Poésies (Dujardin)/Le voyage d’Italie

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PoésiesMercure de France (p. 95-114).


LE VOYAGE D’ITALIE


I


Nous partîmes par un beau soir de printemps précoce,
Et ce fut vraiment notre voyage de noces.

La semaine passée
Je t’avais retrouvée,

Et tout de suite je t’avais dit :
Dis,
Je m’en vais en Italie,
Veux-tu venir, ô tendre amie ?

Veux-tu, tous deux,
Prendre notre vol d’amoureux ?

Veux-tu que nous laissions
La terre et les soucis où nous vivons ?
Vers les horizons
Nous nous échapperons.


Je m’en vais au pays antique,
Je m’en vais au pays classique

Où les nouveaux amants
S’aiment nouvellement,

Aux pays gais ;
Parmi les gens aux yeux de jais,
Vers les palais
Où Tasse et Pétrarque chantaient.

Veux-tu venir ?
J’allais partir

Tout seul, ainsi
Que celui qui n’a point d’amis…

Ah ! je t’ai retrouvée
La semaine passée.

Veux-tu que nous montions
Dans les bons wagons ?
Loin, loin, loin, nous nous aimerons.





Dans la vaste gare
Pleine de bagarre
Et de mirages et de fanfares,

Nous sommes arrivés
Comme deux jeunes mariés.

Et des gens passaient,
Mais que nous importait ?
Le train nous emportait…

Donc j’ai tes mains, donc j’ai tes yeux,
Donc j’ai ton cœur délicieux.

Donc, tandis que je vois
Défiler les monts et les bois
Et que par la portière l’espace croît,

Je sens que sur mes doigts se pose
L’aile de ta pensée rose,

Et je vois ce sourire fou
Oui me met à les genoux.


Et voici les villes nouvelles,
Voici que se révèlent
A notre attente fidèles
Les rives italiques et Venise la toute belle !

Ô charme ! ô rêve ! ô merveille ! ô douceur !
Que nous avons passé enviablement les heures !





Lorsque nous sommes revenus,
Nous étions devenus

Comme de vieux compagnons ;
A traverser tant d’horizons
Il s’était écoulé des temps très longs,

Oui, presque deux semaines
À tenir tes mains dans les miennes,
N’est-ce pas, ma gracieuse reine,
Presque deux entières semaines.

Et cela tisse entre les âmes
Des indéniables trames.

Nous revînmes, je le constate.
Amis de vieille date.


Ah ! pour l’avenir
Quelle source de bons souvenirs !

Quel trésor de joies sereines
Et de causeries dans les années lointaines
Et, pour nos fronts, de regaîtés certaines,
Ces semaines, ces deux semaines !

Nous étions maintenant
Comme d’anciens amants,
Et je te disais en riant,

Et tu me disais avec ton exquis rire :
Va ! tu peux fuir,
Tout seul ou toute seule, sans moi, tu peux t’enfuir,

Va ! va ! tu peux t’en aller loin.
Tu ne l’oublieras point,

Ce temps si doux, ce temps si long, ces deux semaines.
Je t’en défie, petite reine…

Ô mon parfait ami,
Je t’en défie…

Quand tu seras bien vieille.
Et toi, quand cette chevelure à la neige sera pareille,


Lorsque tremblotera ce joli front,
Quand tu ne sauras plus même mon nom,

Et même si demain nous venaient des amours nouvelles,
Même si tu n’étais plus fidèle,
Même alors si ton cœur brûle pour d’autres belles,

Cela ne s’effacera pas,
Cela ne s’oublie pas,
Va ! tu t’en souviendras…
Tu te rappelleras

Toujours, toujours, cher cœur volage,
Toujours, toujours, le beau voyage.


II


Demeure au ciel,
Douce lune de miel.

La vie coutumière,
Les demains semblables à tous les hiers
Et Paris où tout se perd

N’ont point brisé le fil
Dont notre amour se file ;

Les jours, les mois
Vont tissant de la même soie
Notre joie.

Douce lune de miel,
Tu demeures en notre ciel.

