confiance, l’aplomb, ou, si l’on veut, l’arrogance nécessaire à quiconque se présente en public, sa timidité n’avait fait que s’accroître ; on reconnut qu’il ne serait jamais reçu avocat ; et sa famille, qui avait du crédit, obtint pour lui la charge lucrative de commis des comités secrets de la chambre des pairs. Il fallait se montrer à des hommes assemblés. Il eut peur, et donna sa démission avant d’avoir occupé la place. On espéra qu’en le nommant ensuite commis des journaux de la chambre basse, on vaincrait la difficulté offerte par son caractère. Il s’agissait d’occuper un cabinet isolé et de tenir en ordre les journaux du parlement. Malheureusement une discussion vint à s’élever à propos d’un antécédent ; le commis reçut l’ordre de se présenter et d’apporter les preuves. Le jour était fixé. Cowper, qui avait étudié avec attention les journaux parlementaires, et qui était maître de son sujet, tomba dans une anxiété mortelle qui se termina par une maladie. « Les personnes, dit-il, qui sont organisées comme moi, et sur lesquelles les regards du public agissent comme un poison violent, pourront seules apprécier l’horreur de ma situation ; quant aux autres, elles ne me comprendront pas. Ma raison en fut bouleversée et ma santé détruite ; quand vint le jour de la fatale épreuve, j’étais au lit avec le délire, et tous mes amis convinrent qu’il fallait renoncer définitivement à toute espèce d’emplois publics. »
Cette intelligence malade, ces nerfs ébranlés, cette folie de terreur et de tristesse, conduisirent Cowper à la pensée du suicide. La faiblesse qu’il venait de montrer lui semblait une honte que devait effacer une mort volontaire. On parvint à le sauver plusieurs fois. Après ces tentatives désespérées, sa piété devint sombre, et la superstition joignit sa terreur à celle que les hommes lui inspiraient. Livré à une aberration mentale qui semblait incurable, il alla se réfugier à Huntingdon, dans le comté de Cambridge. M. Unwin, un des amis de sa famille, l’accueillit avec bonté. Sa vie fut plus douce, plus régulière, plus paisible, plus cachée ; il put goûter quelques-uns des plaisirs de la famille, sans en avoir les peines, les amertumes, les inquiétudes et les regrets : il se vit protégé par un rempart d’amitié et de solitude contre ce monde qu’il redoutait. Au lieu des brillans avocats du Temple qui s’étaient moqués de sa douceur et de sa tristesse, il ne vit autour de lui que de bonnes gens sans prétention et sans humeur, des personnes simples et non rustiques qui parvinrent à le réconcilier peu à peu, sinon avec l’humanité, du moins avec la vie. « Quand cette bonne madame Unwin, dit-il dans une de ses lettres, joue de la harpe auprès de moi, je sens mon âme se détendre, mon irritation se calmer, mes chagrins s’amortir, ma vie se renouveler ; ensuite nous nous promenons dans la forêt voisine : souvent il nous arrive de faire ensemble de véritables voyages, et les cloches du soir sonnent quand nous rentrons. — Alors je me sens très bien. — »
Après quelques années passées dans cette solitude, mistriss Unwin, qui, avec ce tact particulier aux femmes, avait compris cet homme rare, lui conseilla de donner la forme poétique à ses méditations. Il hésita long-temps, et finit par obéir à celle qui avait été sa garde-malade et sa bienfaitrice. Une autre dame du voisinage, lady Hesketh, venait l’encourager dans son travail. Ainsi ce personnage peu agréable fut consolé, soutenu, protégé, ranimé par deux femmes. Son calvinisme outré ne les effraya pas. Elles devinèrent son talent, et soulevèrent délicatement cette écorce de timidité, de défiance et de marasme qui le couvrait. Pauvre hypocondriaque ! Il se rassura peu à peu, comme ces animaux timides qui craignent la clarté du soleil, fuient la présence des étrangers, se soustraient aux caresses bruyantes, et que l’on n’apprivoise qu’à force de soins. La moitié de sa vie était absorbée par un délire triste, par une superstition incurable. Il se voyait damné ; la vengeance de Dieu le menaçait ; la miséricorde de Dieu ne le rassurait pas ; pour lui, comme pour le grand Pascal, l’enfer était béant et inexorable. Cette religion de douleur était le seul aliment de son âme. Les hommes lui semblaient autant d’ennemis ; et s’il ne s’armait pas contre eux de la colère insultante de Jean-Jacques, il fuyait leur approche avec un frémissement plus craintif.
