Poésies (Poncy)/Vol. 1/À mes souscripteurs

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M A R I N E S



À MES SOUSCRIPTEURS


I


Lorsqu’on lance un navire à la mer qui promène
Des voiles et des flots, la foule accourt soudain.
On la voit s’agiter comme une vague humaine,
Quand le géant de bois, volant vers son domaine,
Descend de son chantier, gigantesque gradin.

Et chacun bat des mains quand sa noire carène
S’assied, comme un sultan, dans son lit de flots bleus
Quand sa quille, du fond fait bouillonner l’arène,
Et que la mer, ainsi qu’une orgueilleuse reine,
Le caresse et l’étreint dans ses bras amoureux.


II


Je vous avais construit une frêle nacelle,
Ô mes amis ! Les flots de la publicité,
Comme d’un alcyon, vinrent s’emparer d’elle ;
Et je crus que ces flots, où tout vaisseau chancelle.
L’engloutiraient bientôt dans leur immensité.

Mais vous m’avez lesté pour narguer le naufrage.
Vous avez soutenu mon téméraire essor,
De sorte, ô mes amis ! que mon petit ouvrage,
Sauvé par votre accueil et par votre suffrage,
Semble voler vers vous avec des ailes d’or.

Un habile pinceau que notre ciel inspire
De ses charmants dessins a décoré mes vers,
Comme nos charpentiers suspendent au navire
Que leurs bras vont lancer dans son liquide empire,
Des guirlandes de fleurs et de longs festons verts.

Oh ! merci. Je voudrais que ma reconnaissance
Pût vous être exprimée ainsi que je la sens.
Si ma voix de poète avait cette puissance,
Il est bien des amis que mon amour encense
À qui j’adresserais de sublimes accents.

Merci, car tous ces cœurs où le ciel te burine,
Sceau de feu du génie, ont besoin d’être aimés ;
Car souvent l’air natal remplit mal ma poitrine,
Et par la majesté de la plage marine
Mes avides regards ne sont plus animés.

Souvent, en explorant la falaise noircie,
Large remparts de rocs qui barre l’Océan,
Et nos bords dentelés comme une immense scie,
Je ne sens plus la mer, volcan de poésie,
M’enivrer des accords sauvages d’Ossian.

Je n’interroge plus la vague échevelée.
Ma jeune âme s’envole, en brisant ses liens.
Vers les rochers, pendants du ciel sur la vallée,
Les forêts de sapins, la neige immaculée,
Diadème éternel des monts tyroliens.

Je voudrais voir ces pics où l’ouragan s’entasse,
Attelant à son char, comme de grands coursiers,
Tous les nuages noirs dispersés dans l’espace,
Puis galope au travers des cimes qu’il dépasse
Et brise son essieu de feu sur les glaciers.

Je voudrais voir ce lac où se mire Genève
Pour bercer dans ses flots mon esprit voyageur,
Pour y baiser les pas de Rousseau sur la grève,

Et l’Isola-Bella, dont le beau front s’élève,
Comme un palais de fée au sein du lac Majeur.

J’aimerais à fouiller ces déserts monotones.
Où des hymnes de mort, par les vents récités,
Évoquent chaque nuit ces vieilles Babylones
Dont il ne reste plus que des troncs de colonnes,
Glorieux ossements des antiques cités.

Surtout quand le labeur me fait sentir sa chaîne,
Quand la douleur m’abreuve à son calice amer,
Je voudrais qu’un navire aux bordages de chêne,
M’emportât sur ces flots où nul port ne s’enchaîne,
Où l’on n’aperçoit plus que le ciel et la mer.

Là, je contemplerais l’infini face à face.
Mes regards plongeraient dans le profond ravin
Que l’orage des mers déblaie à leur surface.
Là, j’entendrais les flots, abîme où tout s’efface,
Chanter leur opéra grandiose et divin.

Ô mondes d’harmonie où la mer se balance !
Océaniques rocs par la foudre clivés !
Aubes ! noirs ouragans ! calmes ! nuits de silence !
Saisi d’un saint transport, mon cœur vers vous s’élance
Du fond de mes chantiers où mes jours sont rivés !

III

Ce sont là les beautés que je voudrais décrire ;
Devant elles, la voix grandit comme le cœur.
C’est sous votre dictée, ô flots où vont s’inscrire
Les pas des Magellans ! que je voudrais écrire
Les poèmes qu’à Dieu vous adressez en chœur !

Voilà mes vœux, amis ! Mon délire m’emporte
À travers des climats vierges de pas humains.
Tout ce que j’ai de grand dans mon esprit avorte ;
Et pourtant j’obéis à la voix qui m’exhorte
À ne pas déserter les célestes chemins.

C’est que notre Provence est un champ bien fertile
Peur ceux de ses enfans qui sont nés troubadours ;
C’est qu’elle a des rochers dont la vague mutile
Les vieux flancs, écaillés comme ceux d’un reptile ;
C’est que nous aimons tous son ciel et ses beaux jours.

C’est que souvent mon cœur ardent, enthousiaste,
À l’aspect de ces fleurs qui paillettent nos champs,
De nos flots azurés, de l’horizon si vaste,
De la grève des bords que l’orage dévaste,
Ne peut plus contenir le fleuve de ses chants.

C’est que, lorsque la nuit tamise la rosée
Sur nos sommets natals, sur les toits des maisons,
Quand l’aube les rougit d’une teinte irisée,
Je sens que ma jeune âme est, comme eux, embrasée.
Qu’elle doit joindre aux leurs ses poétiques sons.

C’est que parfois, le soir, à l’heure où le jour tombe,
Quand je vois sur la mer dormir nos grands vaisseaux
Comme des spectres noirs couchés sur une tombe ;
Quand le ciel orageux s’obscurcit et se plombe,
Quand le mistral s’engouffre, en grondant sur nos eaux,

J’entends, au fond des mers, une voix qui me crie :
« Tu naquis pour chanter ; chante, enfant, tu le dois :
« Tu le dois à toi-même, au ciel, à la patrie.
« Le monde est un grand luth : pour qu’il résonne et prie
« Le poète sur lui n’a qu’à poser les doigts ! »

IV



Amis, jusques au bout je suivrai ma carrière,
Et, soit que je gémisse au froid de février,
Soit que le soleil d’août me hâle à sa lumière,
Vous entendrez toujours, ainsi qu’une prière,
Les bénédictions du poète-ouvrier.