Nos cœurs battent toujours ensemble ;
Moi, il me semble
Qu’ainsi qu’aux premiers soirs je tremble
Quand approche l’heure qui nous rassemble ;


Ses yeux ont les mêmes caresses,
Ses lèvres la même liesse
Si ma bouche les presse ;

Souvent à mon balcon elle s’accoude,
Toujours elle est jolie, jamais elle ne boude.

Demeure au ciel,
Douce lune de miel.





Oh ! mais qu’on ne croie point
Que nos cœurs n’aient pas été plus loin

Que les tendres badinages.
Que les marivaudages.
Que les doux et charmants enfantillages.

C’est l’amour qui nous lie,
L’amour — que nul ne rie !
L’amour — à voix basse je le confie…

Oui, l’amour en personne
A voulu que je m’abandonne.
A voulu qu’elle se donne.

Ah ! que nul
N’ait les rires incrédules
Ni les hochements de tête ridicules !

Nous avons été ceux
Qui passent radieux
Sous la voûte des cieux.

Un jour cela se saura bien,
Ô femme, que je suis ton bien
Et que tu m’appartiens ;

Et, pour nous enivrer aux jours de joies et nous consoler des épreuves,
Moi, j’en garde de sûres preuves.





L’air joli et distingué,
En petit personnage bien élevé,

En petite nature vive,
En petite tête point craintive,
En petite âme toute sensitive,
À ma porte elle arrive.

Sous sa voilette baissée
Je reconnais ses yeux pleins de pensées.


Et dès qu’elle me voit, je vois ce beau sourire
Sur sa face mate reluire
Et me dire,

Et me dire, n’est-ce pas,
Qu’un peu il bat,
Ton cœur, en cet instant-là.

Elle a de pompeux velours,
Elle a de riches atours,
Des satins lourds ;

Comme l’air,
Là-dedans elle est légère.

Ses chapeaux sont discrets.
Une voilette, je l’ai dit, souvent voile ses traits ;

Et ses yeux là-dessous
Sont à vous rendre fou.

Sa démarche est d’une princesse.
D’une princesse de jeunesse
Et de beauté et de tendresse,

Et puis, quand il le faut, elle est hautaine…
Ah ! qu’elle est belle, ah ! qu’elle est bien, ma reine.
Ma reine, ma petite reine !


III


Celle-ci venait le soir,
Celle-là venait à la nuit noire…

Elle, elle vient le matin ;
Le matin, tout est argentin !
Le matin, tout est divin !

Celle-ci avait des robes roses,
Celle-là dans ses cheveux mettait des roses…

Elle, elle vient en bleu ;
Le bleu, c’est la couleur des cieux !

Celle-ci se parfumait d’iris,
Celle-là faisait venir du fond des oasis
Les arômes les plus exquis…

Elle, elle met du lilas ;
Ah ! qu’ils sont pleins d’appas.
Qu’ils sont délicats.
Qu’ils sont doux, les blancs lilas !




Celles d’autrefois
Ont eu de tendres voix
Et d’aimables minois

Et des robes aux fous froufrous
Et de gracieux bijoux :

Leurs chevelures
Autour de leurs figures
Mettaient des clairs-obscurs…

Sache ! c’est toi dont les cheveux
Encadrent le mieux
Les yeux ;

C’est toi dont les toilettes
Sont les plus coquettes
Et les plus discrètes ;

C’est toi dont les éveils
Sont vermeils,
Dont les sommeils

Sont caressants
Et, comme de l’encens,
Enivrants aux sens ;


C’est toi, c’est toi qui de toutes es la plus belle,
Toi, c’est toi, l’unique belle.




Les autres étaient laides.
On les aimait en guise d’intermèdes…

Toi, l’on t’aime
Pour toi-même.

Les autres n’avaient point d’esprit.
On leur causait du beau temps, de la pluie ;

Les autres n’aimaient guère ou aimaient mal,
Mais n’est-ce pas fatal

Que, s’il vit seul, l’homme se porte mal ?
Les autres, les autres avaient
Tant de vilains défauts, si peu d’attraits…

De l’amour elles n’ont entrevu qu’une pale aurore…
Toi, l’on t’adore.