Ces sensations pénibles, il les a transformées en poésie. En les livrant au public, il tomba malade de nouveau. Bientôt parurent ses Essais religieux et moraux, son excellente traduction d’Homère, et son admirable poème descriptif intitulé la Tâche (the Task).
Jamais poème ne s’est rapproché plus étroitement des rêveries de Jean-Jacques et des méditations d’Oberman. Pour goûter Cowper, il faut quitter tout souvenir du génie plastique des Grecs ; il est chrétien et septentrional. Cowper ne reproduit pas la nature pour elle-même ; il exprime avant tout les sensations que la nature lui communique ; il la voit à travers sa pensée. Poète descriptif, il échappe à ce défaut commun de la poésie descriptive, la minutie et le peu d’intérêt des détails. Un voile de religieuse mélancolie couvre son paysage et se trouve en parfait accord avec le ciel grisâtre, les collines veloutées, les forêts ombreuses et les chaumières ornées d’Angleterre. Tantôt vous croyez voir un petit cadre de Wouvermans, commenté par un poète-philosophe ; tantôt une plaine de Ruysdaël, avec la pluie qui tombe, la nuée lourde qui s’avance, les lignes fuyantes des horizons vaporeux, le fermier qui suit sa route en rabaissant son feutre gris sur son front, et la petite fumée qui s’échappe d’un toit solitaire. De tout cela, Cowper fait de la philosophie ; chacun de ses pas à travers la campagne déserte éveille un monde de méditations : jamais objet extérieur ne le sollicite et ne l’inspire, à raison de sa beauté propre ou de sa grandeur pittoresque ; mais l’ame du poète réagit sur le monde extérieur ; et par sa puissance de sympathie, elle donne de la noblesse à ce qui est vulgaire, de l’originalité à ce qui est vieux ou commun. Vouloir frapper l’imagination du lecteur par une série de tableaux, parler à l’œil de son esprit, ne l’occuper que de formes variées, de couleurs diverses, c’est le propre des génies secondaires, doués de quelque facilité de style. Trop souvent, dans les périodes de langueur littéraire, cette manière a été admirée ; les Italiens comptent une armée d’écrivains qui joignent, à leur talent descriptif une certaine clarté didactique ; Delille, Saint-Lambert, Esmenard, en France, ont suivi la même route ; Darwin, en Angleterre, a joui long-temps d’une renommée populaire et brillante. Ils donnaient à l’art une base étroite, et faisaient reposer leur pyramide sur la pointe. Croyez-vous que la Muse ait une tâche si commune à remplir ? Elle ! être l’esclave chargée de présenter le miroir à la nature extérieure, et de la refléter sans omettre aucun détail ! Oh ! non ; son inspiration tombe de plus haut ; elle ne transcrit pas, elle ne copie pas ; elle explique, elle approfondit, elle rêve, elle exalte, elle prie, elle pleure, elle console, elle chante.
