Poésies d’Humilis et vers inédits/La Petite Baronne

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Poésies d’Humilis et vers inédits, Texte établi par Ernest Delahaye, Albert Messein (p. 161-166).




LA PETITE BARONNE



Un soir du mois dernier, à l’heure du dîner, je rencontrai, sur le boulevard des Italiens, mon ami Raoul : poignée de main, banalités d’usage !

« — Comment va la baronne ? lui dis-je.

— La petite baronne ? Je n’en jsais rien. Ce n’est plus à moi qu’il faut demander de ses nouvelles.

— Comment donc ?

— Je l’ai vue hier pour la dernière fois. Ouf !

— Bah ! est-ce sérieux ?

— Très sérieux.

— Et le motif ?

— Le motif ? parbleu, il est bien simple, elle commençait à m’ennuyer, à m’agacer, à m’exaspérer.

— Fat !

— Fat, tant que tu voudras ! mais qu’est-ce tu veux ? Si tu savais ce que c’est qu’un amour qu’on ne partage plus ; je ne connais pas de pire supplice. Et quel amour que le sien, bon Dieu ! Encore si cette femme se contentait de vous aimer, mais pas du tout : elle vous adore, elle vous idolâtre ; elle vous a des sentiments d’une élévation !… des fureurs inquiétantes, une jalousie toujours en éveil ; enfin tout le bagage de la passion classique. Voilà : elle a tâché que ce fut très beau, ça été seulement très ennuyeux.

— Ingrat !

— Ingrat, c’est possible, mais en amour la reconnaissance, qui est-ce qui pratique ça ? Voyons, franchement, on aime ou on n’aime pas.

— Mais sais-tu bien qu’en te retirant tu vas faire un heureux : celui qui te remplacera auprès d’elle…

— Mon Dieu, oui : c’est peut-être la seule chose qui me tourmente un peu… Je ne sais pourquoi, par exemple !

— Oh ! tu vas devenir jaloux. C’est bien fait.

— Allons donc ! »

Et il se mit à rire aux éclats, pendant que nous entrions chez Peter’s.

Nous nous mimes gaîment à table, et Raoul continua ses confidences d’un ton moitié gai, moitié sérieux. Mais au dessert, il s’assombrit, et il se mit à boire à petits coups fréquents d’un air mélancolique.

« — Qu’as-tu ?

— Moi, rien… ou bien, si ! Je veux être sincère jusqu’au bout. Je l’ai quittée, n’est-ce pas ? rien de mieux. Mais je crains d’avoir agi brutalement. Pauvre petite baronne !

— Tu as la naïveté d’avoir des torts ?

— Il faut que je répare tout ça. Il est trop tard ce soir, mais demain ! Je retournerai chez elle, et… oui, c’est ça. »

Nous nous séparâmes. Il était minuit. En quittant Raoul, le voyant toujours rêveur, je lui dis ; « Mais dépêche-toi donc d’y aller ce soir, il n’est jamais trop tard.

« — Peuh ! » fit-il.

Je passai un grand mois sans le rencontrer.

Hier, au bois, dans un coupé discret, que vois-je ? Raoul et la petite baronne. Deux tourtereaux !

Le lendemain matin, Raoul était chez moi.

« — Nous sommes raccommodés à perpétuité, s’écria-t-il joyeusement. Tu nous as vus ensemble, n’est-ce pas.

— Oh ! raconte-moi tout ça.

— Eh bien, je m’étais trompé, je l’aimais.

— Ah !

— Oui, sans le savoir.

— Et de qui l’as-tu appris ?

— Voici. Le lendemain de notre dîner, je cours chez elle ; une petite fille de chambre effrontée m’arrête au passage : « Monsieur vient pour Madame, sans doute. Madame est partie. »

— Partie ! qu’est-ce à dire ? »

Et croyant à une mystification, je poussai d’autorité la première porte qui se trouvait devant moi et pénétrai jusqu’à la chambre à coucher, au grand ébahissement de deux domestiques qui, en l’absence de la maîtresse, causaient et riaient très haut, en s’étirant dans les fauteuils…

Je mis un louis dans la main de la fille de chambre.

— « Où Madame est-elle allée ?

— Elle a dit : Gare de Lyon ! Je n’en sais pas plus long. »

Je compris qu’il était inutile d’insister : il n’y avait pas de temps à perdre ; après avoir fait quelques préparatifs en grande hâte, je volai vers Lyon.

Je m’étais pris subitement d’une telle fièvre, d’un tel désir de la revoir, que, malgré les loisirs du wagon, je ne pensais pas à analyser ce qui se passait en moi. Etait-ce regret, était-ce dépit, était-ce autre chose ? Je ne le savais pas, je ne voulais pas le savoir. Je voulais la revoir, voilà tout.

A Lyon, je parcourus toute la ville, j’entrai dans tous les hôtels. Pas de baronne !

Je me rappelai qu’elle avait, à Grenoble, des parents dont elle parlait quelquefois ; je pris le train de Grenoble.

A Grenoble, personne encore. Alors je me mis à faire le tour de la France, allant, courant, tournant sous le fouet de ce désir implacable, que je commençai cependant à m’expliquer. J’allai à Bordeaux, qu’elle aimait beaucoup, à Bagnères, où elle avait passé la dernière saison, à Nice, sa ville favorite après Paris. Je déjeunais ici, je dînais là, je ne couchais pas toujours où j’avais dîné. Pendant un mois les hôtels de mainte et mainte cité eurent le spectacle d’un monsieur qui entrait d’un air sombre, faisait des questions mystérieuses, ne mangeait pas du même appétit que les autres voyageurs, et se promenait à grand bruit, dans sa chambre, au lieu de dormir. Car je l’aimais, je le comprenais enfin, éperdument. Il me semblait toujours la voir s’envoler ironiquement devant moi, en retournant la tête d’un air qui disait : « Imbécile ! mérite-moi maintenant ! »

Je revins à Paris sans l’avoir retrouvée, triste, affreusement résigné à attendre son retour. Alors, par hasard, j’appris qu’elle était depuis quelques jours à Nice, je me hâtai d’y retourner. Quand je me présentai chez elle, je devais être fort pâle, car elle sourit. Je lui dis simplement : « M’aimez-vous encore ? »

Elle me regarda avec la joie contenue des triomphateurs. Puis : « Et vous, commencez-vous à m’aimer un peu ? »

— Ne le voyez-vous pas, méchante ? Pourquoi partir ainsi, pourquoi ?…

— Oh ! parce que !… »

Et elle sourit malicieusement. Je baissai les yeux. « Et cela vous apprendra à vous ennuyer avec moi, reprit-elle ; surtout, ne recommencez pas, je ne ferais plus de grâce. »

Embarrassé, plein de remords et d’espérances, je ne savais plus quelle contenance tenir.

Elle se jeta à mon cou.