IV


Alors tu veux que je te dise et te redise
Les preuves sûres et sans feintise
Que de notre amour j’ai surprises ?…

Mes preuves, ce sont tes regards
Pénétrants comme des poignards,
Caressants comme des chants de guitares ;

Ce sont ces longs sourires
Où si souvent, dans les nuits claires, je me mire,
Et ces délires

Et ces pensives gravités
Où parfois tu te plais à t’exalter,

Ces gaîtés folles
Et ces hyperboles
Et ces extases et ces farandoles

Où nos cœurs
Boivent le bonheur.


Une fois tu m’as dit, les joues très pâles :
Oh ! que nue suis-je blanche et pure et neuve et virginale,
Oh ! que ne suis-je, ô mon amant, si liliale,
Pour me donner à toi, et que la nuit qui nous ceint soit hyménéale !

Mes preuves sont les odes ruisselantes
Que ton âme me chante.

Et j’en connais encore d’autres,
D’autres preuves, qui nous lient l’un à l’autre.

C’est le jour où tu avais mis
Ta robe fraîche, ta robe aux jolis plis,
Où nous étions partis

En des campagnes, en des printemps,
Au pays des paysans
Et des bergers galants
Et des amants ;

C’est le jour où, dans la tonnelle
De l’auberge un peu solennelle,

J’ai renversé mon verre, mon plein verre,
Sur la robe légère,
Sur la robe de ma bergère ;


Oui, j’ai sali la jupe frèle,
J’ai gâté la toilette belle,

Et point tu ne te fâchais,
Souriante tu pardonnais,
Du fond, du vrai de ton cœur tu souriais…

Ah ! n’est-ce pas aimer, cela ?
Ah ! quelle preuve vaut celle-là ?

Et croyez vous
Que ce soit tout ?

Une autre fois nous nous disions,
Nous nous disions :
Oui, nous ferons,
Oui, nous ferons un beau garçon,

Ou bien une gentille,
Une gentille fille ;

Et tu seras
Papa,

Et tu seras petite mère
Avec des airs
De bonne petite commère ;


Et ce sera le tien,
Et ce sera le tien, le mien, le tien, le mien ;

Et notre enfant
Fera que nous serons toujours heureux, toujours amants ;
Oh ! faisons nous, faisons nous notre doux enfant.


V


Et puis je te connais,
Je sais bien qui tu es.

Jeanne, Colette, Margaret ou Jeanne,
Médée, Hélène ou Ariane,
Avec des yeux de vierge ou bien des yeux de courtisane,

Je sais bien quelle est celle
Que ton nom recèle.

Tu n’es pas de ces êtres
Qu’un servile destin fit naître ;

Ni de ces bonnes ménagères,
De ces petites femmes terre à terre,
Tu n’es pas née, toi, pour être caissière ;

Tu n’es point davantage la créature
Par qui croissent les générations futures.
Jamais pour cela tu ne seras mûre.


Tu es une tout autre princesse…
Doutes-tu que je te connaisse ?

Tu es femme d’amour,
Et telle te salue le troubadour ;

Tu es femme d’amour, ô toi,
Et tu viens au-devant des peuples et des rois,

Merveilleuse
Et les lèvres heureuses,

Afin qu’ils aiment,
Afin que j’aime.
Et pour que ce soleil suprême,
L’amour, illumine les yeux des âmes blêmes.

Va ! je jure
Que je comprends ton aventure.

Ainsi tu fus créée et mise au monde,
Ainsi tu passes au sein des foules profondes ;

Les autres femmes sont ceci ou sont cela ;
Toi, la nature te forma
Pour faire du bonheur et répandre des hosannah.


Toi, ton destin
Est que depuis le soir jusqu’au matin

Tu valses des valses ivres
Et que tes yeux se livrent
Éperdument à la fougue de vivre ;

Ton destin est d’être coquette
Et belle et toujours prête.

Et que partout tu verses tes sourires,
Et puis en de nouvelles danses que tu vires,

Et puis, et puis dans les nuits sombres, et puis dans les nuits claires
Qu’éperdument tu donnes ton cœur et ta chair,

Afin qu’il soit heureux,
Celui vers qui se sont tournés tes yeux,
Celui qui fut ton amoureux !