On s’est laissé tromper par l’exemple de Virgile, ou plutôt par la mauvaise interprétation de ses Bucoliques. L’esprit d’imitation a tout gâté en Europe ; il a jeté de siècle en siècle des idées fausses sur l’antiquité ; idées qui n’ont pas cessé de se répandre, de fructifier et de grandir. On les a retrouvées vivantes dans la révolution française. Bucoliques signifie le livre champêtre. La vie champêtre, c’était le fond de la vie romaine. Si la société féodale intéresse encore la France, qui cependant n’a fait que traverser la féodalité, de quel haut intérêt devait être pour les Romains cette existence agricole, sur laquelle ils avaient élevé l’édifice de leur gloire ! Religion, art militaire, mœurs civiles, cérémonies publiques, noms propres des familles, souvenirs guerriers, premières conquêtes, tout se rapportait au même centre ; les Romains n’étaient que des cultivateurs armés ; ils labouraient leurs champs, étendaient leurs limites, le glaive à la main ; en portant la cuirasse, ils invoquaient Triptolème et la déesse des moissons. Entre Rome conquérante et Rome agricole, se trouvait donc un lien plus intime encore que celui qui subsiste, après six siècles, entre la France féodale et la France renouvelée. Un poète romain qui parlait des champs et du labourage était sûr d’émouvoir la sensibilité nationale. Son inspiration était pieuse et patriotique ; il invoquait les vieilles divinités du pays ; il descendait jusqu’au germe originel de l’institution romaine. La grande division de la société, chez les enfans de Romulus, n’était-ce pas, d’une part, la propriété territoriale de l’agriculteur, et, d’une autre, la non-propriété du journalier ? Les cérémonies n’étaient-elles pas toutes agricoles ? Et les poulets sacrés, et les Lupercales, et toutes les fêtes romaines ne rappelaient-elles pas vivement ces habitudes primitives ? Les héros du vieux monde romain n’étaient-ils pas des héros rustiques ? Avec quel sérieux, avec quelle conviction de la sainteté du devoir qu’il remplit, Virgile dit les travaux des champs et explique quid faciat lœtas segetes ! Ce n’est pas un homme de cabinet qui choisit une amplification de rhétorique, et qui compte sur l’éclat varié des couleurs et sur la rapide succession des tableaux ; c’est un prêtre de Rome antique ; Romulus et la Mère Vesta,
Romule Vestaque mater,
sont toujours devant ses yeux ; il se place sous la protection immédiate des dieux de la patrie, des dieux du sol ; il répète et redouble l’expression qui les indique :
Dii patrii, indigetes !
L’inspiration de Cowper est aussi profondément anglaise, que celle de Virgile est profondément romaine.
À peine cette voix mélancolique eut-elle jailli de la solitude, toutes les ames sensibles à la poésie furent émues. Cowper reprochait à l’Angleterre son luxe, ses travers, ses querelles domestiques, ses injustices, son ambition ; le vieil accent du calvinisme retentissait pour la première fois depuis la mort de Milton. Tout le monde avait sacrifié la pensée à la forme, à l’exemple de Dryden ; Cowper sacrifiait l’élégance de la forme à l’énergie et à l’élan de la pensée. Les poésies didactiques semblèrent pâles ; les élégies et les odes de l’époque furent frappées de glace. L’allure libre, nonchalante, rêveuse, facile, enthousiaste, passionnée de ce misantrope qui n’écrivait pas pour écrire, qui n’avait ni système, ni prosélytes, ni panégyristes, ni journaux inféodés, ni prétention de souveraineté, ni intrigues actives, ni même un ardent besoin de gloire, fut une séduction irrésistible pour la génération nouvelle. Les hommes graves aimaient le sérieux de cette pensée toujours morale et chaste ; les jeunes gens étaient ravis de cet abandon, de cette naïveté de jet, de cet entraînement, de cette sève naturelle. Le poète soulevait toutes les questions, remuait tous les sujets dont la masse publique était occupée ; on voyait que, dans les méditations de sa solitude, les passions du monde extérieur étaient venues retentir. Tantôt il déplorait la concentration des familles dans quelques villes manufacturières, foyers d’industrie, mais aussi de vice et de malheur ; tantôt il provoquait, dans des vers sublimes, l’abolition de la traite des noirs. Embrassant du fond de son asile champêtre l’horizon intellectuel de l’époque, il annonçait, en 1780, la chute inévitable de la Bastille et celle de la monarchie française ; et cet homme, qui ne paraissait occupé que d’étudier le paysage assez uniforme du comté de Cambridge, jetait, à travers toutes ses rêveries naïves, mille lueurs prophétiques et profondes.
