Poésies (Poncy)/Vol. 1/Carénage d’un brick marchand
CARÉNAGE D’UN BRICK MARCHAND
Prêt à subir le carénage,
Te voilà, pauvre brick ! penché sur le rivage.
L’océan submerge ton pont :
Ta proue a tant de fois ridé son vaste front,
Qu’il déchaîne sur toi sa rage,
Comme pour venger son affront.
On glisse un radeau sous ta quille,
Une frange de mousse à la carène brille ;
Aux bouts de ces rideaux tremblants
Les coquillages verts pendent comme des glands
Mais soudain la flamme pétille
Et lèche tes immenses flancs.
Sur tes bordages elle roule ;
Et la poix enflammée en pluie ardente coule.
À voir, mouvant et replié,
Ton panache de feu dans l’air multiplié,
Et l’affluence de la foule,
On te croirait incendié.
Déjà la flamme diminue.
Elle ne courbe plus sur ta carcasse nue
Sa crinière de vermillon.
La fumée, en courant, trace son noir sillon
Et sur la robe de la nue
Lance son dernier tourbillon.
On garnit les échafaudages
Du mets dont Robinson régala les sauvages :
Les calfats puisent au chaudron
Un liquide plus noir que l’eau de l’Achéron,
Et dans les joints de tes bordages
Font pleuvoir des flots de goudron.
De tes liens te voilà libre !
D’une poulaine d’or on couronne ta guibre.
D’habiles peintres, sur ton corps,
D’un navire de guerre imitent les sabords,
Et de tes fils le chant qui vibre,
Apprend que tu vas fuir nos bords.
Déjà deux fois à leur oreille
Le porte voix bruyant a dit : « Qu’on appareille !
Ta voile, que gonflent les airs,
Se penche avec orgueil sur le manteau des mers ;
Et la proue écume, pareille
Au tigre affamé des déserts.
J’aperçois les lames rapiles
S’élancer après toi comme des Néréides.
Bonne chance, hardis marins !
Revenez chargés d’or des continents lointains.
Que pour vous les autan ? perfides
Fassent place à des jours sereins !
Toi, brick, rentre dans ta patrie !
Quand ton corps décrépit, atteint par la carie,
Sera disloqué par les eaux,
Tes membres chaufferont l’âtre des matelots
À moins que l’orage en furie
Ne t’engloutisse dans les flots.