Comment donner l’idée d’un talent si complet dans son espèce, si étrange et si ingénu, qui semble marcher à l’aventure, et qui est guidé par une pensée ferme, inébranlable, dominante jusqu’à l’usurpation ; d’un talent capricieux par la forme, familier dans le ton, misantropique par le sentiment, et dont l’inspiration secrète est tendre, attrayante, élevée, puissante même ! La Tâche est un poème comme les Essais de Michel Montaigne sont un traité de philosophie. Aucun plan, aucune distribution des matières ; nulle entrave, nulle règle : une causerie intéressante, une suite de méditations, de rêveries, d’élans lyriques, de souvenirs tendres. de regrets déchirans, de critiques amères, de recommandations religieuses. Le rhythme marche comme la pensée, sans apprêt, sans brusquerie, sans saccade, sans recherche ; avec une variété qui naît de la variété du sentiment. De tels écrivains défient la traduction. Essayez donc de traduire les vers suivans :
There in souls a sympathy with sounds
And as the mind is pitch’d, the car is pleas’d
With melting airs or martial, brisk or grave.
Som chord in unison with what we hear
Is touch’d within us, and the heart replies.
How soft the music of those village bells
Falling at intervals upon the ear
In cadence sweet, now dying all away
Now pealing loud again, and louder still
Clear and sonorous, as the gate comes on !
With easy force it opens all the cells
Where mem’ry slept — Wherever I have heard
A kindred melody, the scene recurs
And, with it, all its pleasures and its pains.
Such comprehensive views the spirit takes
That in a few short moments I retrace
As in a map the voyage of his course
The windings of my way through many years.
Nulle prose ne rendra ce rhythme allié à la pensée et à l’image : ces vers, les seuls qui aient fait renaître la magie des sons ; cette cadence molle, tour à tour retentissante et faible, qui exprime si bien les vibrations des cloches dans les champs ! Une traduction littérale sera toujours une vraie profanation :
« Il y a dans les ames une sympathie avec les sons. Accens tendres ou guerriers, mélodies graves ou hardies plaisent à l’oreille, suivant la prédisposition de l’ame. Une corde vibre au-dedans de nous-mêmes, à l’unisson de la musique que nous entendons ; et l’écho de notre ame y répond. Qu’elle me charme, cette harmonie des cloches du village, frappant l’oreille par intervalles, faible et douce d’abord, puis s’affaiblissant et mourant dans le vague de l’air, puis vibrant avec force, avec plus de force encore, et grondant comme le tonnerre, quand le vent l’emporte vers nous ! La musique, avec sa douce violence, ouvre tous les sanctuaires où la mémoire était endormie. À peine la mélodie que j’ai une fois entendue se fait entendre de nouveau, je revois les anciens lieux, je retrouve le passé avec ses plaisirs et ses douleurs. Mon âme se rejette en arrière ; il ne lui faut qu’un moment pour parcourir, comme le voyageur sur une carte, tout l’espace de ses souffrances et de ses joies, tous les sentiers tortueux de la vie à travers de longues années. »
Ceux qui connaissent la profonde impuissance de la traduction ne chercheront dans les deux fragmens que je vais citer rien autre chose que le froid squelette de la poésie.
« Oh ! un asile, un asile dans quelque vaste désert ! quelque ombrage sans limites, quelque forêt sans terme ! un lieu où ne vienne me trouver aucun bruit de tyrannie et de fraude, où jamais mon oreille ne les entende plus ! Ces cris me font mal : mon ame souffre. Toujours des misères, toujours des supplices et des massacres. Il n’y a plus de sang humain dans le cœur de l’homme, plus de sympathie pour l’homme son semblable. Notre fraternité est rompue ; rompue comme le lien de paille qui tombe et se détruit à l’approche du feu. Que lui a fait cet homme qu’il maltraite ? de quoi est-il coupable ? d’être noir tandis qu’il est blanc. Mais cet homme noir sera sa proie ; il le chasse, il le traque, il le tue. La force brutale est dans la main du maître, et le maître en abuse. Un peu d’eau sépare ces deux pays, c’est une raison pour qu’ils s’abhorrent ; sans cela vous les eussiez vus se confondre comme deux gouttes d’eau dans l’Océan. Triste chose ! l’homme voue son frère au malheur, et devient son bourreau. Non, je ne voudrais pas avoir un esclave pour cultiver mon champ, pour me porter, pour rafraîchir mon sommeil pendant les nuits d’été ; un esclave qui marcherait à mon signe et qui tremblerait à mon réveil ; non, je ne voudrais pas un esclave quand on me donnerait toute l’opulence née de ses muscles achetés et vendus ; non ! Quoique la liberté me soit bien chère, et que ce soit, de tous les trésors de ce monde, celui que j’estime le plus, j’aimerais cent fois mieux être esclave moi-même et porter les chaînes dont il est chargé que de les attacher sur son corps. En Angleterre, nous n’avons pas d’esclave : en revanche, nous avons des esclaves au-delà des mers ! Pourquoi ce contraste ? Dès que l’esclave a passé la mer, il devient libre ; la servitude n’a pas en Angleterre d’atmosphère qui lui soit propre. Dès que la poitrine esclave aspire l’air britannique, dès que le pied esclave touche le sol, ce pied est libre, cette poitrine est libre !»
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« Bonheur domestique ! de tous les biens que l’homme possédait avant sa chute, le seul qui ait survécu à son désastre, qu’il est rare de te goûter dans toute ta pureté ou de te conserver long-temps ! Dans ta coupe de cristal, combien de gouttes amères la négligence, l’oubli de la faiblesse humaine laissent tomber ! Les imprudens qui ne savent pas te conserver intact oublient que la famille est la nourrice de la vertu ; c’est elle qui la soutient, jeune encore et chancelante, elle qui la console dans les jours de peine. Cette félicité est inconnue dans les lieux où la volupté a son trône et son temple, où cette déesse à la robe flottante, à l’œil enivré, s’appuie sur la mode capricieuse. Le bonheur domestique est pur, constant et doux ; il déteste le changement ; il lui faut des affections long-temps éprouvées, des joies calmes et profondes que ne valent pas les ardens transports du plaisir. »
«Pour moi, comme un daim blessé qui fuit la société de ses pareils, il y a long-temps que je me suis retiré, les flancs tout saignans encore des nombreuses flèches qui m’avaient frappé. Haletant, j’ai cherché au loin un lieu paisible, un ombrage protecteur pour y mourir sans être troublé. Là, je rencontrai un autre être que plusieurs blessures avaient frappé aussi. Son flanc saignait, son cœur était blessé ; il comprit ma souffrance, et d’une main amie, il retira une à une la pointe acérée de ses dards : je fus guéri, je vécus. Depuis ce temps, j’habite avec un petit nombre d’amis des lieux écartés et solitaires, des bois reculés, bien loin des anciens compagnons de ma vie, loin du théâtre animé de ce monde que j’ai fui ; mon cercle est borné, je ne désire rien de plus. C’est là que je médite ; là, mes vues ont changé. Je n’aperçois plus le monde sous le même aspect qu’autrefois, et l’avenir m’apparaît sous d’autres couleurs. Je les vois ces hommes qui s’égarent dans un océan d’illusions ; chacun d’eux poursuit sa chimère, et ce bonheur qui les séduit, ne cesse pas de leur échapper. Un rêve succède à un rêve ; et chaque rêve nouveau leur laisse croire qu’ils seront plus heureux qu’auparavant ; fracas d’espérances déçues, qui forme cette grande clameur confuse qu’on appelle le bruit du monde. Prenez la moitié du genre humain, ajoutez-y les deux tiers de l’autre moitié, et demandez-leur si le total de leurs espérances et de leurs craintes n’est pas : — Rêves ! — Rêves ! — Rêves ! La foule tourbillonne dans le rayon de soleil, gaie, insouciante, imprévoyante, comme ces insectes qui voltigent un moment (c’est leur vie), et qui disparaissent à jamais. Les rêves de ceux-ci sont folâtres ; il y a d’autres rêves graves et sérieux. L’un vous parle de ses découvertes importantes, et l’autre de son histoire en prose ; celui-ci fait un roman et se plaît à créer un héros dont personne n’entendit jamais parler ; il dit que ce sont des Annales. Tel homme va chercher dans les catacombes du passé un nom obscur qu’il déterre ; il vous dit les mœurs secrètes du personnage, ses traits, son attitude, son costume. Vous diriez qu’il l’a connu long-temps avant sa naissance : tel autre s’amuse à dévider le vieil écheveau de la politique et de l’histoire. Il vous apprendra ce que tous les ministres d’autrefois ont voulu faire, leurs intentions secrètes, leurs secrets desseins. — Rêves ! — Rêves ! — Rêves ! »
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J’ai fait tort à Cowper en le traduisant ; l’émotion, le rhythme, la couleur, le sentiment, tout se flétrit et s’effeuille dans une prose étrangère. Quoi qu’il en soit, la révolution de la littérature anglaise date de lui. Crabbe, Wordsworth, Coleridge, se rapportent à son école ; toute la poésie anglaise a changé de face depuis la publication de ses œuvres, et la sévérité superstitieuse de sa doctrine n’a pas affaibli la puissance de son talent.
Malgré cette sévérité, c’est un écrivain plein de charme ; on le plaint de trembler si douloureusement sous l’idée de la vengeance divine ; on s’associe à ses peines ; on reçoit de lui de précieuses consolations. L’écrivain qui console est rare ; à peine en citerez-vous cinq ou six dont la parole puisse soutenir l’homme aux jours de la douleur. Et remarquez que ces consolateurs furent pour la plupart des misanthropes et des hypocondriaques. Lorsque votre ciel est sombre et que les nuées s’abaissent ; quand l’horizon se ferme et se rétrécit devant vous, autour de vous, que les voix amies se taisent, et que les voix ennemies deviennent menaçantes ; ouvrez alors les écrivains les plus renommés par leur verve ardente, ou ceux dont les pages scintillent de chapitre en chapitre, ou ceux dont l’invention turbulente se précipite sur un lit de rochers, ou ceux dont la tendresse efféminée creuse la plaie des passions au lieu de la guérir. Vous ne trouverez que sécheresse et aridité chez ces auteurs. Alors Voltaire afflige, Diderot fatigue, Tasse ennuie, Dante irrite. Alors on sent le prix et la valeur intime de ces solitaires, qui ont écouté leur ame et qui parlent à la vôtre ; ils descendent doucement dans les profondeurs de votre souffrance ; le baume qu’ils y répandent n’éveille aucune passion, ne fait vibrer aucune corde douloureuse. Les remèdes qu’ils indiquent sont presque toujours simples, faciles et d’un usage presque vulgaire. Lorsque je vivais dans une société étrangère, que mon pays n’existait plus pour moi ; que ces mœurs nouvelles m’oppressaient en m’environnant, que je déplorais amèrement la bizarrerie de mon sort, et le néant obscur de mon avenir ; dans ces jours de deuil que personne ne daigne comprendre, et qui nous pèseraient bien plus encore, si le monde en devinait le secret ; combien de fois m’est-il arrivé d’emporter avec moi l’écrivain ami, le volume consolateur ; le premier poète anglais auquel je me sois associé intimement, et qui m’ait révélé ce grand secret inconnu, la fraternité des pensées humaines, sous les mille variétés de la forme et du style : William Cowper ! Qu’il soit béni, William Cowper ! Les gens de Londres possédaient encore à cette époque (et je ne sais si leur réforme n’a pas détruit ce lieu charmant), ils possédaient encore, auprès de leur ville gigantesque, une forêt solitaire, peuplée de daims, qu’on laissait vivre et se multiplier en paix, avec un gazon bien haut et bien touffu, et de grands chênes semés sans ordre, d’un âge vénérable, de ces chênes anglais, dont la verdure est foncée et la végétation capricieuse. Entre la ville et ce lieu de retraite, se trouvait le vaste terrain du Hyde-Parck, si bien que l’on entendait au loin, comme le murmure sourd, d’une forge éloignée, le retentissement de la Babel de l’industrie, l’écho affaibli de la vie prosaïque, le bruissement des intérêts et des passions en conflit éternel. C’était là qu’il fallait lire Cowper, ce poète simple ; c’était là qu’il se faisait entendre au cœur. C’est là que s’est établie entre lui et moi une de ces fraternités de pensée qui ne se brisent qu’avec la vie. Parmi les événemens de l’existence, il y en a un qui se répète deux ou trois fois, et que l’on oublie de noter, tout absorbé que l’on est par la brutale puissance des faits : je veux parler du bonheur imprévu causé par certains écrivains. Ils rajeunissent la pensée ; ils en renouvellent la source intérieure. Qui pourrait oublier cela ?